Rapport

Lettre au Président de la République – La France et l’Europe : de la gestion des crises à une ambition de plus long terme

Mise en ligne le 21 Avril 2024
Banque de France - Philippe Jolivel

Lettre adressée à

Monsieur le Président de la République,
Monsieur le Président du Sénat et
Madame la Présidente de l’Assemblée nationale

Par François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France

Cette Lettre se situe dans un tempo particulier : celui des 25 ans de l’Union monétaire, et d’élections européennes cette année. De plus, nous sortons aujourd’hui progressivement de la crise inflationniste qui a marqué nos économies et nos concitoyens depuis l’invasion russe de l’Ukraine, et nous retrouvons les défis de fond de la croissance européenne.

C’est d’abord l’occasion d’éclairer ce qui a permis les succès récents contre l’inflation, déjà redescendue à 2,4 % en mars, en France comme en zone euro. Le retournement des chocs d’offre initiaux, sur les prix de l’énergie et des produits alimentaires, a bien sûr puissamment aidé. Mais la politique monétaire a sa bonne part, en ayant limité la propagation à l’inflation sous‑jacente, hors énergie et alimentation : celle-ci est revenue à 2,9 % en zone euro et à 2,2 % en France, soit deux fois moins que son pic d’il y a un an. En ayant maintenu assez ancrées les anticipations d’inflation des ménages et des entreprises, l’action crédible des banques centrales a évité la formation de spirales prix-salaires-marges : ceci explique que cet épisode inflationniste s’annonce beaucoup plus court que celui des années 1970, et sa résolution moins coûteuse en termes d’activité. Les derniers trimestres ont marqué un réel ralentissement mais pas de récession ; les chances de réussir un atterrissage en douceur seront d’autant plus confortées que la BCE devrait rapidement initier son mouvement de baisse des taux. Sous réserve de nouveaux chocs géopolitiques, l’année 2025 devrait voir le retour de l’inflation à 2 % et marquer la reprise de la croissance, en France comme en Europe. En outre, l’Europe a traversé la pandémie puis le fort relèvement des taux sans connaître cette fois de crise financière, ni la crise bancaire qui a menacé les États-Unis et la Suisse en mars 2023 : c’est l’effet positif des régulations et supervisions nettement renforcées depuis dix ans.

Regardé dans le temps plus long, l’euro a vu depuis 25 ans régulièrement se renforcer le soutien des citoyens, de 68 à 79 % aujourd’hui. L’euro a en particulier bien aidé les Français, avec une inflation mieux maîtrisée, une progression du pouvoir d’achat sensiblement plus favorable (+ 26 % en cumulé) que la moyenne européenne (+ 17 %), et une baisse particulièrement marquée du coût des emprunts – pour les ménages et les entreprises comme pour l’État. Mais l’euro ne peut remplacer le traitement des faiblesses structurelles de l’économie française qui préexistaient et expliquent notre retard relatif de croissance : parmi celles-ci, nous avons depuis dix ans bien progressé sur l’emploi, mais pas sur les finances publiques.

Une focale encore plus large compare la zone euro aux États‑Unis : l’écart cumulé de croissance depuis 1999, même rapporté à l’évolution de la démographie (PIB/habitant) est significatif, 25 % contre 38 %. Il a une cause première, « schumpétérienne » : l’innovation. L’économie européenne a quasiment la même masse que les États-Unis, mais est loin d’avoir la même vitesse. Ceci nous impose de réussir trois transformations d’avenir : celle
du travail, pour achever les progrès vers le plein emploi mais aussi préparer le recul de la population active demain ; la transformation numérique et celle de l’intelligence artificielle ; et bien sûr la transition climatique.

S’il y a consensus parmi les Européens sur ces défis communs, et sur notre modèle social et environnemental, un certain sentiment d’impuissance menace souvent quant aux solutions. Il n’est en rien une fatalité. Dans un monde plus fragmenté, plus dur, la souveraineté économique européenne passe par la combinaison de trois leviers partagés : la taille, multipliée par la puissance financière, multipliée par l’efficacité publique.

La taille, c’est d’approfondir le marché unique, pour viser de le rendre aussi attractif que le marché américain. Il reste trop de frottements et frontières internes, en particulier sur le numérique et les services, et trop d’aides d’État nationales. La Grande-Bretagne perd de 3 à 5 points de PIB avec sa sortie du marché unique existant ; l’Europe pourrait à l’inverse gagner plusieurs points de croissance en suivant notamment les recommandations du rapport que vient de remettre Enrico Letta.

La puissance financière, c’est de mobiliser l’excédent d’épargne privée européenne – plus de 300 milliards d’euros par an – pour financer une bonne part des investissements verts et numériques. Et pour cela muscler enfin l’Union des marchés de capitaux en une véritable « Union pour l’épargne et l’investissement », autour notamment d’une titrisation verte et d’un capital-risque européen.

L’efficacité publique enfin, c’est naturellement de maîtriser les déficits et la dette publique. Et c’est pour cela d’arriver à une meilleure efficacité de l’ensemble des dépenses centrales, locales et sociales. Le redressement budgétaire s’impose d’abord pour la France : c’est une illusion trop longtemps entretenue que d’espérer résoudre la dérive de nos dépenses en pariant seulement sur une future accélération de la croissance. Mais toute l’Europe doit aussi recréer des marges pour financer les dépenses supplémentaires nécessaires (climat, défense, vieillissement) et celles d’avenir porteuses de croissance potentielle (innovation et éducation). À cette condition, la création d’une capacité budgétaire commune serait un atout supplémentaire des Européens.

La France et l’Europe doutent aujourd’hui de leur avenir économique. Mais l’autoflagellation et le chacun pour soi ne sont en rien vecteurs de dynamisme économique. L’Europe a de grands atouts, et d’abord nos bras et nos intelligences. Et à l’exemple de l’euro, le potentiel de jouer unie. Pour paraphraser Raymond Aron, nous pouvons croire au succès de l’économie européenne, mais à une condition, c’est que nous le voulions1.

1 Raymond Aron écrivait en 1939 : « Je crois à la victoire finale des démocraties, mais à une condition, c’est qu’elles le veuillent. »

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