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Comment les entreprises financent-elles leur investissement ?

Mise en ligne le 6 Février 2023
Auteurs : Mathias Lé, Frédéric Vinas

Billet n°303. Nous analysons les modalités de financement de l’investissement des entreprises françaises sur la période 1992-2016. Nous montrons que celles-ci varient sensiblement selon la taille des entreprises, la cotation ou non en bourse et la nature des investissements entrepris. Ces résultats suggèrent que l’Union des Marchés de Capitaux pourrait favoriser l’investissement des entreprises en développant le financement par fonds propres.

Image Graphique 1 : Composition du financement de l'investissement selon que l’entreprise est cotée ou non en bourse (en % du financement total)
Graphique 1 : Composition du financement de l'investissement selon que l’entreprise est cotée ou non en bourse (en % du financement total)
Source: Lé et Vinas (à paraître)
Note : la catégorie "Autres dettes financières" comprend les obligations (convertibles et non convertibles), les prêts non bancaires, les dépôts (par exemple, des actionnaires) et les dettes diverses.

Comment les entreprises financent-elles leur investissement ?

La faible croissance de la productivité observée ces dernières années ne pourra être surmontée qu’au moyen d’un investissement soutenu, en particulier dans les actifs immatériels, afin de favoriser l’innovation. Il est donc important de mieux comprendre les modalités de financement de l’investissement en général, et de l’investissement immatériel en particulier. 

Dans un article récent, Lé et Vinas (à paraitre) étudient les modalités de financement de l’investissement des entreprises en exploitant les bilans comptables et financiers de près de 177 000 entreprises entre 1992 et 2016. La méthode employée consiste à analyser les variations systématiques du passif des entreprises lorsque celles-ci investissent. Cette méthode permet d’estimer la manière dont les entreprises financent un euro d’investissement au moyen d’une combinaison de différentes ressources financières.

Il ressort qu’en moyenne, un euro additionnel d’investissement est financé à hauteur de 34% par du crédit bancaire, 21% par d’autres dettes financières (par exemple obligataires), tandis que les fonds propres, le résultat net et la trésorerie disponible contribuent chacun à hauteur d’environ 10%. Les 10% environ restants constituent un résidu comprenant essentiellement les dettes fiscales et sociales. Ainsi, le faible poids du crédit bancaire dans le bilan des entreprises -11% du passif en moyenne- rend peu compte de l’importance du crédit bancaire pour le financement de l’investissement qui ressort de ces estimations.

Le financement de l’investissement varie sensiblement selon la taille et le statut de cotation des entreprises

Les estimations précédentes considèrent l’ensemble des entreprises de manière indifférenciée. Pourtant, les modalités de financement de l’investissement sont susceptibles de varier significativement suivant certaines caractéristiques des entreprises. En particulier, on s’attend à ce que les entreprises cotées sur un marché financier disposent d’un accès privilégié au financement par fonds propres et par émission obligataire. Nous étudions cette hypothèse en examinant la façon dont la contribution de chaque ressource financière varie selon que l’entreprise est cotée ou non sur un marché financier.

Il apparait que les entreprises cotées et non cotées combinent différemment leurs sources de financement en vue d’investir (cf. graphique 1) : tandis que les firmes non cotées financent très largement leurs investissements au moyen du crédit bancaire (43%), celui-ci ne joue qu’un rôle marginal dans le financement de l’investissement des entreprises cotées (9%). En contrepartie, nous mesurons un recours bien plus significatif au financement par fonds propres et par obligations chez les entreprises cotées. Quand les entreprises non cotées financent seulement 8% et 17% de leurs investissements au moyen de fonds propres et d’obligations, les entreprises cotées financent près de 16% de leurs investissements par émission de nouveaux fonds propres et jusqu’à 36% par émission obligataire.

Image Composition du financement de l'investissement selon le quantile de chiffre d’affaires (en % du financement total)
Graphique 2 : Composition du financement de l'investissement selon le quantile de chiffre d’affaires (en % du financement total)
Source: Lé et Vinas (à paraître)
Données : Banque de France, calculs des auteurs.

Néanmoins, dans la mesure où les entreprises cotées en bourse sont bien plus grandes que les entreprises non cotées, nous ne pouvons pas exclure la possibilité que les modalités de financement de l’investissement des entreprises varient d’abord et avant tout en fonction de leur taille. Ainsi, lorsque l’on ventile la population d’entreprises par quantile de chiffre d’affaires (cf. graphique 2), la contribution des fonds propres au financement de l’investissement croît sensiblement avec la taille : de négligeable pour les 25% des entreprises les plus petites, la contribution des fonds propres monte à près de 15% lorsqu’il s’agit des 5% des entreprises les plus grandes. Nous observons la même relation croissante pour les émissions obligataires. En revanche, et de manière assez mécanique, nous constatons que la contribution du crédit bancaire au financement de l’investissement diminue avec la taille de l’entreprise, et notamment pour les 5% les plus grandes.

Enfin, lorsque nous croisons ces deux dimensions afin de mesurer séparément le rôle de la taille et du statut d’entreprise cotée en Bourse, nous observons que la contribution des fonds propres au financement de l’investissement des plus grandes entreprises est largement inchangée selon que l’on considère des entreprises cotées (17%) ou non (13%). En revanche, le financement de l’investissement par émission obligataire est significativement plus important pour les entreprises cotées (37%) que pour les entreprises non cotées (21%) et inversement en ce qui concerne le financement par crédit bancaire (6% pour les cotées contre 32% pour les non cotées).

Les spécificités du financement de l’innovation

Il est généralement admis que le financement par fonds propres est essentiel au financement de l’innovation, notamment en raison des singularités de l’investissement immatériel (difficulté du nantissement, difficulté à redéployer, i.e. ce type d’investissement est difficilement réutilisable par une autre entreprise). Nos résultats soulignent toutefois une situation plus complexe (cf. graphique 3). Nous constatons surtout combien la contribution des autres dettes financières (et en miroir celle du crédit bancaire) varie sensiblement selon que l’on considère l’investissement corporel (19%) ou incorporel (33%).

Image Composition du financement de l'investissement selon la nature de l'investissement
Graphique 3 : Composition du financement de l'investissement selon la nature de l'investissement
Source: Lé et Vinas (à paraître)
Données : Banque de France, calculs des auteurs.

Autrement dit, en France, les spécificités du financement de l’innovation, mesuré à travers le financement de l’investissement incorporel (nonobstant les difficultés à mesurer cet investissement), portent aujourd’hui davantage sur les caractéristiques des instruments financiers (dettes de marché vs dettes bancaires) que sur leur nature (dettes vs fonds propres).

Comment stimuler l’investissement dans les années à venir ?

Un niveau insuffisant d’investissement des entreprises a été mis en évidence dans l’après-crise financière de 2008 (Fay et al. 2017) - notamment en relation avec la faible croissance de la productivité. Certains pays, l’Allemagne, l’Espagne, la France et l’Italie, pour en citer quelques-uns, ont mis près d’une décennie à retrouver leur niveau d’investissement d’avant-crise (Banerjee, Kearns et Lombardi, 2015).

De nombreuses études ont documenté les effets des facteurs financiers sur le niveau d’investissement. D’autres études ont mis en évidence des mécanismes présents avant la crise de 2008 tels que la diminution du degré de concurrence (Gutiérrez et Philippon 2017) et la montée en puissance des actifs incorporels (Alexander et Eberly 2018).

Notre analyse (détaillée dans Lé et Vinas (à paraître)) du financement de l’investissement des entreprises françaises sur la période 1992-2016 montre que la combinaison de ressources financières varie sensiblement en fonction de la taille et de la cotation ou non des entreprises. Par rapport à leurs homologues américaines, les entreprises françaises se caractérisent toutefois par un moindre recours aux fonds propres pour financer leurs dépenses d’investissement et la primauté de l’endettement bancaire (Gatchev, Spindt, et Tarhan 2009). Dans ce cadre, la poursuite de l’initiative pour l’Union des marchés de capitaux (UMC) prise par l’UE dès 2015, qui a pour objectif de mobiliser les capitaux privés et d’encourager les investissements transfrontières en supprimant les obstacles réglementaires, est susceptible de permettre de développer encore davantage le financement par fonds propres et le capital-risque.