Discours

Le retard de croissance de l’Europe : réconcilier Keynes et Schumpeter

Intervenant

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

31 Mars 2021
François Villeroy de Galhau intervention

Conférence de haut niveau – Collège d’Europe, 31 mars 2021

Chers étudiants, chers Professeurs, Mesdames et Messieurs,

C’est un grand plaisir d’être parmi vous aujourd’hui et je tiens à remercier chaleureusement la Professeur Béatrice Dumont pour son aimable discours de bienvenue. Pour des raisons évidentes et regrettables, je n’ai pas pu venir physiquement dans la magnifique ville de Bruges, ce joyau architectural du Moyen-Âge. Bruges est également un endroit d’une importance particulière pour un banquier central, car c’est le lieu de naissance des marchés boursiers en Europe au XIVe siècle.

Je me présente également devant vous en tant qu’Européen convaincu, né et élevé à la frontière franco-allemande, présent à Maastricht il y a trente ans, et le Collège d’Europe reflète cet esprit européen constructif qui m’est particulièrement cher. Aujourd’hui, je veux éviter la « langue de bois ». En cette période troublée, nous devons parler « honnêtement » avant d’agir positivement. À cet égard, je voudrais aborder la question suivante : pourquoi l’Europe accuse-t-elle un retard économique par rapport aux États-Unis ? Pour trouver le bon traitement, nous devons tout d’abord poser le bon diagnostic.

I. Le diagnostic : L’Europe est un poids lourd économique mais elle manque de vitesse

J’évoquerai d’abord nos succès incontestables. Je suis convaincu que le poids économique de l’Europe repose sur un triptyque sans équivalent ailleurs dans le monde : notre marché unique, notre monnaie unique et notre modèle social et environnemental partagé. Nous devons nous appuyer sur ces trois atouts, qui constituent notre identité commune. Premièrement – grâce à nos pères fondateurs et à Jacques Delors – nous partageons en Europe un grand marché unique. Il supprime la plupart des frontières intérieures et les obstacles réglementaires à la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes dans l’Union européenne. Ce n’est pas pour rien que l’accès au marché unique était au cœur des débats qui entouraient le Brexit. Deuxièmement, grâce à Helmut Kohl, à François Mitterrand et à de nombreux autres, nous avons bâti une nouvelle monnaie solide : l’euro est un succès unique, reconnu dans le monde entier et soutenu par une large majorité de citoyens européens (75 %). Troisièmement, notre modèle social commun combine un niveau d’inégalité plus faible et un plus haut niveau de service public – appelons-le soziale Marktwirtschaft en allemand – et rendons hommage à la social‑démocratie ainsi qu’aux démocrates chrétiens. Ce modèle se préoccupe de plus en plus de l’environnement et à cet égard, l’Europe est clairement en avance. En ce XXIe siècle, le monde, à commencer par sa jeunesse sur les différents continents, a besoin de nos valeurs européennes.

Mais avons-nous la puissance pour projeter ces valeurs ? En physique, la puissance correspond à la multiplication du poids par la vitesse : collectivement, nous disposons du poids mais la vitesse nous fait défaut. Je vais donc me concentrer à présent sur notre retard structurel en termes de croissance. Ce retard est particulièrement manifeste avec la Chine mais les États-Unis sont davantage comparables avec l’Europe. Permettez-moi d’expliquer mon approche par une citation d’Alexis de Tocqueville :  « Ce n’est pas (...) seulement pour satisfaire une curiosité, d’ailleurs légitime, que j’ai examiné l’Amérique ; j’ai voulu y trouver des enseignements dont nous puissions profiter ». Tocqueville a écrit ces mots il y a deux siècles et il comparait les institutions démocratiques. Aujourd’hui, nous, Européens, pouvons être fiers de nos traditions démocratiques. Toutefois, au cours des vingt dernières années, l’écart de croissance entre les États-Unis et la zone euro s’est creusé :

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"Comparison of real GDP" et "comparison of real GDP per capita"

En données cumulées, entre 1999 et 2019, l’écart du PIB en volume s’élève à 20 points de pourcentage. Si l’on considère le PIB par habitant, l’écart cumulé est de 7 points de pourcentage au cours de la même période. Avant la crise de la Covid, l’écart était également prononcé s’agissant de l’emploi :

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"Comparison of changes in Employment"

De plus, la part de la zone euro dans le PIB mondial a diminué au cours des vingt dernières années, en raison des évolutions démographiques et du rattrapage des économies émergentes, même s’il s’agit là d’un problème commun à toutes les économies avancées.

L’écart de croissance entre les États-Unis et la zone euro s’est essentiellement creusé durant les crises, en 2008 et en 2011, et plus récemment avec la crise de la Covid. Il existe un douloureux paradoxe : la crise financière de 2008 a commencé aux États-Unis et la crise de 2020 en Chine et pourtant, à chaque fois, c’est l’Europe qui a le plus souffert. En 2020, le PIB des États-Unis a diminué de 3,5 %, tandis que celui de la zone euro a chuté de 6,6 %, soit presque deux fois plus. Face à un choc sanitaire similaire, le nombre de cas et de décès, par rapport à la population totale, est plus élevé aux États-Unis que dans la zone euro, et même qu’en France, en Espagne ou en Italie. Toutefois, les trajectoires de reprise divergent clairement :

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"Estimated number of deaths per million" et "GDP growth projection"

Si l’on exclut les restrictions sanitaires, deux principaux facteurs directs pourraient expliquer ce phénomène : la dépendance plus forte de la zone euro vis-à-vis du tourisme ; l’avance numérique des États-Unis. Par ailleurs, c’est au Royaume‑Uni que l’impact négatif a été le plus fort, le pays ayant enregistré une forte baisse du PIB (près de 10 %) l’année dernière. L’OCDE prévoit une reprise modeste cette année (+ 5,1%), par rapport à la chute.

II. Trois explications potentielles et trois remèdes

Après le diagnostic, je vais maintenant en venir aux explications potentielles et aux remèdes. Pour cela, j’évoquerai deux de nos plus célèbres économistes du XXe siècle : Keynes et Schumpeter, qui sont considérés comme opposés en termes de prescription sur la politique à suivre. John Maynard Keynes a souligné l’importance à la fois des politiques macroéconomiques actives et de l’État providence pour les citoyens. Joseph Aloïs Schumpeter s’est concentré sur les causes du dynamisme et de l’innovation dans les économies de marché. Comme vous le savez, il est né en Europe mais décédé en Amérique – et ce n’est probablement pas une coïncidence. En conséquence, je souhaiterais évoquer trois « coupables » potentiels pour expliquer le retard de l’Europe : les deux premiers – notre modèle social et nos politiques macroéconomiques – correspondraient à des échecs keynésiens et le troisième – notre manque d’innovation – se situe du côté de Schumpeter. Pour résumer, je ne crois pas aux deux premières explications, mais je crois à la troisième. Par conséquent, l’Europe doit au final réunir ses deux fils, réconcilier Keynes et Schumpeter.

A. Notre modèle social ?

Une explication fréquente du retard de l’Europe met en cause notre modèle social commun. À mon avis, ce n’est pas convaincant. Au contraire. Regardez les économies nordiques. Elles ont un ratio élevé de dépenses sociales en pourcentage du PIB (28 % au Danemark, 25 % en Suède, 29 % en Finlande, bien au-dessus de la moyenne de l’OCDE qui se situe à 20 %), et pourtant leurs performances économiques sont meilleures : par exemple, le taux de chômage était de 5,1 % au Danemark, de 6,8 % en Suède et de 6,7 % en Finlande en 2019 (avant le début de la crise de la Covid), soit un niveau nettement inférieur à la moyenne de la zone euro (7,6 %). La Suède et les Pays-Bas ont donné naissance avec succès à des « décacornes », comme Spotify et Adyen, etc.

Au sein de la zone euro, il existe d’autres exemples moins connus que les pays nordiques ou l’Allemagne : en Autriche, depuis 2015, la croissance de la productivité est plus rapide que la moyenne de la zone euro, et le taux de chômage d’équilibre s’établit à 5,1 %, même si le ratio de la protection sociale rapportée au PIB est plus élevé que la moyenne de la zone euro. Et, en dehors de la zone euro mais au cœur de l’Europe, il ne faut pas oublier la Suisse.

Cela ne signifie pas que nous devons nous reposer sur nos lauriers. Des réformes du secteur public sont nécessaires dans certains pays, notamment pour maîtriser les coûts budgétaires de ce modèle. Je m’attacherai au cas français, et si vous me le permettez, comme je suis au Collège d’Europe, je vais m’exprimer en français. Nous avons bien sûr besoin de réformes structurelles mais nous avons surtout un rapport à l’austérité étrange : nous sommes le pays qui en parle le plus mais un de ceux qui la pratiquent le moins. Cette peur infondée nous détourne de notre vrai problème : la faiblesse de notre croissance – j’y reviendrai – et le niveau excessif de nos coûts publics alors que nous avons le même modèle social que nos voisins. Je crois profondément à ce modèle social. Mais notre défi, c’est l’écart de dépenses publiques de 10 points de PIB avec le reste de la zone euro.

Sur notre stratégie de finances publiques, la photographie de départ est une dette publique atteignant 115,7 % du PIB fin 2020, deux fois plus qu’il y a vingt ans :

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"France-rising public debt and public expenditures"

À politique inchangée, avec une croissance potentielle de 1,1% et un taux de croissance des dépenses publiques en volume de 1,1 % qui est la tendance des 10 dernières années, nous ne ferons que maintenir ce haut niveau de dette publique sur les 10 prochaines années ; ce serait une stratégie dangereuse pour la France face au risque d’un choc de taux d’intérêt ou à celui d’une nouvelle crise conjoncturelle exogène. Mais nous pouvons écrire un film plus heureux pour échapper à ce scénario tendanciel. Il combine trois ingrédients : le temps – ne commencer à se désendetter qu’une fois sortis économiquement de la crise Covid, après 2022, et se donner une stratégie sur dix ans – ; la croissance – qui apportera des recettes mais pas de miracles – ; et enfin une meilleure maîtrise et efficacité de nos dépenses publiques.

Une croissance nulle – une stabilisation, donc – des dépenses totales en volume à fiscalité constante ferait baisser la dette à environ 100 % du PIB en 2032. Une croissance des dépenses en volume ramenée à 0,5 % par an diminuerait la dette à environ 110 % du PIB. Beaucoup de réflexions actuelles en France – dont celles récentes de la commission Arthuis – avancent le principe d’une telle norme de dépenses, à juste titre. Mais il faudra en fixer le niveau, ce qui relève du débat démocratique : les exemples chiffrés que je viens de citer peuvent l’éclairer. C’est un objectif exigeant mais accessible : nombre de nos voisins européens y sont parvenus.

B. Nos politiques macroéconomiques ?

Le manque de coordination des politiques macroéconomiques est depuis longtemps le « suspect tout désigné » pour [expliquer] la faiblesse de notre union économique. Cela était vrai pendant la crise de l’euro : la relance monétaire, qu’elle ait été assez puissante ou pas, n’a pas été suffisamment soutenue par la politique budgétaire, qui a été resserrée trop tôt. Cette leçon n’a pas été oubliée dans cette crise. Avec mes collègues du Conseil des gouverneurs, je n’oublierai personnellement jamais cette nuit de mars 2020, où, confinés dans nos foyers, nous avons pris, en moins de trois heures, des mesures parmi les plus fortes de l’histoire de l’euro, créant notre désormais presque célèbre PEPP [programme d’achat d’urgence en cas de pandémie].

Sur le front budgétaire, avec son plan de relance Next Generation de 750 milliards d’euros, financé par un instrument d’endettement commun, l’Union européenne a fait preuve d’un niveau de solidarité sans précédent envers les pays les plus touchés par la crise de la Covid. La politique monétaire n’est plus la seule partie à jouer et l’Europe a réagi de manière appropriée au cours de l’année écoulée. Le bilan de la BCE représente à présent le double de celui de la Fed en pourcentage du PIB :

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Bilan de la BCE et de la Fed en pourcentage du PIB

En outre, grâce à notre modèle social et à ses stabilisateurs automatiques plus élevés, la relance budgétaire globale de 2020 dans la zone euro a été presque aussi forte qu’aux États-Unis.

Oui, le plan de sauvetage américain du président Biden est nettement plus important pour la période 2021-2022. Mais selon de nombreux économistes américains, cela pourrait entraîner un risque de surchauffe de l’économie, « rendant la politique monétaire plus difficile à utiliser à l’avenir », comme l’a déclaré Olivier Blanchard – qui n’est pas vraiment connu pour être un partisan de l’austérité. La nouvelle loi sur les infrastructures, qui sera annoncée aujourd’hui, pourrait avoir des effets durables plus positifs à deux égards : elle renforce l’offre, peut-être aussi en matière d’éducation ; elle pourrait inverser la course à toujours plus de réductions d’impôts dans les économies avancées. En gardant cela à l’esprit, pour nous, Européens, notre principal problème à présent n’est pas l’ampleur de notre réponse budgétaire, mais la vitesse de son exécution. Une fois de plus, la vitesse est notre handicap collectif. Les gouvernements doivent à présent mettre en œuvre le plan de relance qu’ils ont adopté et ils doivent le faire vite. En d’autres termes, nous devons, en Europe, passer des mots aux actes.

Sur le plan structurel, trois crises majeures au cours des dix dernières années (2008-2009, 2011, 2020) ont montré la nécessité d’achever l’Union économique en complément de la réussite de l’Union monétaire, en commençant par une capacité budgétaire permanente. Une grande avancée a bien été réalisée grâce au fonds « Next Generation EU ». Mais le vrai moment Hamiltonien viendra lorsque l’existence d’une capacité budgétaire commune permanente permettra de prendre de véritables mesures contracycliques pour contrer les chocs asymétriques majeurs.

Inversement, et non pas de manière contradictoire, une discipline budgétaire suffisante est essentielle pour faire face aux retournements de conjoncture. L’Allemagne, par exemple, a réparé « le toit alors que le soleil brillait », et a fait un usage approprié de sa marge de manœuvre financière pendant la crise. Le Pacte de stabilité et de croissance donnera lieu à un débat, qui devrait aboutir l’année prochaine, après les élections allemandes et françaises. Nous devons éviter une confrontation stérile entre les « illusionnistes » – qui plaident pour une annulation de la dette qui est totalement hors de question – et les « traditionalistes » – qui veulent maintenir les mêmes vieilles règles comme si rien n’avait changé, y compris s’agissant du niveau des taux d’intérêt. Nous avons certes toujours besoin de règles, mais de règles révisées et simplifiées. En effet, l’environnement de taux bas actuel (avec r < g) ne signifie pas que les questions de soutenabilité de la dette publique ne sont plus pertinentes : cela signifie seulement que les gouvernements disposent de davantage de temps pour assurer la soutenabilité de la dette. Ces nouvelles règles doivent reposer sur une trajectoire de la dette à moyen terme et sur un objectif opérationnel unique, à savoir un plafonnement du taux de croissance des dépenses publiques comme proposé par le Comité budgétaire européen (CBE), présidé par l’économiste danois Niels Thygesen. Premièrement, nous pouvons conserver la cible de 60 % qui figure dans le Traité pour la dette à long terme. Mais la règle de l’ajustement linéaire annuel de 1/20 vers cet objectif est trop exigeante et devrait être adaptée pour chaque pays. Deuxièmement, pour l’objectif opérationnel, s’appuyer uniquement sur la charge d’intérêts actuelle, comme l’ont suggéré certains, serait une attitude à la fois court-termiste et trop partielle. Toutefois, les paiements d’intérêts pourraient être inclus dans l’objectif de dépenses nettes, à la différence de la proposition du CBE qui les exclut. Cette inclusion donnerait une plus grande marge de manœuvre budgétaire aux gouvernements tant que les taux d’intérêt demeurent bas. Toutefois, si des tensions apparaissent sur les taux d’intérêt, comme lors d’une reprise économique, il faudra redoubler d’efforts sur les dépenses primaires. En résumé, la soutenabilité à long terme de la dette publique doit être assurée par des règles budgétaires crédibles mais flexibles.

Des règles budgétaires saines sont également essentielles pour améliorer la qualité des dépenses publiques et stimuler la croissance : les dépenses pour l’avenir, pour votre génération – en matière d’éducation, de recherche, de transition écologique, d’investissement – doivent prendre le pas sur les dépenses de fonctionnement au jour le jour des services publics, ou sur certains transferts sociaux. Mais malheureusement, ce débat essentiel sur la qualité des dépenses constitue l’angle mort de nos démocraties européennes.

C. Nos lacunes en matière d’innovation ?

Si l’explication principale n’est ni sociale ni macroéconomique, et n’est donc pas keynésienne, elle est plutôt du côté microéconomique et schumpétérien. Ces deux dernières décennies, la croissance a dû faire face à de nombreux « vents contraires », pour citer un article fondateur du célèbre économiste américain Robert Gordon. En Europe, notre déficit d’innovation et d’agilité en période de crise est probablement le « vent contraire » le plus rude : en 2019, parmi les 100 entreprises les plus innovantes au monde, 38 étaient basées aux États‑Unis, 21 en Chine et 15 en Europe. Et parmi les grandes entreprises du numérique – les GAFAM et autres Bigtechs – d’un pouvoir équivalent à celui d’États souverains, aucune n’est européenne. L’Europe est clairement en perte de vitesse au moment où cette crise déclenche une nouvelle accélération des technologies numériques. 

À court terme, un soutien public trop durable aux entreprises pourrait avoir des effets pervers sur l’innovation, car il empêcherait le processus de destruction créatrice. Cette absence de renouvellement du tissu productif (cleansing effect) impose une approche suffisamment sélective pour faciliter la reprise : le soutien des pouvoirs publics en faveur du « reconstruire en mieux », ne doit pas chercher à préserver le monde d’hier.

Plus durablement, que faire pour remettre l’Europe sur le chemin de l’innovation ? Je ne prétends pas ici me substituer à des recherches nombreuses, et plus qualifiées que moi. Mais j’ai la conviction que l’innovation est parfaitement compatible avec le modèle européen comme avec notre choix de l’euro. La stagnation économique n’est pas une fatalité qui pèse sur nos têtes : nous pouvons – à condition que nous ayons la patience, la ténacité des mobilisations longues – gagner, beaucoup en libérant deux énergies européennes. D’abord, celle de ses talents et de son capital humain : 448 millions d’hommes et de femmes, qualifiés comme peu au monde. Ensuite, l’énergie de son marché unique, que nous devons maintenant pousser jusqu’au plein potentiel.

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"Our innovation gap"

Laisser s’exprimer notre capital humain

Comme vous le savez tous, il existe une forte corrélation entre croissance et éducation. En Europe, nous disposons de certains des meilleurs systèmes d’éducation et de formation professionnelle – et vous en êtes la meilleure preuve ! Mais il existe de grandes disparités de capital humain dans l’UE qui s’expriment en matière de répartition des compétences. Dans les pays du sud de l’UE, y compris le mien, il y a davantage de personnes peu qualifiées – l’Espagne et l’Italie en comptent deux fois plus que la Suède, en proportion de la population adulte – et moins de personnes hautement qualifiées – la France en compte moitié moins que les Pays-Bas ou la Finlande. Les inégalités en matière d’éducation ayant été largement exacerbées pendant la crise de la Covid, les investissements dans l’éducation doivent avoir pour objectifs prioritaires d’élever le capital humain et de réduire les inégalités.

La formation professionnelle est un autre facteur de croissance car les emplois de demain seront encore plus fluctuants qu’aujourd’hui. Prenons l’exemple des spécialistes du numérique : « en 2019, il y avait 7,8 millions de spécialistes des TIC en Europe, ce qui est bien au-dessous » des besoins de 20 millions d’experts, y compris « pour des domaines clés tels que la cybersécurité ou l’analyse des données ». L’avantage concurrentiel de l’Europe dépend de sa capacité à assurer la mobilité par la formation – ce que les économistes appellent « mobication » .

Un mot sur l’importance de la « qualité du management » qui est susceptible d’affecter la mise en œuvre de l’innovation au sein des entreprises. Des pratiques managériales européennes de moindre qualité semblent expliquer de 30 % à 50 % de l’écart de productivité globale des facteurs entre les pays européens et les États-Unis. Outre l’amélioration de l’éducation, une concurrence plus forte et l’ouverture des marchés du travail pourraient aider l’Europe à combler ce déficit en expertise managériale.

Mettre à profit tout le potentiel de notre marché unique

Pour rivaliser avec les économies américaine ou chinoise et leurs entreprises, l’échelle est bien sûr essentielle. Nous ne sommes pas si mauvais dans la création de start-ups, mais le nombre de scale-ups grandissant ensuite en Europe doit être considérablement accru. Et cela nécessite deux axes stratégiques ciblés sur la taille et les capitaux.

La taille : Comme je l’ai dit, l’Europe a l’avantage d’avoir un marché unique, le plus vaste du monde. Mais nous devons être plus audacieux et jouer pleinement de notre taille. Nous devons relancer le marché unique, avant tout parce que nous pouvons optimiser sa puissance en combinant bien mieux ses différentes composantes : la libre circulation des marchandises, naturellement ; mais aussi le pouvoir réglementaire. Nous devons utiliser le pouvoir de la normalisation, notamment pour orienter l’innovation, comme l’illustrent le RGPD et les données pour lesquelles l’Europe est à l’avant-garde. Nous devons avoir le courage de développer une politique industrielle avec des partenariats public-privé, comme dans le cas de l’intelligence artificielle et des batteries. Pour y parvenir, la politique européenne en matière de concurrence devrait être orientée de façon plus stratégique. Ainsi, l’Europe devrait a) reconsidérer le marché pertinent en matière de fusions, b) ne pas faciliter la pénétration du marché par les entreprises étrangères. Dans le secteur numérique, les effets de réseau devraient être évalués pour tenir compte des positions monopolistiques. En particulier, la prise de contrôle de start-ups innovantes devrait donner lieu à une refonte des concepts utilisés par la Commission.

Les capitaux : Pour combler le fossé de l’innovation et aider nos start-ups à se développer, nous devons mieux mobiliser nos ressources financières grâce à une véritable « Union de financement pour l’investissement et l’innovation ». L’Europe est confrontée à un paradoxe inacceptable: nous avons le plus grand réservoir d’épargne domestique du monde – avec un taux d’épargne des ménages qui a atteint un sommet sans précédent en 2020 – mais depuis la crise financière de 2008, l’investissement a diminué, surtout en Europe du Sud et en Europe orientale :

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"The world's largest pool of private savings" et "But investment is declining especially in South and Eastern Europe"

Et le financement par actions des entreprises non financières est sous-développé par rapport aux États-Unis : il ne représente que 76 % du PIB de la zone euro, contre 176 % aux États-Unis :

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"Equity and debt"

Dans le contexte actuel de la crise de la Covid, la consolidation de l’Union des marchés de capitaux est encore plus essentielle pour compléter les mesures publiques et soutenir l’économie. Il y a encore trop de fragmentation. Des solutions concrètes sont en préparation, telles que de nouvelles mesures réglementaires pour aider les entreprises à lever rapidement des fonds sur les marchés dans le contexte de la Covid-19. Des efforts supplémentaires devraient également être accomplis dans les domaines du capital-risque paneuropéen, de la surveillance des marchés ou de la transparence des données des entreprises.

En conclusion, je voudrais mentionner une cause plus « culturelle » de notre retard européen : appelons cela un déficit de confiance. Selon une enquête internationale de 2018, la confiance dans un avenir meilleur était en moyenne de 30 % en Europe, contre 45 % aux États-Unis et... 66 % en Inde. Mais savoir d’où nous venons – après tant de guerres et de traumatismes profondément enracinés – ne doit pas nous empêcher d’affirmer le succès de notre Union européenne, et ce en quoi nous croyons vraiment. Pensez à ce que les Européens ont su accomplir depuis plus de cinq siècles : de 1492 au XIXe siècle, d’Amsterdam et Madrid à Londres et Paris, nous, Européens, étions les inventeurs du monde. Oui, l’Europe aussi est « vouée à donner la marche à suivre », non par peur mais par espoir, non par la violence mais par l’exemplarité. Dans la crise actuelle de la mondialisation, l’Europe ne doit pas courber l’échine ; elle doit affirmer et proposer un modèle – son propre modèle social, environnemental et multilatéral... à même de répondre aux attentes fortes de votre génération dans le monde entier : respect pour notre planète, désir de justice sociale et éthique. En tant que jeunes dirigeants européens, ce sera la chance et le devoir de votre génération. Dans cette quête, permettez‑moi de citer un autre illustre Européen, l’empereur Charles Quint, né à Gand, à 40 km de Bruges. Sa devise peut nous inspirer : « Plus oultre » (encore plus loin)... regardez au-delà, prenez des risques et recherchez l’excellence. Bonne chance et merci pour votre attention.