Discours

D’une Union des marchés de capitaux à une véritable Union pour le financement de la transition

Les intervenants

François Villeroy de Galhau intervention

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

23 Février 2024
François Villeroy de Galhau intervention

Eurofi – Gand, 23 février 2024

Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France

Mesdames, Messieurs,

C’est un grand plaisir d’être ici aujourd’hui, et je remercie chaleureusement David Wright, Didier Cahen et toute l’équipe d’Eurofi pour l’organisation de cet événement dans ce joyau architectural de la ville de Gand. Mon discours portera aujourd’hui sur l’Union des marchés de capitaux (UMC). Ce thème peut vous sembler déjà connu, impliquant toujours les mêmes messages. Mais cette fois, c’est différent. 

L’Union des marchés de capitaux a longtemps été perçue comme Le Vilain Petit Canard i, suscitant peu d’intérêt auprès du grand public et manquant d’appropriation politique. Les raisons en sont bien connues : l’UMC implique une multitude de mesures techniques portant sur un grand nombre de secteurs –financier, droit des entreprises, fiscalité du capital. La Commission a néanmoins travaillé sans relâche à la réalisation des plans d’action de 2015 et 2020 et accompli des progrès considérables, bien que sous-estimés : pas moins de 33 mesures sur 36 ont été mises en œuvre ou sont en cours de réalisation. Toutefois, l’Europe reste très en deçà de son potentiel en termes de puissance financière par rapport à sa puissance économique et démographique (slide 2).
 

Image L’EUROPE RESTE BIEN EN-DESSOUS DE SON POTENTIEL EN TERMES DE PUISSANCE FINANCIÈRE Catégorie Discours
Slide 2

En ligne avec ce dynamisme insuffisant, la part de l’UE dans le volume mondial des transactions financières a presque diminué de moitié entre 2006 et 2022 ii. Mais une fenêtre d’opportunité s’est récemment ouverte avec l’invitation de Christine Lagarde à une « révolution kantienne » iii. En France, le ministre de l’Économie Bruno Le Maire a lancé une mission présidée par mon prédécesseur Christian Noyer iv chargée de formuler « des recommandations concrètes ». Je ne veux pas préjuger de leurs conclusions, et les points de vue que je partage ce matin sont les miens. Mais je suis totalement d’accord avec une conviction : nous devons aller au-delà de la « fatigue de l’UMC » – qui est réelle –, et revoir à la hausse notre « ambition pour l’UMC ». Pour passer à la vitesse supérieure, j’appelle aujourd’hui à relever notre finalité (I) et à élargir nos instruments (II). 

I. Pourquoi : nous unir autour d’une finalité supérieure

Après la Grande crise financière, l’UMC a été promue principalement pour son effet « stabilisateur », qui s’est avéré insuffisamment mobilisateur. L’idée qui sous-tendait le plan d’action de 2015 était de réorienter les financements de la dette des entreprises des banques vers les marchés, selon un modèle plus proche de celui des États-Unis : cette opposition était tout simplement trompeuse, alors que nous devrions rechercher la complémentarité. L’UMC visait également à amortir les chocs asymétriques dans l’optique de se rapprocher d’une zone monétaire optimale v, un objectif qui reste valable, mais peu attractif d’un point de vue politique. Par conséquent, nous nous sommes trop concentrés sur le « M » de l’UMC, c’est-à-dire sur le développement du financement de marché, et trop peu sur le « C » (le financement par fonds propres) et le « U » (les flux transfrontières). 

La priorité est désormais de nous tourner vers une finalité supérieure et plus unificatrice. Le précédent du marché unique est ici instructif : le génie de Jacques Delors a été de rassembler un recueil de 300 textes techniques sous la bannière des quatre libertés de circulation. Je pense que la bannière de l’UMC est aujourd’hui très claire : l’UMC doit nous permettre de débloquer les financements pour la double transformation de l’Europe, écologique et numérique. Dans l’UE, ces transitions nécessiteront respectivement 620 milliards et 125 milliards d’euros d’investissements supplémentaires par an jusqu’en 2030 iv. En termes plus économiques, nous devons passer d’un simple objectif de stabilisation à un objectif d’allocation, et ainsi donner une nouvelle « image de marque » à l’UMC. J’appelle haut et fort à une « Union pour le financement de la transition ». Et nous devons par conséquent mobiliser l’excédent européen d’épargne vis-à-vis de l’investissement vii, qui devrait représenter environ 370 milliards d’euros en 2023 (slide 3).
 

Image L’ÉPARGNE EXCÉDENTAIRE EUROPÉENNE A ATTEINT 400 MILLIARDS D’EUROS FIN 2023 Catégorie Discours
Slide 3

Permettez-moi de revenir plus précisément sur ce que recouvre cette Union pour le financement de la transition. La dynamique actuelle – et tout à fait bienvenue – de l’UMC ne doit pas laisser de côté – ou pire, être un prétexte pour renoncer à – deux autres projets fondamentaux. Premièrement, l’union bancaire est un complément naturel de l’UMC. Ensemble, les banques et les marchés de capitaux paneuropéens constitueraient un puissant vecteur permettant aux flux financiers de circuler librement dans toute l’Europe. Nous avons construit avec succès une « union de supervision », depuis maintenant 10 ans, mais pas encore une union bancaire. D’une part, nous pourrions renoncer à un véritable système européen d’assurance des dépôts et opter pour un autre dispositif, comme un soutien en liquidité entre systèmes nationaux de garantie des dépôts. D’autre part, nous devons surmonter avec pragmatisme les blocages de longue date sur les questions de pays d’origine/d’accueil. Nous devrions encourager le développement de banques véritablement paneuropéennes (il n’en existe pratiquement aucune) en facilitant les dérogations transfrontières en matière de fonds propres et de liquidité, ainsi que la « succursalisation ».

Deuxièmement, une union de financement est intrinsèquement liée au marché unique. Souvent considéré comme un glorieux héritage du passé, le marché unique offre un potentiel qui est loin d’avoir été pleinement exploité, en particulier dans le domaine des services. L’appel récent du FMI en faveur d’un approfondissement du marché unique viii et le rapport à venir sur l’avenir du marché unique dirigé par Enrico Letta ix  devraient être alignés politiquement sur la dynamique de l’UMC : moins d’aides d’État nationales – qui distordent l’allocation optimale des capitaux – et plus d’intégration européenne dans au moins trois secteurs laissés de côté en 1993 et qui requièrent de gros investissements, l’énergie, les télécoms et la technologie, et la défense. 

II. Comment : élargir notre champ autour de quatre instruments plus ambitieux


Bien entendu, il convient de poursuivre le travail déjà accompli sur un certain nombre de questions techniques, comme l’harmonisation du droit de l’insolvabilité x. Le premier objectif de notre Union pour le financement de la transition devant être de financer l’innovation et le verdissement, permettez-moi donc ce matin de mettre l’accent sur quatre instruments plus ambitieux. 

1. Le financement par fonds propres constitue l’outil le mieux adapté aux projets innovants, étant donné le degré plus élevé de risques qu’ils comportent et la nécessité de les financer sur le long terme. On observe incontestablement un dynamisme croissant dans ce domaine : les levées de fonds de capital-investissement (private equity) ont augmenté de 246 % depuis 2015 xi et plus de 40 fonds ont été enregistrés depuis 2014 sous le label dédié EuVECA (European Venture Capital Funds). Mais nous sommes toujours considérablement en retard par rapport aux États-Unis : au troisième trimestre 2023, le financement par fonds propres ne représentait que 84 % du PIB de la zone euro contre 173 % aux États-Unis (slide 4). Et le fonds européen de capital-risque le plus important demeure plus petit que le 10e fonds de capital-risque américain, s’agissant du montant collecté sur la période 2019 2023. 

Image UN RETARD EUROPÉEN DANS LE FINANCEMENT PAR FONDS PROPRES ET LE CAPITAL-RISQUE Catégorie Discours
Slide 4

Si j’avais un souhait pour le secteur financier européen, ce serait de doubler la taille de la capitalisation boursière de l’UE pour atteindre 100 % du PIB au cours de la prochaine décennie afin de stimuler l’innovation xii , comme cela a été le cas aux États-Unis dans les années 1990 xiii (slide 5).

Image Capitalisation boursière des sociétés cotées nationales (en % PIB, moyenne par décennie) Catégorie Discours
Slide 5

Il faut sans doute encore identifier et lever des obstacles juridiques et fiscaux à des fonds « à la taille européenne » et donc réellement transfrontières, tant par leurs investisseurs que par leurs investissements. Mais nous devons compléter cela par des partenariats public-privé beaucoup plus solides, avec des capitaux publics européens venant abonder pari passu des fonds privés dès lors que ceux-ci seraient transfrontières. À cet égard, l’initiative paneuropéenne Scale Up Europe et le lancement de l’initiative Champions technologiques européens (ICTE) soutenue par le groupe BEI disposent d’un financement initial à hauteur de 3,75 milliards d’euros ; nous devrions rapidement au moins doubler sa taille. Plus largement, le Fonds européen d’investissement prévoit notamment de lever 11 milliards d’euros par le biais d’instruments de garantie et de fonds propres xiv. L’exécution sera essentielle. En complément, nous devons développer des produits d’épargne européens, au-delà du cadre réglementaire remanié relatif aux fonds européens d’investissement de long terme (ELTIF).

2. À plus long terme, l’innovation technologique est non seulement une finalité, mais également un élément qui modifie la conception de l’UMC même. Je m’explique : la technologie – blockchain, tokenisation, smart contracts… – va bouleverser non seulement la sphère des paiements, mais toute celle des infrastructures de marché. Nous allons « tokeniser » les actifs financiers, la monnaie de banque centrale qui sert à leur règlement – sous forme d’un euro numérique wholesale (de gros) –, et les dépôts bancaires. D’un côté, nous avons en Europe trop de frontières internes sur le post-marché, qui freinent les flux et limitent notre taille. De l’autre, la BRI nous invite à un « unified ledger » xv  (registre unifié) qui est une frontière créatrice à l’échelle mondiale. Entre ces deux considérations, la voie pour l’action me semble évidente. L’UMC doit à présent inclure la création d’un « registre unifié » européen (European unified ledger) : celui-ci pourrait inclure tous les types d’actifs tokenisés dans le cadre d’une gouvernance européenne unifiée soutenue par l’Eurosystème. Le système monétaire à deux niveaux serait maintenu grâce au rôle d’ancrage joué par une monnaie numérique de banque centrale de gros (slide 6). Une telle infrastructure pourrait réduire les coûts, les risques de contrepartie et les risques opérationnels. Elle faciliterait la fourniture de services connectés 24 h/24 et 7 jours sur 7 dans toute l’Europe, garantissant des transactions rapides et sécurisées, avec par conséquent un effet de catalyseur sur l’UMC.

Image European unified ledger Catégorie Speech
Slide 6

3. La finance verte constitue clairement une voie rapide pour l’Union pour le financement de la transition. L’Europe est pionnière dans ce domaine avec l’adoption d’un corpus réglementaire unique (Taxonomie, SFDR, CSRD) xvi sur la finance verte et elle est un émetteur majeur d’obligations vertes, représentant 40 % du marché mondial en 2023 (slide 7).

Image Émissions d’obligations vertes en 2023 (volume, tous émetteurs confondus) Catégorie Discours
Slide 7

Je suggère ici de faire un lien avec un autre levier souvent évoqué, mais qui a peu progressé : la titrisation. Nous avons d’énormes besoins d’investissements pour les infrastructures de mobilité et d’énergie, et nous avons la base d’un label commun avec le EUGBS. Réunir ces deux constats dans une titrisation verte, autour d’une plateforme de titrisation européenne commune est probablement la « sortie par le haut » face aux réticences politiques, et aux craintes sur la stabilité financière. Afin d’accompagner le développement de la finance verte, à long terme, l’utilisation de labels pourrait être rendue obligatoire pour tous les instruments considérés comme durables, et contrôlée par des entités externes supervisées par l’AEMF pour éviter l’écoblanchiment. De plus, les caractéristiques spécifiques de la tokenisation telles que la transparence et la programmabilité pourraient se révéler particulièrement prometteuses dans le domaine de la finance verte grâce à l’intégration et à la vérification automatiques des critères ESG dans les contrats intelligents (smart contracts).

4. S’agissant de la gouvernance, comme le dit le vieux proverbe, « trop de cuisiniers gâtent la sauce ». De la même manière, l’intégration des marchés de capitaux en Europe est freinée par l’application fragmentée des règles de l’UE, mises en œuvre par les régulateurs nationaux. D’où l’appel de Christine Lagarde en faveur d’une « SEC européenne » xvii que je soutiens totalement. Nous devons sérieusement envisager d’accorder davantage de pouvoir de surveillance à l’AEMF, au moins sur les entités transfrontières d’importance systémique. À titre de première étape, nous pourrions proposer un mécanisme de participation (opt-in) à ces entités, qui pourraient grandement bénéficier d’un régime prudentiel unique. Cela signifie également mettre en œuvre un corpus réglementaire unique pour les marchés de capitaux et les domaines qui s’y rapportent. En outre, l’Europe doit être chef de file dans les domaines émergents, comme cela a été le cas pour le règlement MiCA ou pour les agences de notation ESG, afin de garantir dès le début un cadre juridique unifié. 


Cette Union pour le financement de la transition est assurément un projet économique et financier décisif, mais il revêt un grand sens politique. Au final, une Union de financement forte et profonde sera essentielle pour garantir l’autonomie stratégique de l’Europe, libérer et orienter sa principale ressource interne – l’épargne privée – au profit de nos priorités dans un monde troublé et fragmenté, auquel les prochaines élections apportent une couche d’incertitude supplémentaire. Ne laissons pas passer notre chance et avançons dès que possible, au cours de la prochaine législature européenne. Soyez assurés que nous, banques centrales, ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour faire de cette Union de financement une réalité. Je vous remercie de votre attention. 
 

 

iHans Christian Andersen, Le Vilain Petit Canard, 1843. 
iiNew Financial, EU Capital Markets : a new call to action, septembre 2023.
iiiChristine Lagarde, Une révolution kantienne pour l’union des marchés de capitaux, discours lors du Congrès bancaire européen, 17 novembre 2023.
ivLancement d’une mission dédiée à la relance de l’Union des marchés de capitaux, pcommuniqué de presse, 8 janvier 2024.
vRobert Mundell (1973), Uncommon arguments for common currencies. The economics of common currencies, 114-132 ; Pierfederico Asdrubali, Bent E. Sørensen, Oved Yosha (1996), Channels of Interstate Risk Sharing: United States 1963–1990, The Quarterly Journal of Economics, Volume 111, Issue 4, November 1996, Pages 1081–1110.
viCommission européenne, Rapport de prospective stratégique 2023 : la durabilité et le bien-être au cœur de l’autonomie stratégique ouverte de l’Europe, juillet 2023.
viiSolde du compte des transactions courantes.
viiiGopinath, G., L’Europe dans un monde fragmenté, discours, 30 novembre 2023. 
ixEnrico Letta sur l’avenir du marché unique, 15 septembre 2023
xJean-Baptiste Gossé, Vincent Jamet, Elsa Lamy, Aubert Massengo, Accélérer le processus d’harmonisation européenne du droit de l’insolvabilité pour renforcer l’intégration financière, Bulletin de la Banque de France, 23 janvier 2024.​​​​​​​
xiNew Financial, ibid.
xiiHsu et al. (2014) montrent que le niveau d’innovation est disproportionnellement plus élevé dans les pays disposant de marchés boursiers mieux développés, en particulier pour les secteurs à plus forte intensité en haute technologie. Hsu, Po-Hsuan, Xuan Tian et Yan Xu. 2014. « Financial Development and Innovation: Cross-Country Evidence » Journal of Financial Economics 112 (1): 116−35.​​​​​​​
xiiiBrown, James R., Steven M. Fazzari et Bruce C. Petersen. 2009. « Financing Innovation and Growth: Cash Flow, External Equity, and the 1990s R&D Boom. » The Journal of Finance 64( 2799): 151−85​​​​​​​
xivFonds européen d’investissement, Annual Report 2022, avril 2023​​​​​​​
xvBIS Annual Economic Report, Chapter III. Blueprint for the future monetary system: improving the old, enabling the new, 25 juin 2023.​​​​​​​
xviRèglement sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers (Sustainable Finance Disclosure Regulation, SFDR) et Directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD).​​​​​​​
xviiChristine Lagarde, ibid.