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Stratégie monétaire et inflation en Europe : quoi de neuf ?

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux de me joindre à vous aujourd’hui pour cet échange sur « les perspectives de l’UE et des États-Unis ». Un an exactement après ma précédente intervention dans le cadre de ce Forum, je constate une amélioration indéniable du climat économique en Europe, qui est désormais le continent le plus vacciné au monde. Jusqu’à présent, la croissance économique dans la zone euro a été plus forte qu’attendu et selon nos dernières prévisions, le PIB en volume devrait dépasser son niveau pré-crise d’ici la fin de cette année. Nous pourrions peut-être dire que l’incertitude s’est légèrement déplacée des perspectives de croissance vers les perspectives d’inflation, mais je reviendrai sur ce point plus tard.

Mon discours d’aujourd’hui portera sur trois questions liées :

I.       Quels sont les principaux changements à l’issue de la revue de la stratégie de la BCE ?

II.      Où en sommes-nous en matière d’inflation ?

III.     Les perspectives en matière de politique monétaire de la BCE jusqu’à la fin de la crise covid et au-delà.

 

I. Le cadre de politique monétaire de la BCE

L’adoption à l’unanimité de la nouvelle stratégie de politique monétaire en juillet  dernier a représenté un succès important pour l’Eurosystème. Permettez-moi de rendre hommage à Christine Lagarde et de résumer notre nouvelle stratégie en trois messages clés :

1. La BCE est devenue plus lisible et plus crédible dans son ciblage de l’inflation après la clarification de sa cible d’inflation de 2 %, qui est désormais à la fois symétrique et de moyen terme, comme je l’avais préconisé ici même il y a un an. Pour ancrer les anticipations d’inflation, il est important que la symétrie soit intégrée dans la stratégie de sorte que notre cible d’inflation de 2 % ne soit plus perçue comme un plafond. Notre objectif est également prospectif pour mieux guider les anticipations d’inflation, mais il n’ignore pas non plus le passé. Dans ce contexte, notre nouvelle forward guidance annoncée en juillet joue un rôle crucial car elle devrait renforcer la crédibilité de la BCE. En intégrant une conditionnalité fondée à la fois sur les prévisions d’inflation et sur les niveaux d’inflation sous-jacente par rapport à notre cible de 2 %, elle nous permet de maintenir une action forte et persistante en matière de politique monétaire, au-delà des effets inflationnistes transitoires. Ceci est particulièrement pertinent dans les circonstances actuelles.

 

2. La BCE est une pionnière parmi les banques centrales dans la lutte contre le changement climatique. Notre action est guidée par deux constats : premièrement, nous avons établi que le changement climatique affecte directement notre mandat premier de stabilité des prix. Deuxièmement, les risques financiers liés au climat deviennent de première importance pour les banques et les assurances, ainsi que pour notre propre bilan, et ils ne peuvent plus être ignorés. Le Conseil des gouverneurs a adopté un plan d’action complet pour le climat avec un engagement à davantage intégrer les aspects liés au changement climatique dans nos opérations de politique monétaire d’ici 2024 et à renforcer nos capacités de modélisation analytique et nos outils statistiques sur ce sujet. La Banque de France a joué un rôle central dans la définition de cet agenda, en particulier au travers de la création du Réseau pour le verdissement du système financier (NGFS) dont elle assure le secrétariat mondial.

 

3. La BCE a également l’intention de renforcer sa communication. Comme je le souligne souvent, la communication est fondamentale pour l’efficacité économique et la transmission de la politique monétaire à l’ensemble des agents économiques. Des ménages et des entreprises mieux informés prendront également de meilleures décisions économiques. Notre politique de ciblage de l’inflation sera beaucoup plus efficace si les agents économiques la comprennent, y adhèrent et croient en elle, contribuant ainsi à mieux ancrer les anticipations d’inflation. Notre nouvelle Déclaration de politique monétaire, qui est plus courte et donne une description plus claire des raisons pour lesquelles nous prenons nos décisions de politique monétaire, constitue une première étape pour atteindre cet objectif. Dans la mesure où parler de manière efficace implique également d’écouter activement, la Banque de France a organisé cette année 17 rencontres « la Banque de France à votre écoute », au niveau tant national que régional, qui ont permis d’atteindre plus de 300 000 citoyens français. Les débats ont porté sur notre mandat, les principes de la politique monétaire et les effets de cette dernière sur leur vie quotidienne. J’ai décidé de faire de ces rencontres un événement annuel.

 

II. Les évolutions actuelles et futures de l’inflation

J’en arrive à présent aux perspectives économiques. La reprise économique robuste de la zone euro a été favorisée par la combinaison réussie d’une politique monétaire et de politiques budgétaires accommodantes, à la fois au niveau national et au niveau européen. L’inflation a également rebondi assez fortement, l’inflation totale s’établissant à 3,4 % en septembre, selon une estimation  « flash », et l’inflation hors énergie et produits alimentaires à 1,9 %. Ce rebond alimente un vif débat public, mais nous devons nous montrer vigilants sans céder à la fébrilité : clairement, il n’y a pas de stagflation. Ce rebond résulte principalement de plusieurs facteurs temporaires comme l’ont déjà souligné mes collègues de la BCE Philip Lane et Isabel Schnabel.

Une partie de ce rebond ne fait que compenser les prix exceptionnellement bas observés durant la crise covid en 2020. Par rapport à septembre 2019, les prix à la consommation n’ont augmenté que de 1,5 % en rythme annuel et les prix hors énergie et produits alimentaires de 1,0 %.

Un deuxième facteur peut être attribué à la forte augmentation des prix de l’énergie, en particulier du pétrole et du gaz naturel, ce dernier ayant également un impact direct sur les prix de gros de l’électricité. Il est bien sûr très difficile de prévoir l’évolution des prix, mais les contrats à terme sur le marché du gaz naturel anticipent actuellement une nette baisse au deuxième trimestre 2022, une fois que la forte demande actuelle liée à la reconstitution des stocks et à la saison hivernale sera passée.

Un troisième facteur a trait à une réorientation globale de la consommation de services vers la consommation de biens dans le sillage de la réouverture de l’économie mondiale, tandis que les restrictions sanitaires ou les changements de comportement continuent d’affecter le secteur des services. Compte tenu des stocks bas, des sérieux goulets d’étranglement au niveau de l’offre dans certains secteurs essentiels tels que le transport maritime ou les semi-conducteurs ainsi que des pénuries, les chaînes d’approvisionnement ont rencontré des difficultés pour satisfaire cette demande. La hausse qui en a résulté sur les prix des matières premières et des intrants industriels s’est répercutée sur les prix des produits manufacturés. Notre scénario central indique que le troisième facteur s’atténuera au cours des prochains trimestres, mais le calendrier exact de cette atténuation demeure incertain. Certains prix, comme ceux du bois et des métaux ferreux, ont déjà franchi leur pic et décroissent fortement. Mais dans la mesure où les tensions restent fortes pour le transport maritime et les semi‑conducteurs, nous ne pouvons exclure que les goulets d’étranglement au niveau de l’offre repoussent la date à laquelle l’inflation commencera à revenir à sa tendance.

Dans le même temps, nous n’observons que peu de signes de hausse générale des salaires, en ligne avec la faible augmentation des prix dans les services. Dans la zone euro, des hausses de salaire modérées seraient sans doute nécessaires dans certains secteurs de l’économie, pour rendre les emplois plus attractifs et réduire les pénuries de main-d’œuvre. À ce stade, peu de signes d’une spirale prix-salaires sont néanmoins perceptibles. Les anticipations d’inflation à long terme, à la fois issues d’indicateurs de marché et d’enquêtes, se sont redressées mais restent inférieures à notre cible de 2 %.

Selon les dernières projections macroéconomiques établies par les services de la BCE, l’inflation dans la zone euro devrait redescendre à 1,5 % en 2023. Certains peuvent remettre en question ce dernier chiffre et le juger trop prudent. Permettez-moi d’adopter ici une approche pratique. Nos prévisions pour 2023 pourraient présenter un risque de réévaluation de quelques décimales à la hausse, mais ce qui compte pour la politique monétaire c’est l’écart entre l’inflation réalisée et notre cible de 2 %. De ce point de vue, il est clair que le risque demeure que nous n’atteignions pas notre cible d’inflation en 2023 au lieu de la dépasser. Cela plaide pour la poursuite d’une politique monétaire accommodante. Nous suivons toutefois avec attention les évolutions de l’inflation. Si jamais les tensions inflationnistes s’avéraient plus pérennes que prévu, nous aurions les moyens et la volonté d’ancrer l’inflation à 2 % à moyen terme.

 

III. Quelques réflexions en conséquence sur nos instruments

Ceci m’amène à la dernière partie de mon discours, qui traite de l’utilisation de nos instruments conformément à la nouvelle stratégie et aux perspectives d’inflation.

Certains de nos instruments ont été conçus pour être temporaires et pour répondre à des risques spécifiques liés à la pandémie, tels que le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP). Le Conseil des gouverneurs prendra probablement une décision quant à l’avenir de ses instruments de politique monétaire en décembre, ce qui nous laisse amplement le temps de surveiller les données économiques et financières ; et il ne faut pas accorder trop de crédit aux rumeurs et spéculations qui circulent actuellement, y compris sur un supposé avancement du calendrier de hausse des taux de la BCE. Néanmoins, je voudrais aujourd’hui dissiper certaines perceptions erronées concernant l’évolution possible de nos instruments et mentionner quelques-unes des leçons que je tire de notre gestion réussie de la crise covid.

1. La transition vers la sortie des mesures temporaires anti-crise ne marque pas la fin de notre politique monétaire accommodante

Permettez-moi d’abord de rappeler que la transition vers la sortie du PEPP, en soi, diffère de nos autres instruments parce qu’elle est conditionnée à la fin de la crise covid alors que les autres instruments sont orientés par les perspectives d’inflation. Si le Conseil des gouverneurs juge que « la phase de crise du coronavirus est terminée », alors les achats nets au titre du PEPP prendront fin en mars 2022. En l’état actuel des choses, c’est probablement ce qui va se passer.

Il est donc important de souligner que la sortie du PEPP ne signale pas la fin de notre politique monétaire très accommodante. La politique monétaire continuera d’être accommodante via notre quatuor d’outils, à savoir les achats et stocks d’actifs, la fourniture de liquidité à long terme, les taux d’intérêt négatifs et la forward guidance. Ces outils ont été durablement établis par la nouvelle stratégie, et nous devrions probablement commencer à les appeler instruments « néo conventionnels » plutôt que « non conventionnels ». J’aimerais maintenant vous faire part de réflexions portant plus spécifiquement sur les succès de nos deux instruments de crise, le PEPP et les TLTRO, et sur la manière dont ces leçons pourraient influencer nos futures réflexions à l’égard de notre quatuor.

2. Les leçons du PEPP

Du fait de son double rôle en matière d’orientation et de transmission de la politique monétaire, le PEPP a occupé une place déterminante dans la zone euro depuis le début de la crise covid. Il a mis fin aux perturbations que les marchés financiers ont connues au printemps 2020 et, depuis, il a garanti des conditions de financement favorables à la fois aux emprunteurs publics comme privés.

Nous pouvons tirer deux leçons principales du succès du PEPP : s’agissant des achats d’actifs, les stocks sont importants, et la flexibilité est importante. Tout d’abord, la littérature financière suggère que ce sont les variations dans les anticipations de volumes d’achats qui exercent une pression à la baisse sur les taux d’intérêt à long terme via une diminution des primes de risque. Cet effet tend à s’estomper au fil du temps, avec l’arrivée à maturité du portefeuille de titres détenu par la banque centrale. Ainsi, notre politique future de réinvestissements au titre du PEPP sera déterminante pour pouvoir conserver une orientation monétaire accommodante, même après la fin de la phase d’achats nets. Ensuite, la flexibilité du PEPP entre les différentes juridictions et catégories d’actifs constitue un moyen puissant et innovant pour atteindre la bonne transmission de notre politique monétaire. Cela nous permet d’intervenir avec plus d’efficacité sur des compartiments spécifiques du marché au moment où ils en ont le plus besoin, et de prévenir une fragmentation financière non souhaitable, comme celle observée lors des turbulences de mars 2020. De telles conditions pourraient bien sûr être de nouveau réunies à l’avenir, indépendamment du contexte de la crise pandémique. Par conséquent, il pourrait être utile d’examiner si - et le cas échéant comment - conserver ne serait-ce que quelques uns des éléments de flexibilité du PEPP dans notre boîte à outils « virtuelle ». Leur simple existence et la possibilité théorique de leur utilisation signifieraient que nous n’aurions probablement pas besoin d’y recourir effectivement.

Une autre caractéristique essentielle du PEPP a été d’annoncer une enveloppe totale d’achats potentiels, qui incorpore également une troisième caractéristique de flexibilité s’agissant du calendrier des achats au sein de cette enveloppe totale. L’APP, en revanche, fonctionne actuellement avec un flux sans limitation dans la durée de 20 milliards d’euros d’achats nets supplémentaires par mois. L’APP pourrait bénéficier, plus encore que de l’accroissement de volumes d’achats fixes, de l’ajout de certaines formes de flexibilité.

Enfin, le Conseil des gouverneurs a actualisé en juillet sa forward guidance sur les taux d’intérêt afin de l’aligner sur la nouvelle définition de la stabilité des prix. D’un commun accord, nous avons décidé de réfléchir ultérieurement – c’est-à-dire en décembre – à un éventuel ajustement de notre forward guidance sur l’APP.

3. Les leçons des TLTRO III et du système à deux paliers pour la rémunération des réserves

Le dernier point que je souhaiterais aborder concerne l’articulation entre la fourniture de liquidité à long terme et les taux d’intérêt négatifs.

La troisième série d’opérations de refinancement à plus long terme ciblées (TLTRO III) s’est révélée être un outil puissant durant la crise covid pour éviter une contraction du crédit au secteur privé. Le système financier de la zone euro reposant principalement sur les banques, nos actions futures doivent continuer de soutenir l’activité de prêt bancaire aux entreprises et aux ménages au fur et à mesure de la reprise.

Je suis par conséquent favorable au maintien de cet instrument de financement à l’avenir, sous une forme ou une autre, comme filet de sécurité, également afin d’éviter de possibles effets de falaise liés aux remboursements futurs. Cependant, je pense qu’un recalibrage prudent des conditions de taux appliquées aux TLTRO est nécessaire. Maintenant que la reprise est bien amorcée, ces conditions généreuses – les taux débiteurs peuvent être depuis avril 2020 jusqu’à 50 points de base inférieurs au taux moyen de la facilité de dépôt– ne sont plus justifiées. Le calibrage actuel des conditions attachées aux TLTRO offre clairement aux banques des opportunités d’arbitrage sans risque.

Cela étant, j’ai pleinement conscience du fait que les taux d’intérêt négatifs appliqués aux excédents de liquidité sont susceptibles d’affecter la rentabilité de l’intermédiation bancaire à long terme (dans la mesure où ces excédents sont principalement financés par les dépôts des clients). C’est pour cette raison que j’ai été un fervent partisan de l’introduction d’un système à deux paliers (two-tier system) en 2019, grâce auquel une partie des excédents de liquidité des établissements de crédit n’est pas soumise au coût du taux négatif de la facilité de dépôt. Ce système a permis de limiter les effets secondaires négatifs sur l’intermédiation bancaire d’un niveau durablement bas des taux d’intérêt, préservant ainsi la transmission de la politique monétaire. Le volume exempté est calculé comme un multiple, actuellement fixé à six, des réserves obligatoires des banques. Lorsque le système à deux paliers a été introduit, en octobre 2019, l’excédent de liquidité total se situait juste au-dessus de 1 700 milliards d’euros. Sous l’effet des mesures prises par la BCE face à la crise covid, ce montant a bondi pour s’établir aujourd’hui à 4 400 milliards d’euros, bien au-delà du niveau de réserves nécessaire pour piloter les taux de marché vers le taux de la facilité de dépôt. Ce seuil d’excédent de liquidité nécessaire (floor required excess liquidity, FREL) est actuellement estimé à 1 000 milliards d’euros environ. Par conséquent, je serais favorable à une approche davantage fondée sur des règles pour ajuster le niveau du multiplicateur en fonction de l’évolution de l’excédent de liquidité après déduction des réserves nécessaires (FREL) et des réserves empruntées (TLTRO). Bien plus qu’un instrument destiné à subventionner la fourniture de liquidité au-delà de circonstances exceptionnelles, un système à deux paliers bien calibré fait partie des outils de politique monétaire normaux, comme dans d’autres juridictions.

Permettez-moi maintenant de conclure. Nous lisons parfois que les banques centrales, y compris la BCE, sont actuellement confrontées à un double dilemme : le premier concerne leurs objectifs, les banques centrales devant choisir entre accepter une inflation excessive et mettre la reprise en péril. Et le second concerne leurs instruments car elles risqueraient de créer des effets de falaise en réduisant les instruments utilisés face à la crise covid. Ces deux points de vue sont largement erronés à mon sens, et je me suis efforcé d’expliquer pourquoi dans le cas de la BCE.

Forts du succès d’avoir mené à bien notre revue de la stratégie et de la forward guidance, nous pouvons nous montrer patients face à une hausse significative mais temporaire de l’inflation; en outre, nous disposons, au-delà du PEPP, d’un large éventail de possibilités pour conserver une orientation monétaire accommodante, grâce à notre quatuor d’instruments non conventionnels, ou « néo conventionnels ».

Je vous remercie de votre attention.

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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Stratégie monétaire et inflation en Europe : quoi de neuf ?
  • Publié le 12/10/2021
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