Discours

Le secteur financier français face au pivot de 2024 : entre normalisation et préparation du « nouveau monde »

Mise en ligne le 27 Mai 2025

François Villeroy de Galhau intervention

Discours de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France,

Paris, 27 mai 2025
 

Mesdames, Messieurs,

Je suis heureux de vous accueillir pour notre rendez-vous annuel de présentation du rapport d’activité de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR), accompagné de Jean-Paul Faugère, Vice-Président de l’ACPR récemment renouvelé, de Nathalie Aufauvre, Secrétaire générale, et de Pierre Collin, nouveau Président de la Commission des sanctions.

Ce rapport paraît dans un contexte de triple pivot en 2024-2025 : (i) conjoncturellement, avec le retournement du cycle des taux accompagnant la désinflation sans récession. (ii) Règlementairement, avec la finalisation de certains chantiers majeurs, qui façonneront durablement l’environnement des banques et des assurances. (iii) Historiquement, enfin, avec un changement géopolitique profond, marqué par le basculement de la nouvelle administration américaine et la remise en question de l’ordre multilatéral.

Cette conjonction appelle une réflexion lucide, à la fois rétrospective et prospective. Je structurerai donc mon propos en deux temps : d’abord, en tirant les leçons d’une période de normalisation et de stabilisation qui clôt le chapitre ouvert par la crise de 2008 (1). Ensuite, en regardant vers l’avenir pour se préparer à un « nouveau monde » encore incertain (2).

1) Achever le chapitre ouvert par la crise de 2008, entre normalisation monétaire et stabilisation règlementaire

La crise de 2008-2011 avait ouvert un double cycle, marqué par une politique monétaire exceptionnellement accommodante et la nécessité d’une régulation accrue. 

1.1. La normalisation monétaire

Pendant plus d’une décennie, les taux d’intérêt très bas ont été nécessaires pour combattre l’inflation trop faible, voire la menace de déflation. Ils ont facilité le financement de l’économie, mais ont pu affecter la rentabilité des banques et assurances. À partir de 2022, le choc inflationniste lié à la sortie de crise Covid et à la guerre en Ukraine a conduit à l’inverse à une remontée rapide des taux directeurs de la BCE, culminant à 4 % en septembre 2023 et à une courbe des taux inversée. Ce resserrement a testé la solidité du système financier.

Depuis juin 2024, la BCE a initié une normalisation, avec sept baisses successives de ses taux directeurs. Nous sommes revenus vers la zone qu’on peut appeler le « 2-2 » : une inflation proche de 2 %, notre cible, et un taux directeur aujourd’hui à 2,25 %, bien en deçà des niveaux américain  et britanniqueii, à 4,25 %. Le premier chiffre d’inflation française sur mai, publié ce matin, au niveau bas de 0,6 %, est encore un signe très encourageant de la désinflation en action. Cette normalisation n’est sans doute pas à son terme, nous pourrions le voir lors de notre Conseil des gouverneurs de la semaine prochaine. Mais elle a d’ores et déjà coïncidé, en France, avec une amélioration des résultats du secteur financier iii

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Des résultats en hausse pour les six grands groupes français

augmentation du résultat net à 36,1 Md€ (+12% sur un an, +26% depuis 2019), stabilisation du résultat net des organismes d’assurances, reprise des volumes de crédit immobilier et de la collecte nette en assurance-vie, qui a atteint 23 Md€ en 2024, niveau inédit depuis 2010, et 16 Md€ sur les 4 premiers mois de l’année 2025, redressement progressif de la marge d’intérêt bancaire qui se confirme en mars 2025 (16,4 Md€ vs. 15,9 Md€ en moyenne en 2024, soit +3,2%), maîtrise du ratio sinistres sur primes des assureurs (97% fin 2024 après 98% fin 2023) et coûts d’exploitation maîtrisés. 

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Organismes d'assurance : un résultat net stabilisé
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Une reprise des volumes de crédit et de l'assurance-vie

Le rendement des actifs est ainsi en augmentation pour les assureurs et stable pour les banques, mais avec un écart défavorable par rapport à leurs pairs européens, qui prêtant davantage à taux variable, avaient davantage bénéficié de la remontée des taux après 2021. 

1.2 La stabilisation règlementaire souhaitable 

Nous sommes arrivés à la fin d’un cycle de négociation internationale et européenne post grande crise financière. Nous entrons dans une nouvelle séquence : celle de la mise en œuvre concrète et, espérons-le, de la stabilisation du cadre réglementaire. Plusieurs textes structurants sont ainsi entrés en vigueur depuis un an :

  • CRD6iv et CRR3v, qui achèvent l’application de Bâle III dans l’Union européenne. Les Gouverneurs de banque centrale et responsables de la supervision (GHOS) réunis à Bâle le 12 mai dernier ont réaffirmé à l’unanimité, y compris les trois agences américaines, leur intention de mettre en œuvre Bâle III de manière complète, cohérente et rapide. En Europe, sur la dernière brique concernant les risques de marché (FRTB) l’ACPR appuie fortement le report d’un an supplémentaire envisagé par la Commission, à 2027, afin d’assurer la nécessaire égalité de concurrence internationale face aux États-Unis.
  • Solvabilité 2vi , révisée pour favoriser une approche par les risques, et mieux accompagner le financement de long terme;
  • DORAvii, qui inaugure une régulation spécifique des risques opérationnels liés aux systèmes d’information et aux prestataires critiques ;
  • MiCAviii, qui encadre de manière pionnière les activités liées aux crypto-actifs.

Ce corpus fournit aux institutions financières un cadre réglementaire, tout en renforçant leur capacité à faire face aux risques émergents. Le bilan des banques françaises s’est nettement renforcé au cours de la dernière décennie : le ratio CET1 moyen des banques françaises est passé de 11,8 % en 2014, à 15,6 % en 2024. En matière de liquidité, le ratio de couverture (LCR) des banques françaises atteint 144 % en mars 2025, bien au-delà du seuil règlementaire. Leur structure de financement à long terme est également solide, avec un ratio NSFR ixmoyen de 114,6 % à fin 2024x

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Solvabilité et liquidité : une résilience nettement accrue

J’entends ou je lis parfois que la règlementation freine le crédit et la croissance, en France et en Europe. C’est faux : le crédit a crû nettement plus vite que le PIB. Le taux d’endettement du secteur privé a crû en France de 113 % du PIB en 2010 à 136 % en 2024.

Les assureurs conservent également une structure de bilan solide, avec un niveau de solvabilité élevé (238% fin 2024), bien supérieur à l’exigence réglementaire (100%). Leurs détentions sont concentrées sur des actifs présentant une qualité et une liquidité élevées. Contrairement à une idée trop reçue, leur détention d’actions a pratiquement doublé depuis quinze ans. Entre 2010 et 2024, la détention d’actions par les assureurs français a davantage augmenté que le total de leurs placements (+69 % contre +51 %). Cette évolution positive correspond notamment au développement des supports en unités de compte dans les contrats d’assurance vie.

2. Se renforcer pour un « nouveau monde » encore incertain

Pour autant, à l’évidence, l’avenir ne se résumera pas à un retour à la normale : il s’annonce plus incertain, plus fragmenté, plus exposé à des chocs.

2.1 Les banques et assurances françaises sont assez solides pour affronter des risques potentiels

Notre secteur financier est mobilisé pour faire face à de multiples mutations structurelles : le changement climatique, et l’accélération technologique autour de l’intelligence artificielle et de l’informatique quantique. Mais je me concentre ce matin sur deux risques de plus court terme. 

Le risque de crédit, d’abord, mérite une attention particulière. En 2024 et début 2025, l’augmentation du coût du risque a cependant été bien maîtrisée dans le ralentissement conjoncturel. Elle provient en effet du portefeuille des entreprises/SNF (6,6 Md€, en progression de 28%), en lien avec des dossiers de place significatifs et une dégradation relative des encours de crédit aux PME. Ainsi, les taux de prêts non-performants ont légèrement progressé (+7 pdb entre décembre 2023 et mars 2025 à 3,65% pour l’ensemble des entreprises et +42 pdb pour les PME, à 4,68%)xi .

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Des risques potentiels dans un contexte conjonctuel incertain

L’encours de crédit garanti par un bien immobilier commercial représente une part limitée du bilan des groupes français (3,24%). Le coût du risque sur le portefeuille des ménages est lui resté quasi stable.

Le risque de marché et d’instabilité financière, ensuite, s’accroit avec l’imprévisibilité américaine. Depuis le début de l’année 2025, et singulièrement entre le 2 et le 9 avril, les marchés ont connu de nouveaux épisodes de volatilité, notamment en raison de l’intensification des tensions commerciales mondiales et des incertitudes budgétaires croissantes. Le marché des bons du Trésor américain a connu une forte hausse des taux longs : le taux à 30 ans y est passé d’environ 4% en septembre 2024 à plus de 5% aujourd’huixii. L’incertitude élevée pourrait entraîner de nouveaux pics de volatilité, potentiellement amplifiés par le rôle accru et plus procyclique de certains acteurs non bancaires comme les hedge funds. Cette situation souligne le besoin d’outils de suivi et d’un cadre réglementaire adéquats pour la finance non bancaire. Afin de mieux tenir compte des risques liés aux interconnexions du secteur financier, l’ACPR et la Banque de France travaillent actuellement, conjointement avec l’AMF, à l’élaboration cette année d’un exercice pilote de stress test systémique en associant des banques, des assureurs et des fonds d’investissement, sans visée règlementaire mais afin de mieux comprendre la nature de ces risques et leurs canaux de propagation. 

2.2 Un impératif : que la dimension européenne devienne enfin un atout stratégique

Ces bouleversements peuvent et doivent cependant être une chance pour l’Europexiii, si et seulement si nous activons rapidement trois leviers clairs : simplifier, unifier, et ce faisant gagner notre souveraineté financière.

Il est désormais temps de sortir d’un cycle d’accumulation de normes. La stabilité financière passe par la stabilisation règlementaire. Simplifier ne veut pour autant pas dire déréguler, mais mieux réguler. L’approche européenne de la simplification doit rester ferme sur les objectifs fondamentaux, mais être plus agile dans la conception ; elle consiste à réduire la complexité, et pas nécessairement les exigencesxiv. Je salue, depuis février dernier et notre lettre conjointe adressée avec les gouverneurs de la Bundesbank, de la Banca d’Italia et du Banco de Españaxv, la mise en place de deux task-forces de haut niveau : à l’EBA, et à la BCE, présidée par le vice-président Luis de Guindos. Ces deux task-forces ont vocation à couvrir tous les volets de la simplification – réglementation, supervision et reporting – avec des propositions concrètes cette année.

Unifier, ensuite : l’Union pour l’épargne et l’investissement (UEI) est devenue une priorité stratégique, alors qu’un momentum politique se profile avec la remarquable convergence des rapports Draghixvi et Lettaxvii  en 2024, puis la stratégie présentée par la Commissaire européenne Mme Albuquerque en mars 2025. Un mot sur son changement de nom : il s’agit de regrouper deux priorités que l’on a eu trop tendance à opposer, l’Union bancaire et l’Union des marchés de capitaux. Et ensuite de mieux expliciter l’objectif : rendre l'investissement européen plus dynamique et innovant en favorisant une allocation efficace du capital et un financement en fonds propres accruxviii. Mais pour maintenant passer des intentions à l’action, j’appelle à une date mobilisatrice comme, par le passé, Jacques Delors avait su le faire avec le 1er janvier 1993 pour le marché unique, puis le 1er janvier 1999 pour la monnaie uniquexix. C’est à la Commission de la proposer, au Conseil de la fixer, mais pourquoi pas le 1er janvier 2028 : nous devons nous donner deux à trois ans pour sortir plus puissants et souverains du tournant opéré par l’administration américaine. Comme le dit une jolie sagesse italienne : « la différence entre un rêve et un projet, c’est une échéance. »xx  Si nous restons trop lents comme aujourd’hui, nous allons manquer le moment de l’Europe.

L’Europe a, avec son épargne abondante, les ressources financières nécessaires à une souveraineté accrue. Mais elle doit en outre mieux reconnaître la nécessité d’une intermédiation puissante et donc d’une industrie compétitive. Or sur les marchés financiers européens de gros, parmi les dix premières banques générant la majeure partie des commissions liées aux activités de banque d’investissement, on dénombre seulement trois banques relevant de la zone euro, qui représentent 27 % de ces commissions, tandis que les banques américaines y contribuent pour 57 %. L’objectif de compétitivité est important pour l’industrie, et à juste titre; mais il existe une hiérarchie des objectifs. Tout comme la stabilité des prix est l’objectif principal de la politique monétaire avant le soutien à la croissance, la stabilité financière doit rester notre objectif principal. Mais une fois cela assuré, nous devons effectivement soutenir la compétitivitéxxi.

En parallèle, la mise en place de la nouvelle autorité européenne en charge de la lutte contre le blanchiment, l’AMLA, constitue une opportunité pour garantir, à l’échelle européenne, l’efficacité de la lutte contre le terrorisme et le blanchiment. À l’heure où certains semblent réduire leurs engagements contre la corruption ou en faveur de la transparence, l’Europe doit maintenir le plus haut degré de vigilance, y compris pour les établissements étrangers opérant sur son territoire. Une industrie financière est d’autant plus puissante qu’elle est transparente, et au-dessus des soupçons.

Je conclurai en citant Paul Valéry : « L’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons faire. »xxii Nous avons depuis dix ans su tirer les leçons des crises et préserver la stabilité financière. Mais aujourd’hui l’histoire accélère ; l’Europe financière doit le faire aussi : en intégrant mieux notre marché, en affirmant notre souveraineté européenne, en libérant notre capacité d’innovation. La France a l’atout d’avoir le premier secteur financier d’Europe : de cette accélération, notre pays peut avoir à la fois la solidité, et l’ambition.

i Taux des fonds fédéraux dans une fourchette comprise entre 4,25% et 4,5% au 27 mai 2025.  
iiTaux britannique à 4,25% au 27 mai 2025.
iii Cette amélioration des résultats du secteur financier a été source d’une remontée des cours boursiers des banques cotées.
iv Directive (UE) 2024/1623 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2024 relative à l'accès à l'activité des établissements de crédit et à la surveillance prudentielle des établissements de crédit et des entreprises d'investissement (refonte).
Règlement (UE) 2024/1624 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2024 relatif aux exigences prudentielles applicables aux établissements de crédit et aux entreprises d'investissement.
vi Directive (UE) 2025/2 du Parlement européen et du Conseil du 27 novembre 2024 modifiant la directive 2009/138/CE en ce qui concerne les exigences prudentielles applicables aux entreprises d'assurance et de réassurance.
vii Règlement (UE) 2022/2554 du Parlement européen et du Conseil du 14 décembre 2022 sur la résilience opérationnelle numérique du secteur financier.
viii Règlement (UE) 2023/1114 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 sur les marchés de crypto-actifs.
ix Le ratio structurel de liquidité à long terme (NSFR, pour Net Stable Funding Ratio), introduit par Bâle III, des banques qu’elles maintiennent un profil de financement stable s’agissant de la composition de leurs actifs et de leurs activités de hors-bilan.
x European Banking Authority (EBA), (2024). Risk assessment report of the European Banking Authority. July.
xi  Il en est de même pour la part des encours de prêts présentant une dégradation du niveau de risque de crédit (niveau 2 IFRS 9, respectivement +85 pdb pour l’ensemble du portefeuille SNF à 13,35% en mars 2025 et +200 pdb pour celui des PME à 15,24%).
xii À date du 23/05/2025.
xiii Villeroy de Galhau (F.) (2025), Lettre au Président de la République : De la tétanie à la mobilisation générale, comment agir face au basculement américain, 9 avril.
xivVilleroy de Galhau (F.) (2025), Les services financiers : le mystérieux écart européen, Bruegel, Bruxelles, 4 septembre.
xv Joint Letter from Banque de France, Bundesbank, Banca d'Italia and Banco de España, to the European Commissioner Albuquerque. 19th March 2025.
xvi Draghi (M.) (2024), The future of European competitiveness, septembre.
xvii Letta (E.) (2024), Much more than a market, avril.
xviii Villeroy de Galhau (F.) (2025), S’aventurer en eaux libres pour débloquer le potentiel d’innovation de l’Europe, discours, Euronext Paris, 18 mars.
xix Villeroy de Galhau (F.) (2025), « Une date mobilisatrice pour saisir le « moment de l’Europe », audition devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, 14 mai.
xx Proverbe original en italien : « La differenza tra un sogno e un obiettivo è una data di scadanza ».
xxi Villeroy de Galhau (F.) (2025), « Une approche européenne de la simplification : éviter trois idées fausses et proposer quelques jalons concrets », Eurofi Varsovie, 11 avril.
xxii Valéry (P.)(1931), Regards sur le monde actuel.

Mise à jour le 2 Juin 2025