Interview

Les Echos : « Nous ne pouvons plus continuer à marcher en somnambules vers le mur de la dette »

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 12 Juin 2025

François Villeroy de Galhau intervention

Entretien du Gouverneur de la Banque, François Villeroy de Galhau, au quotidien « Les Echos » du 12 juin 2025.

Les tensions internationales et la guerre des droits de douane vous conduisent à réviser à la baisse votre prévision de croissance pour cette année. Quel regard portez-vous sur l’économie française ?  

Le chaos semé par l’administration Trump pénalise d’abord la croissance américaine, mais il pèse sur la croissance mondiale. En faisant l’hypothèse centrale d’une hausse des droits de douane de 10 % et sans représailles européennes, la France connaîtrait un freinage limité de la croissance à 0,6 % en 2025, au lieu de 0,7 % prévus en mars. L’économie française croît toutefois désormais moins que nos voisins européens, même si elle échappe à la récession. La situation financière des entreprises - avec un taux de marge historiquement élevé – et des ménages – avec un pouvoir d’achat moyen en hausse - demeure plutôt satisfaisante, mais au prix bien sûr de finances publiques très dégradées. 
En cumulé d’ici à 2027, les politiques américaines représenteraient une perte de 0,4 point de PIB pour l’économie française. Le principal canal n’est pas l’effet mécanique des droits de douane – il retirerait 0,1 point – mais celui de l’incertitude qui pèserait pour 0,3 point. Cette imprévisibilité amplifie le défi français et européen qu’est la croissance molle, depuis trop longtemps.
 
L’inflation en France est désormais très basse. L’offensive américaine peut-elle la relancer ?

C’est très peu probable. La baisse des prix des matières premières, l’euro fort, le ralentissement de la croissance jouent en sens inverse. Même d’éventuelles représailles européennes auraient un effet limité puisqu’elles ne toucheraient que les importations d’origine américaine, à la différence des taxes américaines qui frappent toutes les importations, et sont donc beaucoup plus inflationnistes. 
La victoire contre l’inflation semble donc durable, avec cette année une inflation prévue à 1 % en France, puis 1,4 % et 1,8 % les deux années prochaines. L’inflation basse protège le pouvoir d’achat des Français. 

La faible inflation complique l’exercice budgétaire. La trajectoire de redressement des comptes publics du gouvernement Bayrou est-elle crédible ?

Selon notre projection, un déficit public ramené à 5,4 % du PIB cette année reste atteignable. Il passerait ensuite légèrement sous les 5 %, en 2026 puis 2027, le chiffre dépendant des budgets qui seront votés. Mais cela ne suffira pas encore à stabiliser la dette, qui augmenterait jusqu’à 120 % du PIB. La France aime encore trop la dépense publique. Tant qu’elle affichera un déficit primaire, hors charge d’intérêt, le ratio de dette sur PIB augmentera mécaniquement. Seul le cap des 3 % de déficit, affiché pour 2029, permettra de stabiliser ce ratio; il doit donc impérativement être tenu. C’est l’intérêt national, quel que soit le résultat des échéances électorales entretemps.
 
À quoi le pays s’exposerait-il s’il ne respectait pas ses engagements ? 

La menace est que la France soit prise en ciseau entre des prêteurs de plus en plus exigeants – les investisseurs obligataires ayant accru leur vigilance sur les politiques budgétaires partout, à commencer par les États-Unis – et des dépenses de plus en pressantes : charge de la dette, mais aussi défense et hausse des dépenses de transition, que ce soit en matière de climat, de numérique, et de vieillissement démographique. Nous ne pouvons plus continuer à marcher en somnambules vers le mur de la dette.
 
La France a toujours réussi à se financer à des conditions avantageuses. Comment évaluer le niveau d'alerte ?

Le mur de la dette, ce n'est pas l'idée que la France fasse faillite. Mais c’est un enfoncement continu, dont il y a deux juges de paix. D’abord la charge annuelle des intérêts : elle était de 30 milliards en 2020 et devrait dépasser 100 milliards en 2030. Ensuite, le poids du stock total de dette que nous transmettons aux générations d’avenir. Il représentait 30 % du PIB il y a 40 ans et il pèsera donc quatre fois plus lourd en 2027. Nos enfants et petits-enfants doivent déjà faire face à un monde plus dur et à la menace climatique. Ne leur laissons pas en plus une facture financière insupportable.

Comment ? 

L’action doit porter d'abord sur les dépenses, pour des raisons non pas idéologiques, mais pratiques. À modèle social proche, nos dépenses sont supérieures de plus de 9 points de PIB à celles de nos voisins européens. La réduction du déficit à 3 % passe donc par une stabilisation enfin des dépenses en volume [hors effet de l’inflation, NDLR]. L’État doit rester exemplaire, mais pas seul, car il ne représente qu’un gros tiers des dépenses totales. Les dépenses sociales et locales augmentent encore de plus de 2 % par an... L’effort doit être partagé et juste, et donc concerner tous, à commencer par les plus favorisés.
 
Êtes-vous favorable à une « année blanche » en 2026 ? 

Ce n'est pas à la Banque de France de décider, mais cette piste peut peut-être jouer un rôle, dans un contexte où l'inflation a diminué.
 
Que pensez-vous de la TVA sociale ?

Laissons d’abord jouer le dialogue social en cours, il fonctionne souvent bien. Je note juste qu’il n'y a pas de remède miracle lié à l’élargissement de l’assiette. Le passage d'une recette à une autre ne diminue pas le volume des dépenses. 
 
Ne craignez-vous pas les effets récessifs d’une réduction des dépenses ?

Si nous reprenons le contrôle de la dette, nous diminuerons l'incertitude en France. C’est un effet favorable de nature à contrebalancer l’effet keynésien d’une réduction des déficits. Et dans la durée, notre haut niveau de dépenses ne nous a en rien apporté un haut niveau de croissance, au contraire.
 
Quelle attitude adopter face à la dégradation de l’environnement international ?

Il nous faut dépasser la tétanie. Nous ne pouvons pas changer les politiques américaines, mais nous devons rapidement muscler les nôtres. L’Europe a conquis sa souveraineté monétaire il y a 25 ans avec l’euro, qui a aujourd’hui le soutien record de 83% des citoyens. Maintenant, au-delà de la défense, l’Europe doit gagner sa souveraineté économique, avec au moins trois « nouvelles frontières » liées. D’abord la finance : chaque année, les Européens épargnent plus de 1.000 milliards d'euros, c’est plus qu’aux États-Unis. Ensuite une communauté européenne de l'intelligence artificielle: il n’est pas trop tard, si nous mettons nos ressources en commun. Enfin, l’énergie décarbonée, qu'elle soit renouvelable ou nucléaire, avec ici un certain apaisement franco-allemand espéré. 
 
Comment mieux utiliser la finance ?

Aujourd’hui, notre épargne n'est bien allouée ni sur le plan géographique, ni en termes de nature des capitaux. 300 à 400 milliards annuels en net sont exportés, notamment aux États-Unis. L’Europe ne manque pas par ailleurs de crédits, elle manque de fonds propres pour financer l’innovation, si les réformes font émerger plus de projets rentables dans le numérique ou l’énergie.
Les levées de fonds de capital-risque sont cinq fois moins élevées qu’aux États-Unis. Plus globalement, les fonds propres représentent moins de 90 % du PIB en Europe, contre 215 % aux États-Unis. Les entreprises sont alors moins disposées à prendre des risques. Par exemple, dans le secteur automobile, il y a beaucoup d'investissement. Mais l'innovation de rupture, la voiture électrique, s’est développée aux États-Unis et en Chine.
C’est l’objectif de l’Union de l’épargne et de l’investissement. Il faut favoriser des intermédiaires financiers à la taille de l’Europe et non plus des seules frontières nationales: c’est vrai des fonds de capital comme des banques d’investissement. Une des clés pour cela est d’avoir une supervision européenne harmonisée. 
   
Quels sont les principaux risques pour la stabilité financière ?

L'imprévisibilité affecte la stabilité financière, jusqu’au marché obligataire américain qui était le refuge traditionnel. S’y ajoute la volonté de déréglementation financière affichée. Les nouveaux régulateurs américains ont cependant dit officiellement qu’ils comptaient transposer les règles bancaires de Bâle III. Mais il y a tous les risques liés à l’expansion d’une finance non bancaire trop opaque. Les acteurs des cryptos doivent aussi être régulés avant qu’il ne soit trop tard, tant que la taille du marché est maitrisable, comme l’Europe l’a fait.
 
Est-ce l’occasion pour l’euro de changer de dimension sur le plan international ? 

Le dollar reste au centre du système financier. Mais la volonté de diversification des investisseurs s’est amplifiée. Il existe pour l’euro une grande synergie entre l’objectif interne – développer l'Union de l'épargne et de l’investissement – et l’objectif externe, qui est d'attirer davantage d'investisseurs internationaux. Ce qui manque encore à l'euro, c'est un marché financier aussi intégré que le marché américain, avec en particulier un grand gisement d’actifs sûrs et liquides. Des pistes ont été évoquées, comme les émissions de dette européenne, ou la mutualisation d’une partie des dettes nationales: il faudra résoudre des difficultés techniques et politiques. Il y a donc une chance pour renforcer le rôle de l’euro ; mais rien ne sera automatique. 
 
Qu’entendez-vous par là ? 

Il y aurait une tentation de dire : l’administration Trump a créé des problèmes aux États-Unis, ce qui va bénéficier mécaniquement à l'Europe. Ce serait une illusion dangereuse. Face à un monde qui change très vite, il faut une mobilisation générale comme la Banque de France y appelle dans sa récente Lettre annuelle. Si nous n'agissons pas maintenant sur la dette en France, sur la croissance molle en Europe, nous allons subir et souffrir aussi. Réveillons-nous, pour saisir une opportunité unique, que sinon nous Européens ne retrouverons plus. 
Il faut donc à cette fin une date mobilisatrice, comme Jacques Delors avait su le faire pour le marché unique puis la monnaie unique : pourquoi pas le 1er janvier 2028, pendant les années Trump, pour mettre en œuvre les leviers de la souveraineté économique européenne ?
 
Approchons-nous de la fin du cycle de baisses des taux en zone euro ? Y a-t-il un risque de déflation ?

L’inflation dans la zone euro est attendue à 2 % cette année, et nous avons baissé nos taux d’intérêt à 2 %. Cette situation du « 2 et 2 » est favorable, ce qui ne veut pas dire que les taux soient nécessairement figés. Je plaide toujours pour un pragmatisme agile, en fonction des données. Je ne crois pas par contre au risque de déflation; mais s’il advenait, la BCE aurait les outils nécessaires pour réagir.
 

Mise à jour le 12 Juin 2025