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Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve
Intervenant

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France
Mise en ligne le 10 Juin 2025

Paris Finance Forum – 10 juin 2025
Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
Mesdames, Messieurs,
Je suis heureux de participer à cette nouvelle édition du « Paris Finance Forum », et je tiens à remercier chaleureusement Augustin de Romanet et Jean-Charles Simon pour leur invitation. Cette année, Paris a de nouveau démontré son dynamisme en se hissant à la quatrième place du classement OFEXi des places financières mondiales. Reste que ce n’est évidemment pas une année comme les autres, pour l’économie mondiale et pour la finance. Je vous propose d’y faire face avec le poète allemand Hölderlin : « Là où croît le danger, croît aussi ce qui sauve »ii . J’évoquerai ainsi trois menaces (1) avant de nous inviter à prendre trois paris gagnants (2).
1) Une année de basculement avec la conjonction de trois menaces
1.1. L’imprévisibilité (géo)politique
La première menace est évidemment (géo)politique, amplifiée cette année par le basculement américain.

Économiquement, les perspectives mondiales – mais en premier lieu américaines – sont nettement dégradées par le tournant protectionniste américain et l’imprévisibilité durable de la nouvelle administration. Mais c’est aussi un facteur de moindre stabilité financière, avec une volatilité exceptionnellement élevée à court terme, en particulier sur les marchés obligataires américains qui n’ont pas joué leur rôle habituel de refuge. La confiance dans le dollar comme devise internationale de réserve pourrait en être affectée, et le rôle international de l’euro favorisé, comme Christine Lagarde l’a bien développé à Berlin il y a quinze joursiii .
Dans ce contexte volatil, notre BCE est un pôle de confiance, en ayant mené depuis un an une normalisation monétaire réussie, avec huit baisses successives de nos taux courts. J’avais exprimé le souhait dès janvier dernier, alors que nos taux étaient encore à 3%, que nous revenions à 2% d’ici l’été. Nous y sommes depuis jeudi dernier, dans la zone favorable du « 2 et 2 » : une inflation prévue à 2% cette année, notre cible, et un taux directeur à 2%, bien en-deçà des niveaux américain et britannique à 4,25%. Mais, dans un environnement aussi incertain, zone favorable ne veut pas dire zone confortable ou figée : nous resterons à l’avenir pragmatiques en fonction des données et agiles autant qu’il le faut.
1.2. Les disruptions technologiques
La deuxième menace provient des transformations technologiques du secteur financier. Celles-ci créent autant d’opportunités que de vulnérabilités, en particulier dans deux domaines critiques : les crypto-actifs et l’intelligence artificielle (IA).
Les crypto-actifs reviennent aujourd’hui sur le devant de la scène ; c’est notamment le cas des stablecoins, le plus souvent adossés au dollar américainiv et fortement encouragés par la nouvelle administration américaine.

Ils posent un risque sérieux de « déseuropéanisation » et de privatisation de la monnaiev ; ils n’ont pas encore à ce jour de cadre fédéral robuste aux États-Unis et exposent leurs utilisateurs et le système financier à de nombreux risques. Le développement de l’IA est quant à lui décisif pour la productivité – que l’on peut estimer entre 0,3% et 1% de gain par an – ; mais peut contribuer à amplifier les vulnérabilités financières. Par exemple, la concentration du marché de l’IA pourrait aggraver le risque de dépendance à des acteurs tiers. L’utilisation des mêmes types d’outils pourrait aussi accroître les comportements moutonniers ; il en résulterait davantage de volatilité et de procyclicité.
1.3. Une désintermédiation du système financier
La troisième menace découle enfin des évolutions du système financier lui-même. L’intermédiation financière non bancaire (NBFI)vi a contribué pour deux tiers à la croissance du secteur financier depuis 2008, et représente aujourd’hui près de 50% des actifs financiers mondiauxvii .

Cette évolution pourrait permettre de diversifier les sources de financement de l’économie européenne. Toutefois, ces dernières années, plusieurs épisodes ont mis en évidence les vulnérabilités associées à la NBFI : trop opaque, très interconnectée, et parfois trop leveragée. Les hedge funds, dont l’utilisation du levier augmente en Europe comme aux États-Unis, représentent désormais plus de 50% des échanges sur le marché secondaire des dettes souveraines européennes. S’ils peuvent contribuer à la liquidité des marchés, ils sont aussi en cas de tensions des facteurs d’amplification potentielle de la volatilité. La croissance du crédit privé constitue un autre point d’attention : en 2024, les actifs sous gestion en Europe ont atteint 430 milliards d’euros, contre 150 milliards d’euros en 2014viii . Les expositions des banques à ces fonds privés restent difficiles à mesurer précisément par le superviseur et parfois par les banques elles-mêmes, compte tenu de l’opacité du marché et des multiples couches de levier dans l’écosystème.
2) Trois paris gagnants ?
J’en viens maintenant à trois paris paradoxaux. Des paris, car rien n’est gagné aujourd’hui, et notre niveau de jeu n’est pas encore à la hauteur. Paradoxaux car ils supposent de dépasser une forme de tétanie collective pour transformer ces menaces émergentes en opportunités.
2.1. La règlementation peut aider à conjuguer innovation et stabilité
Le premier pari, c’est qu’une règlementation adaptée peut aider à conjuguer innovation et stabilité. L’oxymore n’est qu’apparent : sans confiance, l’innovation ne serait que temporaire ; sans innovation, la stabilité financière ne serait qu’immobilisme. Illustrons-le par l’exemple des crypto-actifs. La France et l’Europe ont joué un rôle précurseur avec la création du statut de PSANix en 2019, suivi de l’adoption d’un cadre européen harmonisé autour du règlement MiCA . Ce dernier représente une avancée décisive : il soutient un développement sûr et durable de la finance tokenisée et permet notamment d’encadrer les stablecoins dollar. Leur essor, déjà rapide et qui devrait encore s’accélérer, ne saurait se faire au détriment de la souveraineté monétaire européenne.
Face au développement rapide des stablecoins dollar, notre première réponse est la monnaie numérique de banque centrale (MNBC) interbancaire et l’euro numérique, qui permet de maintenir le rôle clé de la monnaie centrale dans l’espace numérique.
Dans la sphère interbancaire, l’Eurosystème plaide ainsi pour une offre de règlement tokenisé en monnaie centrale et travaille à fournir une première solution aux banques et aux marchés financiers début 2026, suivie d’autres étapes. Ces « réserves bancaires tokenisées » constitueront un actif de règlement sûr et liquide pour les acteurs financiers, dans un univers des paiements très dynamique et une finance en voie de tokenisation. Dans la sphère de détail, l’Eurosystème se prépare à émettre un euro numérique. Ce « billet numérique + » réduira aussi notre dépendance aux réseaux internationaux, qui représentent 66% des paiements par carte en zone euro. Sa distribution s’appuiera sur un « partenariat public-privé » avec les banques commerciales, fondé sur un modèle économique équilibré.
Parallèlement, l’émergence d’alternatives en euros – stablecoins en euros, dépôts tokenisés, fonds monétaires tokenisés – mérite, en lien avec les acteurs de marché, un intérêt renforcé, y compris dans la perspective des usages transfrontières. Les autorités européennes doivent également suivre de façon rapprochée la mise en œuvre de MiCA et réfléchir à un règlement « MiCA 2 » tenant mieux compte de ces enjeux de souveraineté.
Enfin, il est essentiel de disposer d’outils de suivi et d’un cadre réglementaire adéquats pour la finance non bancaire. Afin de mieux tenir compte des risques liés aux interconnexions du secteur financier, l’ACPR et la Banque de France, conjointement avec l’AMF, élabore cette année un exercice pilote de stress test systémique associant des banques, des assureurs et des fonds d’investissement. Cet exercice sans visée règlementaire permettra de mieux comprendre la nature de ces risques et leurs canaux de propagation. Il est pionnier en Europe, où un tel exercice n’est pas immédiatement envisagé.
2.2. L’Europe peut gagner au basculement américain
Le deuxième pari paradoxal consiste à saisir le « moment de l’Europe » face au basculement américain. De ce sursaut, nous avons la capacité, à condition que nous en ayons la volonté, fermement et durablement. Disons-le clairement : aujourd’hui, le compte n’y est pas. Nous avons le bon diagnostic, avec les rapports Draghi et Letta en 2024, puis la stratégie présentée par la commissaire européenne Albuquerque en mars 2025. Mais nous avons besoin pour l’action d’une mobilisation générale, selon trois impératifs, 3 « i »xi , ou si l’on préfère, la taille multipliée par le muscle et par la vitesse.

Premièrement, nous devons intégrer plus le marché unique. Cela signifie miser sur sa taille – équivalente aux États-Unis – en supprimant les obstacles internes. Il faut aussi investir mieux, en priorité dans les innovations de rupture les plus prometteuses et échapper au « piège des technologies intermédiaires » souligné entre autres par Jean Tirolexii . Pour y parvenir, nous devons renforcer le muscle financier européen grâce à une véritable UEI. L’Europe ne manque ni d’épargne, ni de crédits : elle manque d’actifs sûrs et liquides pour attirer les investisseurs internationaux, et elle manque de fonds propres pour financer l’innovation. Il est donc prioritaire de développer plus largement le financement en fonds propres, qui s’élève à 215% du PIB aux États-Unis contre 88% en zone euro pour les sociétés non financières.

S’agissant du capital-risque, les levées de fonds dans l’UE ont été cinq fois moins importantes qu’aux États-Unis entre 2013 et 2023. Les investisseurs institutionnels pourraient être fédérés en s’inspirant de l’initiative française TIBI ou allemande WINxiii portée à l’échelle européenne. Des fonds paneuropéens pourraient être développés avec une nouvelle version de l’initiative Champions technologiques européens (ICTE) de la BEI ouverte aux investisseurs privés. Il faut enfin innover plus vite, avec moins de bureaucratie. Pour le secteur financier, cela passe par une approche européenne de la simplificationxiv consistant à réduire la complexité de la règlementation sans renoncer à l’objectif de stabilité financière, ni aux standards internationaux de Bâle : moins de normes, mieux mises en œuvre et donc plus efficaces. Je salue la mise en place de deux task-forces de haut niveau à la BCE et à l’EBA sur le sujetxv , avec des propositions concrètes attendues cette année.
Mais pour maintenant passer des intentions à l’action, il faut une date mobilisatricexvi comme, par le passé, Jacques Delors avait su le faire avec le 1er janvier 1993 pour le marché unique, puis le 1er janvier 1999 pour la monnaie unique. À la Commission de la proposer, mais pourquoi pas le 1er janvier 2028 ? En tout cas, nous devons changer de vitesse pour sortir plus puissants et souverains des années Trump.
2.3. La France et Paris sont mieux placées en Europe
Au sein de l’Europe, nous pouvons pour finir faire le pari de la France et de la place financière de Paris. Notre pays, s’il fait face à de lourds défis économiques et budgétaires, garde en effet beaucoup d’atouts. Nos entreprises, des plus grandes – aussi nombreuses qu’en Allemagne et rayonnant à l’international – jusqu’aux plus nouvelles (environ 400 000 entreprises ont été créées en 2024, soit 30% de plus qu’il y a 10 ans). L’épargne financière brute des Français qui représente près de 6400 milliards d’eurosxvii , et fonde la première place des institutions financières françaises en Europe. Enfin, la place financière de Paris, que vous représentez. Pour la sixième année consécutive, la France a été le pays européen le plus attractif pour les investissements étrangersxviii ; et Paris est d’après le Global Tech Index 2025xix l’écosystème le plus attractif pour la tech en Europe, devançant Londres, Stockholm et Munich. La loi Holroyd « Attractivité »xx de juin 2024 est par ailleurs venue renforcer notre compétitivité post-Brexit en facilitant les nouvelles introductions en bourse et en soutenant le financement du commerce international.
J’ai commencé avec Hölderlin, je vais conclure avec Paul Valéry: « L’avenir n’est pas ce qui va arriver, mais ce que nous allons fairexxi ». Depuis dix ans, nous avons su tirer les leçons des crises et préserver la stabilité financière. Mais aujourd’hui l’Histoire accélère ; l’Europe et la France doivent elles aussi accélérer par une règlementation permettant de conjuguer innovation et stabilité, et par une mobilisation générale construisant la souveraineté économique et financière de notre continent. La France a l’atout d’avoir le premier secteur financier d’Europe : de cette accélération, notre pays peut avoir à la fois la solidité, et l’ambition. Je vous remercie.
[i] Institut Louis Bachelier, Center for Financial Studies (2025), Classement OFEX, janvier
[ii] Hölderlin (F.) (1808), « Patmos »
[iii] Lagarde (C.) (2025), « Earning influence : lessons from the history of international currencies », discours, Berlin, 26 mai
[iv] Les stablecoins adossés au dollar représentent 99% de la capitalisation de marché. Source : Banque de France (2025), Rapport sur la stabilité financière, à paraître en juin
[v] Villeroy de Galhau (F.) (2025), Lettre au Président de la République : De la tétanie à la mobilisation générale, comment agir face au basculement américain, 9 avril ; Villeroy de Galhau (F.) (2025), « Une date mobilisatrice pour saisir le « moment de l’Europe », audition devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, 14 mai.
[vi] L’intermédiation financière non-bancaire (NBFI) désigne « un système de collecte de fonds et d’octroi de financements impliquant des acteurs qui n’appartiennent pas au système bancaire traditionnel » Source : Saillard (M.), Schwenninger (A.) et Watel (A.) (2023), « Intermédiation financière non-bancaire : vulnérabilités et enjeux », Bloc’Notes Eco Banque de France, septembre
[vii] FSB (2024), Global Monitoring Report on Non-Bank Financial Intermediation, décembre
[viii] Buch (C.) (2025), “Hidden leverage and blind spots : addressing banks’ exposures to private market funds”, The Supervision Blog, 3 juin. Il convient de noter que ces estimations sont basées sur des données de marché par manque de sources de données officielles sur ce marché.
[ix] Prestataire de services sur actifs numériques, statut instauré par la loi n°2019-486 du 22 mai 2019 dite « loi PACTE »
[x] Markets in Crypto-Assets (MiCA), règlement UE 2023/1114 du 31 mai 2023
[xi] Villeroy de Galhau (F.) (2025), Lettre au Président de la République : De la tétanie à la mobilisation générale, comment agir face au basculement américain, 9 avril.
[xii] Fuest (C.), Gros (D.), Mengel (P.-L.), Presidente (G.) et Tirole (J.) (2024), EU Innovation Policy – How to Escape the Middle Technology Trap, European Policy Analysis Group, avril
[xiii] Villeroy de Galhau (F.) (2025), « S’aventurer en eaux libres pour débloquer le potentiel d’innovation de l’Europe », discours à Euronext Paris, 18 mars
[xiv] Villeroy de Galhau (F.) (2025), « Une approche européenne de la simplification : éviter trois idées fausses et proposer quelques jalons concrets », Eurofi Varsovie, 11 avril
[xv] Villeroy de Galhau (F.) (2025), Présentation du rapport annuel de l’ACPR, discours, 27 mai
[xvi] Villeroy de Galhau (F.) (2025), « Une date mobilisatrice pour saisir le « moment de l’Europe », audition devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, 14 mai.
[xvii] Banque de France (2025), Épargne des ménages – Q4 2024, 22 mai
[xviii] EY (2025), Baromètre annuel 2024, mai
[xix] Dealroom (2025), Global Tech Index 2025, 21 mai
[xx] Loi n°2024-537 du 13 juin 2024 visant à accroître le financement des entreprises et l’attractivité de la France
[xxi] Valéry (P.) (1931), Regards sur le monde actuel
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Mise à jour le 10 Juin 2025