Interview

Financial Times : « L’agilité monétaire est la nouvelle règle du jeu »

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 24 Juin 2025

François Villeroy de Galhau – Interventions

Entretien du Gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, au Financial Times du 24 juin 2025.

M. le Gouverneur, vous avez laissé entrevoir une possible évolution vers une politique monétaire plus accommodante au cours des six prochains mois. Qu’avez-vous réellement à l’esprit ? Et dans quels scénarios pensez-vous que cela pourrait s’avérer nécessaire ?

Pour le moment, la question clé n’est pas de savoir ce que nous ferons. Nous ne pouvons pas y répondre aujourd’hui pour les réunions de juillet, de septembre ou les suivantes. Plus que jamais, depuis les dernières évolutions militaires en Iran, nous vivons des temps très incertains et l’heure est au pragmatisme. Ainsi, [toute décision sera] fondée sur des données, réunion par réunion, et ce n’est pas seulement le mantra officiel. À mes yeux, le cœur du message n’est pas ce que nous ferons, mais comment nous pensons, et c’est la question de l’agilité. En principe, tout le monde s’accorde sur l’agilité. Personne ne préconise la rigidité. Mais je reconnais que cela soulève des interrogations, et en particulier concernant la lisibilité. 

Notre réaction doit être comprise de tous. Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’expliquer davantage notre fonction de réaction. La politique monétaire a d’autres options que de choisir uniquement entre la forward guidance, qui appartient à une période révolue, et la cécité, en se limitant à une prise de décisions ad hoc. 

Cette position a-t-elle changé au cours de l’année dernière ? À bien des égards, la rhétorique de la BCE a toujours été de dire qu’il n’y a pas d’engagement à l’avance, mais une approche s’appuyant sur les données ?

Comme l’a déclaré Christine Lagarde, nous nous trouvons dans une position favorable, et relativement nouvelle. 

Si je regarde en arrière, nous avons connu jusqu’au Covid une période d’inflation trop faible et la priorité était très claire, y compris via des politiques non conventionnelles. Ensuite, nous avons traversé cette période de poussée inflationniste inattendue. Nous avons dû resserrer la politique monétaire et nous avons été efficaces. Pour citer une étude de la Banque de France, si nous nous étions trouvés dans une situation de moindre crédibilité des banques centrales et d’anticipations d’inflation moins ancrées, comme lors d’épisodes passés, nous aurions dû porter les taux d’intérêt à 8 % au lieu de 4 % [pour maîtriser l’inflation]. Nous avons ensuite connu une troisième phase au cours de laquelle nous avons pu assouplir notre politique en procédant à huit baisses des taux d’intérêt. 

Nous sommes désormais revenus à la normale avec un scénario « 2 et 2 » : des taux d’intérêt de 2 %, qui se trouvent être l’estimation moyenne de notre fourchette de taux d’intérêt neutres, et une inflation de 2 %. 

C’est un retour à la normale, mais le taux neutre et le taux terminal sont par nature deux notions distinctes. Ils peuvent coïncider, mais ne sont pas identiques. C’est pourquoi la nouvelle règle du jeu consiste à réfléchir un peu plus à l’agilité. 

Je pense que nous pouvons être à la fois lisibles et agiles. 

Si l’on compare le niveau de notre taux directeur avec celui de la BoE et de la Fed, le taux de la BCE est actuellement nettement plus bas, y compris en termes réels. Ceux qui reprochent à la BCE d’être trop restrictive devraient considérer ce signe intéressant d’efficacité. 

Milton Friedman a utilisé la métaphore de l’imbécile sous la douche, qui ajoute de l’eau chaude lorsqu’elle est trop froide, alors que l’eau chaude était déjà dans les tuyaux, et qu’il devra ensuite rajouter de l’eau froide, toujours avec retard. Cela s’applique-t-il à la BCE ?  

C’est une question qui se pose depuis longtemps. Mais examinons notre fonction de réaction, elle comporte trois éléments clairs depuis début 2023 : les perspectives d’inflation, l’inflation sous-jacente et la transmission. Les deux derniers éléments étaient essentiels au cours de notre phase de resserrement, mais comme nous sommes revenus à la normale, je pense que le premier élément est devenu plus important. Nous avons davantage confiance dans nos prévisions : il est évident qu’elles restent incertaines, mais les scénarios peuvent aider. C’est, à mes yeux, un point de référence important. 

Dans ce contexte, un autre défi majeur se pose : comment combiner l’agilité avec la vigueur et la persistance ? Lors de notre évaluation de la politique monétaire en 2021, nous avons dit que nous prendrions des mesures vigoureuses et ancrées dans la durée, et nous le répéterons probablement cette année. 

Si vous vous engagez dans une forward guidance avec un calendrier fixe, vous vous ancrez dans la durée mais vous ne pouvez pas être agile. À l’heure actuelle, cette forward guidance n’est pas pertinente. Cela signifie-t-il que vous n’avez rien à dire ? Non. Il s’agit plutôt de signaler et si nous donnons des signaux, ils devraient être clairement dépendants de la situation économique et être prêts à s’adapter de manière symétrique. 

Nous devons également être prêts à agir non pas plus fort, mais parfois plus vite. Il convient d’être prudent vis-à-vis de la tentation de vouloir toujours plus de données et d’attendre : une sur-interprétation ce que l’on appelle le « principe de Brainard ». Cela pourrait constituer un danger car nous risquons de nous heurter à « l’écueil de la prudence ». Si la Banque centrale donne l’impression d’attendre trop longtemps, cela pourrait entraîner un désancrage des anticipations d’inflation. Nous devons donc évaluer les données le plus rapidement possible et être éventuellement préparés, parfois, à des cycles de taux d’intérêt plus courts et plus rapides. 

Que signifie concrètement agir plus vite ? Cela signifie-t-il davantage de baisses de taux plus précoces qu’anticipé par les marchés ? 

Il est évident que je ne donnerai aucune indication sur les réunions à venir. Une approche pragmatique, fondée sur les données, réunion par réunion et agile ne veut pas dire que nous ne donnons aucune indication sur notre façon de penser et sur notre manière de procéder. Mais ce que nous déciderons en temps voulu dépendra des données. 

Puisque vous dites que la fonction de réaction est importante, que vous réagirez rapidement et que vos réflexions doivent être lisibles pour le public, nous devons aborder des questions hypothétiques. Qu’est-ce qui vous inciterait à baisser les taux et quelles sont les circonstances qui vous amèneraient à vouloir les relever ?

Permettez-moi de souligner l’évidence : nous suivrons de près les variations des prix du pétrole dans un avenir proche, en lien avec le conflit au Moyen-Orient. Le prix du baril de pétrole ne constitue toutefois pas en soi un repère suffisant pour notre fonction de réaction. Nous devons également tenir compte d’au moins deux autres éléments : le taux de change et, au moins aussi important, la question de savoir si la hausse des prix du pétrole sera temporaire avec des retombées limitées ou si elle aura des effets durables. À cet égard, nous devrions regarder l’inflation sous-jacente pour les retombées et les anticipations d’inflation pour les effets durables. Si nous observons des retombées sur l’inflation sous-jacente et un désancrage des anticipations d’inflation, nous pourrions alors éventuellement adapter notre politique monétaire. 

À l’inverse, si nous considérons les estimations actuelles des marchés, les anticipations d’inflation restent modérées et nous avons observé une appréciation significative de l’euro qui compense la hausse des prix du pétrole. Si ce constat se confirmait, il pourrait éventuellement mener à un nouvel assouplissement au cours des six prochains mois. Nous verrons comment la situation évolue.  

Selon les dernières prévisions des services de la BCE, l’inflation s’établirait à 1,6 % en 2026. Cette estimation est en grande partie basée sur des prix de l’énergie antérieurs à la dernière escalade au Moyen-Orient. Mais cela reste un niveau considérablement inférieur à la cible. Dans quelle mesure craignez-vous que cette inflation sous la cible ne devienne plus fréquente et permanente ? 

Nous devrons nous pencher sur la question. Du point de vue des marchés, le risque de ne pas atteindre notre cible est actuellement perçu comme plus élevé que celui de la dépasser. Mais il existe une nouvelle source d’incertitude importante, qui est le prix du baril de pétrole et la situation au Moyen-Orient, et cela peut agir dans les deux sens. 

Cela dit, en ce qui concerne l’imprévisibilité liée au protectionnisme, notre situation diffère de celle des États-Unis. On observera probablement un effet inflationniste aux États-Unis (cf. le dernier graphique de la Fed). Dans la zone euro, cela aura un effet négatif sur notre croissance, mais il ne devrait pas avoir d’effet inflationniste. Permettez-moi de citer au moins deux raisons. Si l’UE applique des droits de douane en représailles, ce qu’elle n’a pas encore fait pour le moment, ils ne concerneront que les importations américaines, alors qu’aux États-Unis, ils sont appliqués à toutes les importations. Deuxièmement, l’euro s’est beaucoup apprécié, de 10 % environ depuis le début de l’année. 

Un dernier point concernant les prévisions des services de la BCE : une partie de l’évolution de l’inflation résulte des prix des matières premières, mais pas la totalité. On constate un ralentissement significatif de l’inflation sous-jacente associé à une croissance beaucoup plus lente des salaires. Et cela constitue un autre élément qui donne confiance, que nous avons observé en France pendant des années, mais que nous pouvons maintenant observer ailleurs, y compris en Allemagne. 

Vous avez indiqué que selon les marchés, la probabilité que l’inflation à cinq ans soit inférieure à 1,5 % était de 40 %. Seriez-vous d’accord pour dire qu’il s’agit d’une probabilité élevée que la BCE soit confrontée à une inflation trop faible dans cinq ans? Comment interprétez-vous cette probabilité de 40 % ? 

Nous ne sommes pas guidés par les marchés. Mais jusqu’à présent, je pense que, sous réserve de chocs exogènes majeurs, si (j’insiste sur le « si ») un mouvement de politique monétaire devait intervenir au cours des six prochains mois, cela pourrait plutôt être dans le sens d’un assouplissement. Mais il est clair que les dernières évolutions militaires au Moyen-Orient pourraient entraîner un choc exogène important. Par conséquent, pas d’engagement à l’avance sur une trajectoire de la politique monétaire. 

Je crains de devoir encore insister. Vous avez parlé d’un « mouvement » au singulier, pourrait-il s’agir de « mouvements » au pluriel ?

Sommes-nous ici pour discuter de grammaire ? Sérieusement, mon intention est de fournir des principes et des points de référence pour expliquer comment nous analyserons les données, mais anticiper aujourd’hui sur les données serait une erreur professionnelle. 

Nous nous rapprochons désormais de ce qui pourrait se mettre en place au final entre l’Union européenne et l’administration Trump en matière de droits de douane. Supposons que l’administration américaine maintienne des droits de douane universels de 10 % sans aller au-delà. L’UE obtient donc quelque chose de similaire à l’accord avec le Royaume-Uni. Comment cela affecte-t-il votre vision de l’économie de la zone euro et comment cela pourrait affecter les politiques monétaires ? 

Je ne commenterai pas les négociations. L’UE doit négocier dans le calme et l’unité, et c’est ce qu’elle a fait jusqu’à présent. Mais ce n’est que la partie « réactive » de l’agenda. Nous devons négocier avec l’autre côté de l’Atlantique, mais nous pouvons renforcer notre côté. Notre trajectoire économique ne dépendra pas uniquement de l’accord commercial, même si j’espère qu’il y en aura un. En cas d’échec, d’ailleurs, nos scénarios montrent que cela se traduirait par un ralentissement de l’inflation et de la croissance pour l’Europe. 

Nous devons ajouter un agenda positif pour la croissance et l’innovation via la mise en œuvre des rapports Draghi et Letta. La croissance reste trop faible en Europe. Si la situation aux États-Unis a une vertu pour l’Europe, c’est d’être un signal d’alarme. Nous avons réussi à bâtir notre souveraineté monétaire il y a 25 ans : conquérir aujourd’hui notre souveraineté économique et financière est au moins aussi important que les négociations commerciales. Et à cet égard, nous risquons d’être trop lents. 

Pouvons-nous parler de l’indépendance des banques centrales ? À quel point la situation actuelle aux États-Unis est-elle dangereuse ? 

Le président Powell de la Fed nous montre admirablement comment un banquier central indépendant doit agir : dire la vérité et garantir la stabilité des prix et la stabilité financière. 

Dans de nombreux pays, il peut y avoir une tentation politique de réduire et d’attaquer l’indépendance. Mais l’indépendance n’a pas été décidée par les banquiers centraux et n’est pas une finalité en soi : c’est un outil. Il existe une très forte corrélation entre l’indépendance, la crédibilité des banques centrales, l’ancrage des anticipations d’inflation et l’efficacité de la politique monétaire.  

La BCE est parvenue à un taux d’inflation de 2 % avec un resserrement modéré (après un taux de 4 % au plus haut) grâce à la forte crédibilité de son action. Il est important de noter qu’en Europe, l’indépendance est inscrite dans le Traité et n’est pas menacée. Cette décision a été prise démocratiquement afin de disposer d’une politique monétaire plus efficace pour le bien-être de nos concitoyens. 

Aux États-Unis, le mandat de M. Powell prendra fin l’année prochaine, et le président Trump pourrait alors nommer quelqu’un qui soit plus en phase avec sa vision de la politique monétaire. Qu’est-ce que cela pourrait signifier pour l’économie mondiale et la BCE ? 

Nous verrons. 

Mais un aspect de la scène internationale est que la zone euro a désormais des taux beaucoup plus bas que les États-Unis. Cela a-t-il des effets économiques immédiats plutôt que futurs ? Pensez-vous qu’il s’agit d’une situation durable ? 

Cela montre une chose très importante : l’euro a apporté l’indépendance monétaire à la zone euro. Souvenez-vous de ce débat sur le découplage au printemps 2024 : à l’époque, la principale question était de savoir si les deux grandes banques centrales pouvaient réellement se découpler. Nous avions répondu que c’était le cas de toute évidence, et c’est ce qui s’est passé. Et cela n’a pas créé de difficultés sur les marchés financiers. 

A l’inverse, dans les années 1980 et 1990, lorsque l’euro n’existait pas, et que nous étions incertains quant aux évolutions de la politique monétaire américaine, avec des interrogations entourant les États-Unis, les effets étaient immédiats en Europe, sur les taux de change domestiques entre autres. 

S’agissant des taux d’intérêt à long terme, des différences ont toujours existé et nous les constatons à nouveau. Elles peuvent s’expliquer par divers éléments, y compris les anticipations de croissance, la politique budgétaire, etc. Et si l’on considère le taux de change, bien que les taux d’intérêt soient plus bas dans la zone euro, le taux de change s’est apprécié, ce qui a légèrement surpris. Nous tenons compte de cet effet désinflationniste, qui est assez important. Et c’est probablement un signe de confiance accrue dans l’Europe. 

Cela pourrait également refléter des doutes vis-à-vis des États-Unis plutôt qu’une plus grande confiance dans l’Europe. 

Je suis un banquier central positif, alors permettez-moi de me concentrer sur le côté positif de l’histoire. 

Comme vous l’avez souligné, l’indépendance de la BCE est garantie par le Traité et serait très difficile à modifier. Mais il pourrait y avoir des contraintes de facto, comme le niveau élevé de la dette publique, qui pourraient limiter la marge de manœuvre de la BCE, certains avertissant que l’Europe flirte avec une forme modérée de dominance budgétaire.

Permettez-moi d’être très clair à ce sujet. Je ne vois aucun risque de dominance budgétaire. Lorsque nous avons décidé de procéder à l’assouplissement quantitatif, certains ont affirmé qu’il s’agissait d’aider à financer les gouvernements. Ce n’était pas le cas. L’objectif était de lutter contre le risque d’une inflation trop faible et – si vous vous souvenez du Covid – contre le risque de déflation. Puis, lorsque la poussée inflationniste est survenue, certains ont déclaré : « La BCE n’osera pas relever les taux directeurs parce qu’il sera trop difficile pour les gouvernements de financer leur dette ». Mais nous avons relevé les taux sans hésitation et avec une grande efficacité. Je ne vois aucun risque de dominance budgétaire. 

Pour chacun des pays de la zone euro, la solution budgétaire doit venir de la politique budgétaire. En France, il faut ramener les déficits à 3 % d’ici 2029 pour stabiliser la dette publique par rapport au PIB; et pour atteindre 3 %, le niveau des dépenses totales doit être stabilisé en termes réels. La trajectoire budgétaire est claire, c’est une question qui relève des gouvernements et du débat politique. Cela n’est pas du ressort de la BCE.

Mise à jour le 25 Juin 2025