Interview

France Info : « Il est temps que l’Europe quitte le banc de touche pour conquérir sa souveraineté économique »

Mise en ligne le 12 Juin 2025

François Villeroy de Galhau intervention

Interview de François Villeroy de Galhau, le Gouverneur de la Banque de France, dans la matinale de France Info le 12 juin 2025.

« Il est temps que l’Europe quitte le banc de touche pour conquérir sa souveraineté économique »

« Il est temps que l’Europe quitte le banc de touche pour conquérir sa souveraineté économique »

Salhia Brakhlia

Bonjour François Villeroy de Galhau.

François Villeroy de Galhau

Bonjour Salhia Brakhlia et Jérôme Chapuis.

Salhia Brakhlia

Avec la Banque de France, vous publiez aujourd’hui vos projections pour l’économie française pour les mois à venir. On va en parler dans le détail. Mais d’abord dans l’appréciation générale que vous faites de notre situation, il y a deux points qui vont plutôt à l’encontre du discours ambiant. Premier point d’abord, le pouvoir d’achat moyen est en hausse en France. Vraiment ?

François Villeroy de Galhau

Oui, ce n’est d’ailleurs pas nous qui le disons, c’est l’INSEE qui, de façon indépendante, le constate. Je suis tout à fait conscient que ce n'est pas forcément ce que ressentent ceux et celles qui nous écoutent. Ce qui se passe de positif, c'est qu'au milieu d'un environnement très incertain, d'une croissance trop faible, on va en reparler, il y a une nouvelle assurée, c'est la victoire contre l'inflation. Nous prévoyons pour cette année une inflation en France descendue à 1% en moyenne. Et cela veut dire que depuis l'an dernier, les salaires progressent plus vite que les prix. Donc, il y a du pouvoir d'achat salarial, sur la feuille de paie. Pourquoi la perception est-elle souvent différente ?

Salhia Brakhlia

La perception est différente pour les Français.

François Villeroy de Galhau

Parce que les Français ont en tête, et on peut le comprendre, la hausse des prix passés, notamment sur certains biens sensibles comme l'alimentation. On ne va pas revenir en arrière sur la hausse des prix passés. On ne va d'ailleurs pas revenir en arrière, heureusement, sur les hausses de revenus qu'il y a eu pendant ce temps-là : les salaires, les retraites, les prestations sociales, etc. Mais il y a aujourd'hui du pouvoir d'achat salarial dans l'économie française.

Jérôme Chapuis

Mais le pouvoir d'achat par rapport à la période d'avant l'inflation, est-ce qu'il est aujourd'hui supérieur ?

François Villeroy de Galhau

Globalement, oui. Je me méfie beaucoup de ce « globalement » que je viens d'employer. C'est pour cela que j'ai parlé du pouvoir d'achat salarial, ce qui se voit sur la feuille de paie. Dans le pouvoir d'achat global, notamment il y a les revenus financiers liés au niveau des taux d'intérêt. Quand les taux d'intérêt ont été élevés pour vaincre l'inflation - ce que nous avons dû faire - les revenus financiers ont été plus forts. Maintenant, quand les taux d'intérêt baissent, ces revenus financiers ont aussi tendance à baisser. Mais ce qui est le plus réel, tangible, c'est ce pouvoir d'achat salarial.

Salhia Brakhlia

Alors, plus de pouvoir d'achat, l'inflation ralentit ?

François Villeroy de Galhau 

Je le dis aussi, au passage, il y a une autre composante du pouvoir d'achat qui est relativement favorable dans notre prévision, c'est que l'emploi tient bon. On craignait, souvenez-vous, une forte augmentation du taux de chômage. Et dans notre prévision, nous avons un peu abaissé la croissance, mais nous avons aussi abaissé le taux de chômage. Les entreprises ont tendance à garder leurs salariés.

Salhia Brakhlia

On va revenir sur la croissance mais quand même, dans ce que vous décrivez, le pouvoir d'achat qui est en hausse, l'inflation qui ralentit, et pourtant la consommation ne repart pas.

François Villeroy de Galhau

La consommation repart mais très progressivement, parce qu'entre le pouvoir d'achat salarial et la consommation, il y a une variable très importante, c'est le taux d'épargne. C'est vrai que les Français, comme d'ailleurs les Européens, continuent à épargner beaucoup. C’est lié à l'environnement d'incertitude très forte qui pèse sur notre économie. Il y a une incertitude nationale, ce sont les questions de dette publique, on va en reparler. Malheureusement, s'y est ajoutée depuis quelques mois une incertitude internationale à cause des politiques américaines.

Jérôme Chapuis

Il y a deux points : ce pouvoir d'achat moyen qui est en hausse qui nous surprenait, puis autre point qui nous surprend, les marges des entreprises, dites-vous ce matin chez nos confrères des Echos, sont historiquement élevées. On a plutôt tendance à parler ces temps-ci des difficultés des entreprises. Vous dites que les marges des entreprises sont historiquement élevées.

François Villeroy de Galhau

En moyenne, c'est incontestable. C'est bien sûr une moyenne, il peut y avoir certaines entreprises en difficulté, il faut évidemment y être très attentif. Mais globalement, d'abord, le soutien pendant le Covid, le quoi qu'il en coûte, a beaucoup aidé les marges des entreprises. Et aujourd'hui, ces marges résistent plutôt bien. Pour autant, le volume de l'activité est décevant. Quand vous êtes un chef d'entreprise, vous regardez à la fois votre taux de marge et celui-ci résiste plutôt bien en moyenne.

Jérôme Chapuis

Oui mais elle dégage des bénéfices alors.

François Villeroy de Galhau

Et tant mieux, parce qu'avoir des entreprises en meilleure santé, c'est une bonne chose pour l'économie française. Mais le même chef d'entreprise regarde aussi son volume d'activité. Et là, nous tombons sur le problème de la croissance trop faible. Nous publions d'ailleurs aussi ce que nous appelons notre enquête mensuelle de conjoncture, réalisée sur le terrain, auprès de 8 500 entrepreneurs. Et nous disons qu'on devrait avoir à nouveau une croissance autour de 0,1 % ce deuxième trimestre, comme au premier trimestre. C'est trop faible, trop ralenti. La France échappe à la récession, mais la France et l'Europe ne peuvent pas se contenter de cette croissance molle. Il faut vraiment nous réveiller et nous mobiliser là-dessus.

Salhia Brakhlia

Justement, cette croissance, c'est la troisième fois que vous la revoyez à la baisse en très peu de mois. Est-ce qu'on peut vous faire confiance, là, encore cette fois-ci ?

François Villeroy de Galhau

Nous faisons de façon indépendante, Salhia Brakhlia, la meilleure prévision possible. Nous avons révisé à la baisse parce que - vous en témoignerez avec moi - l'incertitude internationale depuis mars, qui était notre prévision précédente, a beaucoup augmenté. On a eu sur la table toutes les annonces de M. Trump sur des droits de douane très élevés. Cela freine d'abord la croissance américaine, je veux le souligner, mais cela pèse par contrecoup sur la croissance mondiale et européenne. Surtout, cela augmente beaucoup l'incertitude dont nous parlions. Mais on ne peut pas changer l'autre côté de l'Atlantique. Par contre, l'appel fort que nous lançons, c'est à muscler notre côté, à nous unir, nous Européens, d'abord pour nous défendre face aux mesures commerciales américaines, mais surtout pour nous muscler. Nous avons, nous Européens, beaucoup de moyens disponibles pour pousser notre propre croissance. C'est le moment.

Salhia Brakhlia

Là, il y a l'incertitude parce qu'on est toujours en négociation avec les Américains sur les droits de douane. Cette incertitude, vous l'avez dit, a un impact sur la croissance. Mais si on décide de répliquer, de faire de la réciprocité avec les Américains, est-ce qu'en gros, on va plus se faire de mal à nous qu'aux Américains ?

François Villeroy de Galhau

Les droits de douane font du mal à tout le monde, des deux côtés. Donc le meilleur accord possible, attendons début juillet, c'est celui qui comporterait le moins de droits de douane possible de part et d'autre. Au passage, je souligne que les droits de douane, c'est une taxe qui est payée par les consommateurs américains aujourd'hui, et qui fait baisser leur pouvoir d’achat. Si on répond, cela n'aura pas, nous semble-t-il, d'effet inflationniste équivalent en Europe, parce que d'éventuels droits de douane européens seront plus faibles. Ils ne porteront que sur les importations d'origine américaine alors que M. Trump taxe, lui, tout le monde. Et puis l’Europe bénéficie de la baisse du prix du pétrole et du gaz, et de l'euro qui est fort. Mais ce que je veux souligner très fort, c'est qu'il faut aussi un agenda positif. Il est temps que l'Europe quitte le banc de touche dans le match économique mondial.

Jérôme Chapuis

Mais ça veut dire quoi, il faut un agenda politique, concrètement ? Ce sont des investissements ?

François Villeroy de Galhau

Sur l'agenda positif, le diagnostic a été fait. C'est le rapport Draghi dont on a parlé l'année dernière, ou le rapport Letta, un autre ancien premier ministre italien. L'Europe doit s'unir dans le domaine de la défense. Mais si je reste à l'économie, l'Europe doit conquérir sa souveraineté à travers trois nouvelles frontières. Il y a la finance : nous avons beaucoup d'épargne en Europe. Utilisons-la pour nos besoins d'investissement à nous. Il y a l'intelligence artificielle... 

Jérôme Chapuis

On avait Arthur Mensch tout à l'heure [de Mistral IA]…

François Villeroy de Galhau

C'est la preuve que la bataille de l'intelligence artificielle n'est pas perdue. Si nous, Européens, nous mettons nos forces en commun, nous pouvons avoir une IA européenne. Et puis, il y a une troisième nouvelle frontière, c'est l'énergie décarbonée, que ce soit le renouvelable ou le nucléaire. Si on réussit sur la finance, ce qu'on appelle l'union d'épargne et d'investissement, à utiliser nos propres ressources, nous allons pouvoir financer les investissements dans l'intelligence artificielle et dans l'énergie décarbonée que j’ai citées. 

Jérôme Chapuis

Et juste d’un mot, on vous sent inquiet ce matin parce qu’on a l’impression que tout ça n'avance pas. Vous nous parlez de rapports qui ont été rendus il y a plusieurs mois et dont on ne parle plus aujourd'hui.

François Villeroy de Galhau

Il y a quand même un certain nombre de propositions de la Commission, peut-être que Bruxelles est trop discret. Mais je propose un repère, une mobilisation extrêmement claire. Il y a longtemps, on s'en souvient peut-être, Jacques Delors avait fait le marché unique avec une date mobilisatrice, le 1er janvier 1993. Tout le monde avait cru à cette date, et donc il y avait eu un alignement des réformes politiques et des intentions des chefs d’entreprise. Aujourd'hui, je crois qu'il nous faut une date pour cette souveraineté économique européenne, la finance, l'intelligence artificielle, l'énergie décarbonée. Et cette date, elle doit être pendant les années Trump. Ce n'est pas à moi de la fixer, mais pourquoi pas le 1er janvier 2028 ? 
Nous avons aujourd'hui sur la table tout ce qu'il faut pour nous réveiller. Mais n'attendons pas simplement que les problèmes américains fassent le bonheur de l'Europe. Si nous ne nous réveillons pas, nous allons aussi subir et souffrir.

Salhia Brakhlia

La difficulté, François Villeroy de Galhau, c'est qu'au niveau des 27, tout le monde ne se porte pas forcément bien, et c'est notre cas. La France, la construction du budget qui doit être débattue cet automne a commencé. Un seul chiffre, 40 milliards d'euros à trouver pour se donner une chance de stabiliser la dette, de rééquilibrer les comptes. Si on n'y parvient pas, qu'est-ce qui se passe ?

François Villeroy de Galhau

C'est effectivement la deuxième maladie que nous avons à soigner. Si vous me permettez de poursuivre simplement cette image, nous avons vaincu la maladie aiguë qu'était l'inflation, c'est une bonne nouvelle. Mais il nous reste deux maladies à traiter. C'est la croissance trop molle en France et en Europe, on vient d'en parler, et puis c'est la dette trop élevée en France. Le budget 2026, que vous citiez, est une étape sur la guérison de cette maladie. C'est une étape qui ne suffira pas : il faut un effort sur plusieurs années. Pour stabiliser cette fameuse dette, qui ne cesse d'augmenter par rapport au PIB, par rapport à la taille de notre économie, il faut ramener le déficit sous 3%.

Salhia Brakhlia

D'ici 2027 ?

François Villeroy de Galhau

Le Gouvernement a dit 2029, cela me paraît un bon repère pour l'intérêt national.

Jérôme Chapuis

C'est une étape qui ne suffira pas, dites-vous, mais cette étape est déjà très loin d'être gagnée si on en juge par l’instabilité politique. Non mais c’est la question de Salhia BRAKHLIA.

François Villeroy de Galhau

Je vais revenir sur les moyens, mais il est important, dans ces défis difficiles qui sont les nôtres, que nous sachions regarder assez loin. Si on reste trop à court terme, on ne va pas y arriver.

Jérôme Chapuis

Mais notre question, c'était s'il n'y a pas de budget, comme l'année dernière, qu'est-ce qui se passe ?

François Villeroy de Galhau

Pour aller à 3% en 2029, nous partons probablement cette année de 5,4% de déficit. Nous redisons au passage que cet objectif nous paraît atteignable, y compris avec nos prévisions de ce matin. Ensuite, cela veut dire un effort chaque année, et nous estimons que cet effort, il peut être atteint par la stabilisation des dépenses publiques totales.

Salhia Brakhlia

Ça veut dire quoi ?

François Villeroy de Galhau

Nous parlons de stabilisation en volume, comme disent les économistes, c’est-à-dire quoi après prise en compte de l'inflation. Le total de nos dépenses n'augmente pas plus que l'inflation. Vous le voyez, ce n’est pas une austérité sauvage, des coupes globales, etc. Mais il se trouve que la France a déjà les dépenses publiques les plus élevées d'Europe et du monde, on doit les stabiliser en termes réels, c'est-à-dire après inflation. Cela ne veut pas dire pour autant que c'est facile, parce que nous n'avons pas réussi jusqu'à présent à stabiliser ces dépenses publiques, qui continuent à augmenter année après année. Et cela ne peut pas porter sur le seul État, on parle beaucoup du budget de l'État. L'État, c'est un gros tiers des dépenses publiques totales, mais il y a les deux autres tiers, ce sont les dépenses sociales et locales. Il faut donc un effort de tous, juste et partagé. L'État doit être exemplaire, il doit faire probablement plus d'efforts que les autres. Mais les dépenses sociales et locales continuent à progresser de plus de 2% par an en volume. Cela n'est pas tenable.

Salhia Brakhlia

Du coup, je vous relance là-dessus. Si on garde le budget 2025 tel qu'il est pour 2026, en prenant en compte l'inflation l'année prochaine, en fait, on est bien.

François Villeroy de Galhau

Là, vous parlez du budget de l'État, et je disais à l'instant que l'État doit être exemplaire, donc l'État doit probablement faire moins.

Salhia Brakhlia

Donc il faut garder de l’économie quand même.

François Villeroy de Galhau

Par ailleurs, il y a la question de ce qu'on appelle l'année blanche, d’avoir beaucoup de dépenses qui sont simplement reconduites en valeur, en euros courants par rapport à l'année précédente. Ce n'est pas à la Banque de France de décider des pistes budgétaires, mais cette « année blanche » est peut-être une piste possible. Mais on ne peut pas purement et simplement reproduire le budget de l'année précédente parce qu'il y a certaines dépenses qui augmentent. Je vais en citer une, malheureusement, qui est évidente, c'est la charge de la dette. Comme le poids de la dette ne cesse d'augmenter, chaque année, on paie beaucoup plus d’intérêts. Je rappelle ces chiffres, parce qu'ils marquent le mur de la dette vers lequel, malheureusement, nous avançons toujours, et je dis que nous ne pouvons pas continuer à avancer en somnambules. 30 milliards de charges d'intérêt au début de la décennie, en 2020, plus de 100 milliards en 2030. Cet argent, qu'on doit consacrer chaque année à payer les intérêts de la dette, c'est autant qu'on n'a pas pour les dépenses d'avenir, pour notre défense, pour le climat ou pour l'éducation des jeunes.

Jérôme Chapuis

Vous nous disiez qu’il ne faut pas avancer en somnambules vers le mur de la dette. Pour cela, faut-il réduire le nombre de fonctionnaires en France?

François Villeroy de Galhau

Ce n'est pas à la Banque de France de décider en la matière. Je crois qu'il faut regarder politique par politique et peut-être comparer avec ce que font nos voisins européens.

Jérôme Chapuis

Si on compare, on est au-dessus.

François Villeroy de Galhau

Je crois beaucoup au modèle social européen, à ce qu’il apporte en services publics, en justice sociale. Mais quand on se compare à nos voisins européens, notre problème, c'est qu'il nous coûte beaucoup plus cher. Les dépenses publiques en France, qu'il faut stabiliser au total, c'est 9% de PIB de plus que la moyenne de nos voisins européens. Cela fait 270 milliards d'euros. Je ne suis pas en train de dire qu'on peut faire 270 milliards d'euros d'économies d'un claquement de doigts. Mais il y a quand même un écart d'efficacité sur lequel on doit s'interroger, politique par politique. Ce peut être le cas de la santé, de l'éducation, du logement, de la sécurité. Qu'est-ce qui marche le mieux chez nos voisins ? C'est plutôt de cela que je déduirais le nombre de fonctionnaires.

Salhia Brakhlia

Et là encore, vous voyez le gap entre la réalité et le sentiment des Français. Vous parliez ce matin d'une possibilité de réduire le nombre de fonctionnaires. Les Français, eux, disent qu'il n'y a pas assez de services publics. L'hôpital va mal. L'éducation nationale va mal. Les forces de l'ordre vont mal. En fait, le service rendu par les fonctionnaires n'est pas à la hauteur.

François Villeroy de Galhau

C'est normal, nous avons tous nos contradictions. Et moi aussi je suis un citoyen français, moi aussi je suis attaché au service public. Donc tous souhaiteraient qu'il y ait probablement encore davantage de dépenses sur les services publics mais en même temps payer moins d'impôts et qu'il y ait moins de dettes. Donc le débat démocratique sert à réconcilier ces différentes aspirations. C'est pour cela qu’il n’est pas facile. Mais le bon fonctionnement des services publics ne passe pas toujours par l'augmentation du nombre de fonctionnaires. Ce peut être aussi des services mieux rendus, de l'utilisation de l'informatisation, une réorganisation. Je me méfie énormément du débat idéologique sur ce sujet. Ayons le bon sens, pratique, qui est celui de beaucoup de nos concitoyens. Regardons ce qui marche le mieux ailleurs.

Jérôme Chapuis

Alors pour équilibrer les comptes, certains préconisent aussi la mise en œuvre d'une taxe dite taxe Zucman, impôt de 2% sur les plus riches, dont le patrimoine est supérieur à 100 millions d'euros, qui pourrait selon ses promoteurs rapporter 20 milliards d'euros. On rappelle qu'on cherche 40 milliards pour l'an prochain. D'abord, est-ce que la Banque de France a évalué ses effets ?

François Villeroy de Galhau

Non, la Banque de France n'a pas évalué ses effets et elle n'est pas en charge des choix fiscaux. C'est un débat politique, démocratique. Il y a d'ailleurs, aujourd'hui, un débat au Sénat. À titre personnel, je dirais simplement la chose suivante : je suis très sensible à la justice fiscale, et je suis un peu prudent sur ce qui pourrait être une illusion fiscale. Qu'est-ce que je veux dire par là ? Sur la justice fiscale, le Gouvernement lui-même a annoncé, depuis janvier, réfléchir à une taxe anti-optimisation sur les hauts patrimoines. C'est à lui de préciser ses projets dans les semaines qui viennent. Je suis prudent, en même temps, sur ce qui pourrait être une illusion fiscale à cause du rendement qui est annoncé de cette taxe Zucman, du nom de l'économiste qui le propose.

Salhia Brakhlia

Quinze à vingt milliards.

François Villeroy de Galhau

15 à 25, mettons autour de 20, ce que vous disiez. C'est beaucoup plus que ce ne qu’a jamais rapporté l'ISF, l'Impôt de solidarité sur la fortune en France, qui était autour de 5 milliards. Pourquoi y a-t-il cette différence ? Très probablement parce que cette taxe frapperait cette fois aussi les biens professionnels, c'est-à-dire les entreprises françaises, leurs créateurs et leurs propriétaires. Je crois que vous receviez tout à l'heure le créateur de Mistral, un des grands succès de l'intelligence artificielle. Là, il faut qu'on soit un peu prudent sur l'idée qu'on va taxer les créateurs ou les actionnaires des plus belles entreprises françaises. Cela aurait des conséquences économiques...

Jérôme Chapuis

C'est pour ça qu'il faut parler d'illusion fiscale à ce propos-là ?

François Villeroy de Galhau

…Surtout que cette taxe n'existe pas dans d'autres pays. La priorité, pour redresser notre problème de dette, et on le souhaite tous, c'est l'effort d'abord sur les dépenses. Pour une raison très simple : la France a déjà plus d'impôts que nos voisins - c'est pour ça que les Français ne souhaitent pas l'augmentation des impôts - mais la France a encore plus d'écarts de dépenses par rapport à nos voisins. Donc c'est d'abord de ce côté-là qu'il faut que l'on regarde. Là, je plaide pour un effort juste et partagé et un effort qui doit commencer par les plus favorisés. C'est vrai aussi du côté des dépenses.

Salhia Brakhlia

Est-ce qu'on peut commencer l'entretien en disant « Les marges des entreprises sont très hautes, ont explosé ces dernières années » ? Dire qu’on manque de justice…

François Villeroy de Galhau

Je n'ai pas dit du tout qu'elles avaient explosé.

Salhia Brakhlia

Historiquement élevées. On ne peut pas commencer l'entretien en disant ça, puis après dire effectivement : « Il y a un besoin de justice fiscale en France, et puis après dire que si on taxe les plus riches, en fait il y a un risque, c'est qu'ils partent ». Ceux qui nous écoutent et nous regardent ce matin, ils doivent se dire en fait, elle est où la justice fiscale ?

François Villeroy de Galhau

Tout ce que vous venez de dire est absolument vrai... Mais quand on regarde les impôts, les cotisations sociales, etc., qui pèsent sur les entreprises en France, elles ne sont pas plus faibles que chez nos voisins, au contraire. Nous sommes dans un monde de compétition économique. Donc nous ne pouvons pas décider tous seuls notre charge fiscale sans tenir compte de la concurrence des autres entreprises européennes et dans le monde. Au passage, la concurrence est une très bonne chose pour les consommateurs. Elle permet d'avoir des produits nouveaux, des produits moins chers, etc. 
Mais, je le disais, le débat budgétaire c'est un équilibre. Il n'y a pas de solution miracle. Si l'augmentation des impôts et le fait d'avoir des impôts plus élevés nous permettaient de réduire notre problème de dette, peut-être. Mais malheureusement, nous avons des impôts plus élevés que les autres et malgré cela, nous avons une dette plus élevée, parce que nous avons des dépenses moins efficaces que les autres pays.

Jérôme Chapuis

La Banque centrale européenne, dont la Banque de France est l'un des actionnaires, baisse son taux directeur. Ça a des conséquences sur l'activité économique, sur les prêts immobiliers aussi. La dernière fois, la dernière baisse, c'était jeudi dernier, il y a une semaine. Ce taux de dépôt, il est actuellement de 2 %. Est-ce que c'est terminé pour cette année ?

François Villeroy de Galhau

Je souligne que c'est une bonne nouvelle liée à la victoire contre l'inflation dont nous parlions. Nous avons abaissé nos taux huit fois de suite, de 4 % à effectivement aujourd'hui 2 %. C'est beaucoup plus bas que l'Angleterre ou les États-Unis qui sont à 4,25%. Et cela a des conséquences très directes, très concrètes pour les Français. Le crédit immobilier aujourd'hui est reparti. Les Français ont recommencé à emprunter et nous avons publié les chiffres vendredi dernier. La moyenne des taux du crédit immobilier est aujourd'hui autour de 3,1%. Là aussi, c'est une moyenne. On était à plus de 4 % en début 2024. C'est le bon moment pour emprunter. Pour les taux futurs, nous verrons en fonction de l'évolution de l'inflation.

Jérôme Chapuis

Mais si on vous écoute, puisque l’inflation est stabilisée…

François Villeroy de Galhau

Je l'ai assez plaidé à propos du budget et de la comparaison des dépenses : je ne suis jamais sur des positions figées à l'avance. Je crois au pragmatisme et à l'agilité en matière monétaire. Nous verrons.

Salhia Brakhlia

Il y a des indicateurs qui vont bien. On vient d'en citer un, mais il y a la situation politique aussi. Le budget, évidemment, prend en compte cette situation politique. À partir du 8 juillet, l'Assemblée nationale peut à nouveau être dissoute par le président de la République. Les oppositions, elles, menacent de censurer le Gouvernement en fonction du budget qui sera présenté début juillet. Que se passerait-il pour l'économie française en cas de nouvelle dissolution ? Ah, vous faites les gros yeux.

François Villeroy de Galhau

Là, joker, si vous voulez bien : la Banque de France n'est en rien en charge des évolutions politiques.

Salhia Brakhlia

Non mais, là, on plonge dans le brouillard, c’est ça ?

François Villeroy de Galhau 

C'est aux forces politiques de décider. La Banque de France est indépendante du Gouvernement et des partis politiques.

Jérôme Chapuis

Mais la question est : est-ce qu'on peut se permettre le luxe d'une nouvelle crise politique ?

François Villeroy de Galhau

Je ne fais pas de politique fiction. Ce n'est pas mon métier. Notre métier, c'est l'économie avec notre expertise, mais je rattache cela à ce que vous disiez tout à l'heure sur l'incertitude. Tout ce qui, aujourd'hui, accroît l'incertitude est plutôt mauvais pour l'économie, pour la croissance, pour l'emploi. Tout ce qui, aujourd'hui, accroît la mobilisation et l'unité est bon. M. Trump divise beaucoup les Américains. Je crois que nous, Européens, il faudrait que nous en tirions la leçon positive, c'est-à-dire que nous sachions nous unir. Ce que je dis là pour l'Europe et pousser la croissance, vaut aussi, d'une certaine façon, pour la France et résoudre le problème de la dette. Arriver à réduire le déficit, c'est l'intérêt national, quel que soit le résultat des élections à venir.

Jérôme Chapuis

J'ai une toute dernière question parce qu'on en parlait ce matin sur France Info. Nos voisins suisses envisagent d'inscrire dans la Constitution l'argent liquide, l'existence de l'argent liquide, alors que chez nous, le ministre de la Justice prône exactement l'inverse, fin mai, la fin de l'argent liquide pour lutter contre les trafics. Comme gouverneur de la Banque de France, quelle est votre position ?

François Villeroy de Galhau

Là-dessus, je ne crois pas qu'il y ait besoin de changer la Constitution, l'accès des Français au cash, aux billets de banque, c'est un de leurs droits. Il sera maintenu. Il faut que les Français puissent choisir la forme de monnaie qu'ils préfèrent. Certains préfèrent les billets de banque, d'autres payent par carte ou avec leur mobile. Demain, nous ferons peut-être un euro numérique aussi. Mais cette liberté d'usage des différents moyens de paiement, c'est un élément très central de confiance dans la monnaie. La Banque de France est fière de fabriquer les billets de banque. Nous allons d'ailleurs faire une usine ultra-moderne à côté de Clermont-Ferrand. Vous voyez, c'est la preuve de notre confiance dans l'avenir des billets.

Jérôme Chapuis

Merci François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France. 

Mise à jour le 13 Juin 2025