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Redémarrons l’Union bancaire

J’aurais aimé être à Ljubljana aujourd’hui ; je tiens néanmoins à adresser virtuellement mes remerciements les plus chaleureux à David Wright et à Didier Cahen pour avoir rendu cet événement possible. Durant la phase aiguë de la crise, les gouvernements de l’UE et la BCE ont fait ce qu’il fallait pour soutenir les économies, ce qui nous permet aujourd’hui de rebondir rapidement. Le système bancaire européen a prouvé sa capacité de résistance et, contrairement à des inquiétudes excessives, il n’y aura pas de tsunami de faillites d’entreprises et donc pas d’augmentation majeure des prêts non performants. Toutefois, après l’intervention réussie des « pompiers », il est désormais temps de faire appel à nos architectes: l’Europe doit enfin libérer tout le potentiel de son Union bancaire. Je serai ce matin dans la même veine que l’excellent discours d’Andrea Enria hier, discours que je salue et soutiens totalement. Aujourd’hui, j’examinerai tout d’abord la situation actuelle de l’Union bancaire, y compris les impasses auxquelles elle se heurte, avant d’aborder les solutions pragmatiques que nous pouvons avancer.

I. Union bancaire : il est temps de redémarrer

Où en sommes-nous. Après une forte impulsion, qui a permis d’aboutir à un premier pilier efficient – la supervision –, l’Union bancaire a aujourd’hui perdu son élan initial, alors qu’elle demeure incomplète. Disons-le franchement : le projet est complètement à l’arrêt. Alors que l’ambition de départ était de créer une zone unifiée dans laquelle les banques européennes pourraient exercer leur activité de manière plus efficiente, nous nous heurtons toujours à la question des frontières intra-européennes. Le secteur bancaire européen reste trop fragmenté. En 2019, la part de marché des cinq premières banques américaines s’élevait à 43 % [des actifs domestiques consolidés], contre seulement 23 % pour les cinq premières banques en Europe. Les entraves aux restructurations transfrontières restent trop nombreuses: les pratiques de ring-fencing empêchent les groupes de gérer leur liquidité et leurs fonds propres de manière efficiente et consolidée. Par conséquent, moins de dix opérations de fusion et acquisition transfrontières ont été conduites depuis 2014, contre 180 opérations domestiques sur la même période, soit un point bas historique : pour le moment, l’Union bancaire ne s’est pas traduit par davantage de banques paneuropéennes. Ce paradoxe est intolérable.

Pourquoi l’Union bancaire reste essentielle. La création de l’Union bancaire était une réponse directe à la crise de la dette souveraine en Europe et son impact sur le lien entre banques et émetteurs souverains, dans un contexte de supervision fragmentée. Au-delà de la nécessité de prévenir de futures crises, l’achèvement de l’Union bancaire demeure une nécessité, et ce pour des raisons à la fois microéconomiques et macroéconomiques.

Sur le plan microéconomique, elle représente un enjeu d’autonomie stratégique, en ouvrant la voie à l’instauration d’un véritable marché bancaire unique par le biais de restructurations transfrontières. De véritables groupes bancaires paneuropéens pourraient ainsi exercer leur activité de façon plus efficace, accroître leur rentabilité grâce à des économies d’échelle et seraient mieux armés face à la concurrence étrangère, en particulier celle des États-Unis. L’Europe est clairement en perte de vitesse et de compétitivité sur ce plan: la part de marché des six principales banques d’investissement américaines en Europe par rapport à leurs six principales concurrentes européennes est passée de 44 % à 58 % au cours des sept dernières années. En outre, des groupes de plus grande taille permettraient d’investir davantage dans la transformation numérique, dont les enjeux sont majeurs : la plupart des coûts d’investissement étant fixes, la taille constitue un avantage décisif. Mais toutes les institutions, et pas seulement les plus grandes, gagneraient à une plus grande profondeur du marché bancaire, car il leur permettrait de tirer profit de leurs avantages compétitifs.

Sur le plan macroéconomique – et je dis cela en qualité de banquier central – l’Union bancaire permettrait un meilleur partage du risque privé en Europe. Le débat et l’énergie politiques restent principalement concentrés sur les mécanismes de stabilisation publics, tels qu’une éventuelle capacité budgétaire commune. Je voudrais souligner ici que les stabilisateurs privés sont tout aussi importants et efficaces, et moins sujets à controverse. Conjointement aux avancées pour une Union des marchés de capitaux, l’Union bancaire permettrait une meilleure allocation de notre épargne abondante grâce à une véritable « Union de financement pour l’investissement et l’innovation ».

Comment se remettre à avancer. Un premier point évident est que nous ne devons pas relâcher nos efforts maintenant que la crise bancaire est essentiellement derrière nous, ni attendre la prochaine crise pour agir. C’est justement parce que nous ne sommes pas en situation de crise que nous devons avancer. D’abord, nous avons dépensé trop de temps et d’énergie dans des débats interminables sur les préalables et pré-requis, comme la mise en place d’un véritable système européen de garantie des dépôts, lui-même conditionné à la réduction des expositions des banques au risque souverain. Ensuite, nous ne devons pas nous focaliser sur la création de nouveaux instruments et leur financement, mais commencer par mieux faire fonctionner ceux qui existent déjà. Enfin, afin de surmonter les oppositions politiques, nous devons abandonner l’approche séquentielle selon laquelle les sujets sont examinés les uns après les autres, le moindre grain de sable mettant dès lors tout le processus à l’arrêt. Je souhaiterais proposer une nouvelle méthode selon laquelle nous avancerions simultanément sur plusieurs fronts, élargissant ainsi le champ des actions possibles. Je salue l’ambition des mesures de l’Eurogroupe et de son président, mais une méthode pragmatique consistant à avancer par petits pas parallèles pourrait également permettre d’avancer concrètement. Aucun de ces petits pas n’est suffisant en soi, mais chacun pris séparément est souhaitable. Ou, si vous préférez une analogie avec la gastronomie … considérez cette proposition comme un choix de plats à la carte plutôt que comme un menu fixe, tout en gardant à l’esprit qu’au final, notre repas devra avoir été tout aussi copieux et consistant.

 

II. Quatre pistes afin de relancer l’Union bancaire

Sur la base de cette approche, je souhaiterais partager avec vous quatre pistes afin de consolider l’Union bancaire.

1. Dépasser l’opposition pays d’origine/d’accueil (home/host). Je voudrais commencer par appeler fermement à la mise en œuvre effective des dérogations en matière de liquidité transfrontière prévues par la législation européenne. Ces dérogations restent encore bien trop limitées en pratique. Les discussions sur l’achèvement de l’Union bancaire sont déjà à l’arrêt ; nous devons à tout le moins exploiter pleinement les mesures existantes. Les superviseurs doivent autoriser la mise en œuvre effective des dérogations en matière de liquidité prévues dans le texte de niveau 1. À cet égard, le fait que les orientations publiées par le MSU recommandent, dans un premier temps, de respecter 75 % des exigences en matière de liquidité au niveau individuel pour accorder des dérogations transfrontières, représente un obstacle supplémentaire. Et nous ne devons pas renoncer à l’extension, au MREL et aux exigences en fonds propres, des dérogations intragroupes. J’ajouterais trois progrès possibles: nous pourrions premièrement penser à un système de garanties intra-groupes entre une société mère et ses filiales. Soutenues par le superviseur commun, ces garanties devraient suffisamment rassurer les pays d’accueil afin qu’ils puissent accorder des dérogations.

Une autre mesure consisterait à garantir un traitement préférentiel des expositions intragroupes au sein de l’Union bancaire. Il ne devrait pas y avoir de traitement différencié entre les expositions intragroupes domestiques et transfrontières, que ce soit pour les exigences de liquidité ou pour les exigences en fonds propres.

Pour aller plus loin, parallèlement aux options déjà évoquées, nous devons également explorer l‘opportunité de recourir davantage à la succursalisation des filiales situées dans d’autres pays de l’Union bancaire. Cette idée était au centre de la déclaration d’Andrea Enria hier. La succursale serait alors entièrement soumise aux règles prudentielles du pays d’origine. L’exemple de Nordea démontre la faisabilité d’une telle option. Je suis tout à fait conscient que cela soulève des questions importantes, pour les banques elles-mêmes – leur gouvernance, leurs marques, les relations avec leurs clients – ainsi que pour les systèmes de garantie des dépôts. Sur cette dernière question, le cadre législatif actuel doit être révisé afin de supprimer le plafonnement du transfert des contributions antérieures vers le nouveau système de garantie des dépôts en cas de succursalisation. Ces questions sont d’autant plus de raisons d’étudier sérieusement cette option avec le secteur bancaire, le plus rapidement possible.

2. Trouver des alternatives au système européen de garantie des dépôts (EDIS). En ce qui concerne le « troisième pilier » de l’Union bancaire, nous devons prendre en compte les oppositions irréductibles à un véritable EDIS et adopter une approche plus réaliste. En changeant le nom et le contenu du dispositif, nous pourrions peut-être retrouver un certain élan et la volonté de progresser ensemble. Nous pourrions l’appeler le « Mécanisme commun pour les dépôts ». Ce nouveau dispositif combinerait une idée bien connue et une idée nouvelle : (i) l’idée bien connue d’un système de soutien de la liquidité entre les systèmes nationaux de garantie des dépôts (SGD) – et garantissant évidemment que chacun d’eux soit financé comme prévu – associée à (ii) une idée nouvelle, selon laquelle les filiales étrangères seraient affiliées au système de garantie des dépôts du pays d’origine. Le premier volet de ce nouvel outil permettrait déjà des financements entre SGD. Le second volet fournirait une protection importante aux pays d’accueil, qui n’auraient pas à supporter le coût en cas de crise idiosyncratique.

3. Parachever le cadre de résolution. Le troisième pilier – les dépôts – a polarisé les débats de manière excessive depuis des années. Le « deuxième pilier » est considéré comme plus technique, alors qu’il est au moins aussi important. Il laisse actuellement en suspens la question du maintien des banques non viables sur le marché bancaire européen et de ses surcapacités. À cet égard, l’actuelle révision du cadre de gestion des crises par la Commission européenne doit s’assurer que le mécanisme de résolution soit plus cohérent et s’applique à un plus grand nombre de banques– y compris celles de petite taille et de taille moyenne. Cela ne signifie pas que toutes les banques doivent être préservées grâce aux dispositifs de résolution, mais plutôt que ceux-ci doivent également pouvoir servir à favoriser la sortie du marché de banques non viables. Nul besoin pour cela d’accroître encore la taille du Fonds de résolution unique, dans la mesure où nous avons déjà introduit un filet de sécurité par le MES.

Mais nous ne devons pas oublier un autre sujet : comment garantir l’apport de liquidité lors d’une résolution. En effet, même si une résolution permet de rétablir la solvabilité d’une banque, celle-ci peut toujours être confrontée à des besoins en liquidité. Dans le cas d’une banque systémique, les montants nécessaires pourraient être très importants. Comme cela avait été évoqué en 2018, un dispositif de « liquidité de l’Eurosystème pour la résolution » (Eurosystem Resolution Liquidity) pourrait être fourni par la BCE à cet effet. Cela soulève la question du cadre de garantie qui doit être apporté, de manière à respecter le cadre juridique européen.

L’harmonisation des régimes de faillite des banques à travers l’Europe constitue un autre axe de progrès difficile mais utile pour le cadre de résolution. Je suis conscient du fait que la convergence des régimes de faillite, souvent citée dans le cadre de l’UMC, représente un réel défi juridique. Regardons concrètement comment nous pourrions progresser sur cette question, au moins en ce qui concerne les faillites des banques. Un tel chantier pourrait commencer par se concentrer sur les points créant des synergies avec les outils de résolution, comme le traitement de la hiérarchie des déposants/créanciers.

4. La nécessité d’une approche intégrée face aux nouveaux acteurs. Pour finir, permettez-moi de considérer les évolutions plus larges qui affectent la sphère financière. Les tendances récentes de l’innovation financière ont favorisé l’émergence d’un nouvel écosystème d’intermédiation financière faisant intervenir de nouveaux acteurs – notamment les sociétés technologiques, qu’il s’agisse des FinTechs ou des BigTechs. Les ruptures technologiques associées à ces évolutions ont entraîné des pratiques d’arbitrage réglementaire, en particulier sur le marché bancaire. Les activités de prêt des intermédiaires financiers non bancaires peuvent également contourner la réglementation prudentielle. Je voudrais souligner ici un point important : nous devons éviter de répéter les erreurs du passé. L’innovation ne doit pas se traduire par une plus grande fragmentation. Nous devons d’entrée disposer d’une supervision intégrée à dimension européenne face à ces nouveaux acteurs et à ces nouvelles technologies.

En ce qui concerne l’innovation, les initiatives privées ont un rôle à jouer afin de favoriser l’intégration européenne. À ce sujet, permettez-moi de saluer le projet d’initiative européenne dans le domaine des paiements (European Payments Initiative, EPI). L’EPI offrira aux citoyens une solution de paiement européenne unifiée, innovante et autonome, et fournira une alternative aux acteurs dominants et non‑européens déjà établis en Europe ou aux BigTechs dans le futur. Nous devons encourager l’émergence de tels projets paneuropéens afin de préserver et de renforcer notre souveraineté financière. Et nous disposons de peu de temps pour réussir, seulement les toutes prochaines années. 

***

En conclusion, permettez-moi de revenir au complément naturel de l’Union bancaire : l’Union des marchés de capitaux. Nous sommes tous d’accord sur le fait que celle-ci est absolument nécessaire, et ce d’autant plus après le Brexit : ici à Eurofi, au Conseil des gouverneurs et – en principe – autour de la table au Conseil Ecofin. Mais presque rien, ou très peu, a été fait. L’une des raisons essentielles de cet échec tient au fait que notre produit technique n’a pas suscité jusqu’à présent une appropriation politique suffisante. Nous avons besoin d’un objectif plus puissant, d’un « étendard » plus visible. Permettez-moi cette suggestion : la mise en œuvre du Green Deal européen nécessitera une réallocation des ressources vers les activités « vertes », dans le cadre d’une Union de financement pour l’investissement durable. Afin de conserver son leadership dans la transformation verte, l’Europe doit agir comme un bloc uni pour son financement. Progresser vers l’Union bancaire demande des efforts, mais le jeu en vaut la chandelle. Je vous remercie de votre attention.

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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Redémarrons l’Union bancaire
  • Publié le 10/09/2021
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