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Productivité : une énigme collective ?

Bienvenue à toutes et à tous. C’est avec un grand plaisir que j’ouvre cette conférence, organisée en partenariat avec France Stratégie, sur la productivité française. C’est à la fois un sujet d’actualité et un sujet d’importance pour les banques centrales : la productivité est l’un des principaux vecteurs de la croissance et sa dynamique commande fortement celle de la croissance potentielle, celle compatible avec la stabilité des prix. Comme vous pouvez le voir [slide], après la grande vague de croissance des Trente Glorieuses, particulièrement marquée en France, la productivité des économies avancées a ralenti par palier depuis les années 1970. Elle est revenue aujourd’hui à un rythme de croissance historiquement faible. Quels sont les facteurs communs dans ce ralentissement de la productivité ? Et existe-t-il en outre une spécificité française ? Je ne le crois pas : si spécificité française il y a, c’est celle d’une productivité horaire élevée – une des plus élevées au monde avec les États-Unis et l’Allemagne ; et donc davantage qu’une énigme française, l’énigme que nous examinons ce matin me paraît collective. Je voudrais revenir en introduction sur les trois hypothèses collectives en présence, avant de m’interroger, néanmoins, sur quelques facteurs spécifiques à la France.

S’agit-il d’un problème de mesure de la croissance ?

La première hypothèse est qu’il n’y a pas de ralentissement, car nous mesurerions mal la croissance en raison de l’avènement de l’économie numérique. Le 16 janvier dernier, la Banque de France a organisé une conférence1, qui a notamment traité de ce sujet pour l’économie américaine. Les principales sources d’erreurs de mesure sont, d’une part, l’estimation des prix des nouvelles technologies corrigés de la qualité, dont la baisse est sous-évaluée par la comptabilité nationale américaine, et d’autre part, les entrées et sorties de produits, qui rendent plus difficile l’estimation des évolutions de prix dans le temps. Ceci pourrait conduire à réévaluer très significativement la croissance de la productivité américaine depuis 1983 : de 1,1 point par an selon Philippe Aghion et ses coauteurs en estimation haute. Néanmoins, ces corrections ne remettent pas en cause le ralentissement constaté depuis le milieu des années 2000. En effet, les erreurs de mesures étaient tout aussi importantes sur la période précédente. Ces travaux peuvent amener néanmoins à un certain optimisme. D’une part, la croissance dans les secteurs technologiques, et donc le progrès technique, sont plus forts que nous ne le pensions. D’autre part, certains gains de bien-être liés aux nouvelles technologies sont hors du champ de l’économie marchande et donc de la comptabilité nationale. L’économie numérique a notamment permis un gain de temps de loisirs, par exemple en simplifiant certaines démarches administratives, développé des services gratuits, sans que ces bénéfices n’apparaissent dans la mesure de la production, et fait croître l’économie du partage (en C to C), délicate à comptabiliser. Notre conférence d’aujourd’hui sera l’occasion de se pencher sur le cas français grâce à une présentation de l’INSEE.

Un ralentissement structurel de la contribution du progrès technique à la croissance de la productivité ?

S’il y a bien ralentissement de la productivité, la deuxième hypothèse est celle d’un ralentissement de l’innovation et de sa contribution à la productivité. La grande vague de productivité des Trente Glorieuses en France était alimentée par des progrès dans un grand nombre de domaines : progrès technique avec l’électricité, le moteur à explosion, la chimie ou les télécommunications, mais également par l’apparition de nouvelles organisations du travail et de pratiques de management. Aujourd’hui, quelle est la contribution potentielle à la croissance des technologies de l’information et de la communication (TIC) ? La première vague TIC a été courte, de faible ampleur et a été peu ressentie dans de nombreux pays, dont la France. Ceci fait douter certains économistes, dont Robert Gordon, d’une contribution majeure de ces technologies dans le futur. Mais pour un pays comme la France, qui bénéficie pourtant déjà d’un niveau élevé de productivité, des marges de progression significatives existent en matière de diffusion des TIC, en délai de diffusion comme en quantité. [slide] Le stock de capital en TIC constitue une part sensiblement plus faible du PIB en France par rapport aux États-Unis ou au Royaume-Uni. Un rattrapage apporterait des gains substantiels de croissance à la France.

Troisième hypothèse, une pénurie d’investissement ?

Le rattrapage de la frontière technologique nécessite des investissements en TIC, ainsi qu’en recherche et développement. Ces investissements sont essentiels pour incorporer les innovations dans le processus de production. Or, ils sont plus risqués que les autres types d’investissement, par exemple dans la construction. En effet, ils combinent notamment valeur de revente faible ou inexistante et revenu futur plus incertain. Comme toute l’économie de l’innovation, ils nécessitent donc un financement adapté, privilégiant les fonds propres plutôt que la dette. Toutefois, le coût des fonds propres est resté élevé en dépit de la forte baisse des taux d’intérêt sur les vingt dernières années. Ainsi, selon les calculs de la Banque de France, le coût nominal des capitaux propres demeure entre 8 % et 9 % pour les grandes entreprises cotées en France, alors que le taux sans risque se situe autour de 0 %. Ce coût particulièrement élevé pèse sur l’investissement, l’innovation et l’évolution de la productivité.

Des facteurs spécifiques à la France ?

Certaines spécificités françaises pourraient pour autant jouer un rôle dans le ralentissement de la productivité. J’en citerai trois :

  • D’abord, les déficiences de notre système de formation initiale et continue, soulignées par les enquêtes de l’OCDE PISA et PIAAC [slide]. La France se distingue en effet par un niveau général moyen au sein de l’OCDE, mais surtout par de fortes inégalités liées à l’origine sociale des parents.
  • Ensuite, la composition de l’investissement des entreprises privilégie la construction au détriment des machines-équipements et de l’investissement immatériel. Il est au passage essentiel que les banques françaises financent mieux l’immatériel qu’elles ne le font aujourd’hui.
  • Enfin, les caractéristiques du marché du travail français et les politiques associées. Certains travaux mettent en évidence des facteurs comme le raccourcissement de la durée des CDD. Il existe aussi des interrogations sur l’effet des politiques de l’emploi. Comment combiner soutien à la productivité et soutien à l’emploi ? Les politiques visant à abaisser le coût du travail peu qualifié, que ce soient les allègements de charge ciblés ou le CICE, ont un effet positif sur le PIB par tête au travers de l’augmentation du taux d’emploi mais elles peuvent avoir des effets préjudiciables sur la productivité, notamment quand elles visent des secteurs peu productifs. Autrement dit, ces politiques rendent d’autant plus nécessaire une amélioration de notre système de formation initiale et professionnelle, sauf à favoriser un enchaînement à la baisse de la qualification des emplois et de la productivité.

Au-delà de ces questionnements, il y a un constat clair pour la France : la croissance trop lente en 2016 - à 1,1 % - telle que publiée hier l’a confirmé, toutes les estimations réalisées par les institutions nationales et internationales aboutissent à des niveaux faibles de croissance potentielle, de l’ordre de 1,2 %, et des niveaux relativement élevés de taux de chômage structurel (l’équivalent du « NAIRU » anglo-saxon), d’au moins 9 %. De tels niveaux ne peuvent évidemment nous satisfaire. Ceci renvoie sans équivoque au besoin de réformes sur les « 4E » : Entreprises, Éducation, Emploi et État. L’exemple de nos voisins d’Europe du Nord montre que ces réformes sont compatibles avec notre modèle social européen partagé. Les travaux réalisés à la Banque de France indiquent en particulier que des réformes sur les marchés de biens et services pourraient faire augmenter la productivité de l’économie française entre 3 et 5 % à long terme. Sans plus tarder, je laisse la parole à Fabrice Lenglart, et vous souhaite à toutes et à tous des débats fructueux et une excellente conférence.

1. https://www.banque-france.fr/stagnation-seculaire-et-mesure-de-la-croissance-conference-organisee-par-la-banque-de-france-et-le

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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Productivité : une énigme collective ?
  • Publié le 01/02/2017
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