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Le paysage des paiements connaît ces dernières années des évolutions profondes liées à la digitalisation, avec des changements dans les attentes et les pratiques des usagers, l’arrivée de nouveaux acteurs innovants, que ceux-ci soient des start-ups technologiques à forte croissante (Fintech) pour assurer les règlements ou des géants du secteur des technologies (BigTech), et de nouveaux types d’actifs. Ces évolutions se retrouvent bien sûr dans le quotidien des entreprises et des particuliers : les virements instantanés ont ainsi été multipliés par trois entre 2019 et 2020 et environ 60% des paiements étaient digitalisés et dématérialisés (prélèvement, virement, carte vente à distance, carte au point de vente sans contact) en juin 2020. Mais elles sont également susceptibles de modifier en profondeur le système financier en terme d’efficacité et de risque et constituent ainsi un défi stratégique pour les banques centrales, qui doivent veiller à la stabilité monétaire et financière. Comment la Banque de France entend répondre à ces défis ? C’est ce que je me propose de vous présenter après avoir décrit les principaux changements que l’on observe dans le paysage des paiements et les opportunités et les risques qu’ils créent.
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Pour bien mesurer la portée de ces changements, il me semble important de commencer par rappeler les principes d’organisation de notre système de paiement.
A. Innovation et disruption de l’équilibre dans le paysage des paiements
Celui-ci repose sur l’interaction entre deux formes dominantes de monnaie : la monnaie de banque centrale ou publique, et la monnaie commerciale ou privée, émise par des acteurs régulés du secteur financier. La monnaie centrale, qui constitue l’actif de règlement le plus sûr, est mise à disposition sous forme de billets pour tous les citoyens et également sous forme de dépôts des établissements de crédit dans les livres de la banque centrale. Elle coexiste avec la monnaie commerciale, composée des sommes inscrites pour l’essentiel sur les comptes des clients dans les banques et utilisable à l’aide de plusieurs moyens de paiements, virement, prélèvement, carte bancaire, et plus récemment téléphone mobile, pour initier les paiements.
La monnaie commerciale est convertible au pair avec la monnaie centrale, laquelle est seule à avoir cours légal.
Ces deux formes de monnaies jouent des rôles complémentaires : la monnaie centrale remplit une fonction d’ancrage et garantit la stabilité du système financier, tandis que la monnaie commerciale joue un rôle clé dans le financement de l’économie et constitue le support privilégié des échanges entre les agents économiques dans une économie numérisée.
L’équilibre de ce système n’est cependant pas fixe: il évolue au gré des changements d’habitude des utilisateurs, des modifications de l’écosystème et du développement de nouvelles technologies :
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Ainsi, on observe que l’utilisation de moyens de paiement numérisés a connu une forte croissance au cours de la dernière décennie, marquée par l’essor du commerce en ligne et l’instauration du « paiement sans contact » en 2012. Cette croissance s’est encore accélérée à la faveur de la crise sanitaire. La période de confinement a en effet conduit l’ensemble des agents économiques – consommateurs, entreprises et administrations – à faire évoluer leurs pratiques de paiement du fait de la transition des échanges de proximité vers les échanges à distance et d’une utilisation plus systématique de modes de paiement sans contact dans les échanges de proximité. Le paiement par chèque et les retraits d’espèces aux distributeurs restent très en deçà de leur rythme pré‑crise (– 20%). Avec la baisse de l’usage transactionnel des espèces, seule forme de monnaie centrale actuellement accessible au grand public, cette numérisation des paiements pourrait à terme conduire à une moindre empreinte de la monnaie centrale dans les paiements du quotidien.
A contrario, les efforts déployés depuis une vingtaine d’années par les différentes banques centrales, notamment par l’Eurosystème, ont permis de sécuriser efficacement les règlements interbancaires. Le recours à la monnaie centrale, actif liquide et sans risque, pour le règlement des transactions de montants importants, s’est développé et est dominant pour ce type de transaction notamment à la suite de la crise financière de 2008-2009 qui avait confirmé l’importance d’un règlement en monnaie centrale pour limiter les risques de règlement et de liquidité.
L’enjeu pour les banques centrales consiste aujourd’hui à faire en sorte que ces évolutions demeurent compatibles avec les grands principes d’organisation de notre système de paiement, qui garantit la stabilité financière, tout en lui permettant d’évoluer dans sa composition et ses modalités de fonctionnement, pour tirer tous les bénéfices que peut apporter à ses utilisateurs l’innovation technologique, en terme de vitesse, de coût, de facilité d’utilisation.
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B. L’innovation dans le domaine des paiements est porteuse d’améliorations notables en même temps que de nouveaux défis pour les banques centrales
L’innovation dans le domaine des paiements se développe aujourd’hui via un écosystème riche et divers, associant des acteurs établis comme les banques, des fintechs ainsi que de grandes entreprises technologiques (Bigtech), qui ont su utiliser les nouvelles technologies pour construire des solutions en réponse à l’évolution des usages. Ceci a permis la création de moyens de paiement plus simples, faciles à utiliser, et instantanés. Le terme « seamless payment » est même désormais utilisé pour souligner la fluidité et la simplicité des paiements.
Source d’efficacité accrue, la numérisation des paiements portée par des acteurs nouveaux soulève cependant des défis pour une banque centrale comme la Banque de France, gardienne de la stabilité financière et monétaire, qui peuvent être de plusieurs ordres :
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Apparus plus récemment, les crypto-actifs de seconde génération (stablecoins) visent à conserver une valeur plus stable par rapport à une devise ou un panier de devises ayant cours légal. Ils sont pour cela adossés à un fonds de réserve comprenant des actifs réels. A l’instar du projet Diem / Libra porté par l’entreprise Facebook, ces actifs visent à s’intégrer dans des écosystèmes actuels, en s’appuyant sur des infrastructures privées existantes et en tirant profit d’une base client très large. Si ces nouveaux actifs sont susceptibles d’améliorer certains services de paiement, comme les paiements transfrontières et de faciliter l’inclusion financière, ils posent des défis majeurs pour les banques centrales. Comme leur arrimage à la monnaie ayant cours légal est complexe et fragile, ils sont en effet susceptibles d’affecter la transmission de la politique monétaire, de nuire à la stabilité financière, et soulèvent des problématiques fortes d’information de protection du consommateur et de concurrence.
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A. Pour la Banque de France, une réponse appropriée doit reposer sur trois piliers : le premier est un cadre règlementaire et de supervision qui favorise l’innovation dans un cadre de confiance
Le développement de ces nouvelles activités fondées sur des nouvelles technologies de rupture doit se faire dans un cadre règlementaire adapté permettant de favoriser l’innovation financière tout en garantissant la confiance dans notre système financier et, partant, sa stabilité.
C’est pour cela qu’à la Banque de France nous soutenons les initiatives règlementaires prises par la Commission européenne au dernier trimestre 2020 dans le cadre des stratégies européennes sur la finance numérique et sur les paiements de détail. Le projet de règlement européen sur les marchés de crypto-actifs (Markets in Crypto-Assets [MiCA]), actuellement en cours de négociation, permettra d’encadrer et superviser les émetteurs de crypto-actifs, en particulier les stablecoins (p. ex : Diem / Libra), ainsi que les prestataires de services sur crypto-actifs (plateformes d’échange, portefeuilles électroniques). En complément, le futur règlement sur la résilience opérationnelle numérique du secteur financier (Digital Operational Resilience Act [DORA]) renforcera la robustesse du système financier face aux risques informatiques, qui représentent une menace croissante. Enfin, la mise en œuvre d’un régime pilote DLT, qui permet à certaines infrastructures de marché (Dépositaires centraux de titres, plateformes multilatérales de négociation) de disposer d’un cadre règlementaire dérogatoire et temporaire pour expérimenter l’usage de la DLT dans leurs activités, s’inscrit également dans cette démarche visant à faciliter l’innovation de manière sécurisée.
Toutefois, ce cadre règlementaire ne pourra être pleinement efficace que s’il est conçu de manière coordonnée au niveau international. En l’absence d’une telle coordination, il existe un risque significatif que les acteurs de marché tirent profit des différences de règlementations et pratiquent une forme d’arbitrage règlementaire, réduisant ainsi la portée des efforts mis en œuvre par les différents régulateurs. La Banque de France participe donc activement aux travaux de coordination engagés dans les enceintes de coopération multilatérale, comme le G7, le G20, le Comité de Stabilité Financière, ou encore la Banque des Règlements Internationaux.
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B. Le deuxième pilier consiste à apporter un soutien clair aux projets privés de nature à renforcer l’attractivité et la souveraineté européenne des paiements offerts par les acteurs privés régulés
C’est dans cet esprit que la Banque de France a pris publiquement position, aux côtés des autorités européennes (BCE et Commission), en faveur du projet EPI (European Payments Initiative), qui apparaît à même de renforcer l’Europe des paiements dans le prolongement des grands chantiers d’intégration menés antérieurement (mise en place de l’euro scriptural et fiduciaire, SEPA…).
Le projet EPI, qui est porté par 33 acteurs privés issus de 9 pays 1, paraît en mesure de répondre de manière crédible à ces enjeux d’intégration et de souveraineté. Il vise à développer des solutions de paiement par carte et par virement instantané répondant aux différents usages des consommateurs européens. La Banque de France apporte donc un soutien sans équivoque à ce projet, dont le lancement doit être confirmé en octobre prochain.
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C. Le troisième pilier de notre réponse est d’expérimenter et nous préparer à émettre une nouvelle forme de monnaie centrale si cela s’avérait nécessaire
Comme banque centrale, nous devons nous tenir prêts à faire évoluer les conditions dans lesquelles nous mettons à disposition notre actif de règlement pour les paiements de détail comme pour les transactions interbancaires. Une telle évolution pourrait en effet s’avérer nécessaire pour préserver le rôle clé de la monnaie centrale à l’ère numérique. Elle impose cependant une approche pragmatique compte tenu des conséquences qu’une telle transformation pourrait entraîner.
Consciente de ces deux exigences, la Banque de France a mis en œuvre un programme d’expérimentations sur une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) à des fins de règlement des transactions interbancaires conjointement avec des acteurs de l’écosystème, qu’elle s’apprête aujourd’hui à finaliser. L’objectif de ce programme est d’évaluer si et comment l’émission d’une MNBC interbancaire pourrait contribuer à améliorer la performance, la rapidité, la transparence et la sécurité des transactions entre grands acteurs financiers. Même si plusieurs expérimentations se poursuivent, nous pouvons d’ores et déjà tiré plusieurs enseignements majeurs :
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Outre ce programme d’expérimentations sur la MNBC interbancaire, la Banque de France participe également de manière très active aux travaux conduits par l’Eurosystème au sujet de l’émission d’un éventuel euro numérique de détail. Depuis le début de l’année 2020, d’importants travaux ont été engagés. Un rapport publié en octobre 2020 a conclu que l’Eurosystème devait se préparer à introduire rapidement un euro numérique si cela s’avérait nécessaire. Par la suite, la BCE a organisé une vaste consultation publique (plus de 8000 réponses) qui s’est achevée au mois de janvier 2021, et a mis en évidence deux attentes importantes des citoyens européens vis-à-vis de l’euro numérique : que celui-ci soit sûr et respectueux de la vie privée. Enfin, des expérimentations permettant d’évaluer la faisabilité technique de plusieurs types d’architecture et de certaines fonctionnalités (p. ex : paiements hors ligne) ont été conduites.
A la lumière de ces travaux préparatoires, le Conseil des Gouverneurs de la BCE a décidé le 14 juillet dernier d’ouvrir une phase d’investigation en vue de poursuivre et d’amplifier ces travaux d’analyse préalables au développement d’un euro numérique. Cette période doit notamment permettre de mieux identifier les attentes des utilisateurs et de préciser les caractéristiques et fonctionnalités de l’euro numérique. Elle s’attachera également à apprécier les effets économiques et financiers ainsi que l’impact d’un euro numérique sur le marché, notamment sur l’écosystème des paiements. Enfin, la phase d’investigation définira les modalités de distribution de l’euro numérique par les intermédiaires financiers.
Plusieurs points devront faire l’objet d’une vigilance particulière au cours de cette phase d’investigation. Il est tout d’abord essentiel de concevoir des outils susceptibles de s’assurer que l’introduction d’un euro numérique ne perturbe pas la stabilité financière, par exemple s’il devait conduire à une conversion excessive des dépôts bancaires vers des avoirs en MNBC, qui pourrait affecter les modalités du refinancement bancaire et, in fine, le financement de l’économie. Ensuite, une synergie devra être trouvée entre un éventuel euro numérique et l’initiative EPI, les deux projets poursuivant en effet un objectif commun de renforcement de la souveraineté européenne en matière de paiements. Enfin, nous sommes convaincus de l’intérêt de continuer à approfondir, en parallèle de la phase d’investigation sur l’euro de détail, les potentialités de la MNBC interbancaire, ces deux réflexions procédant en définitive d’une seule et même volonté de préserver la monnaie en tant que bien public garant de l’intérêt général face aux initiatives privées.
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La numérisation des paiements constitue une tendance de fond, qui s’est encore accélérée à la faveur de la crise sanitaire. Elle est source d’efficacité et de dynamisme pour le secteur financier en même temps qu’elle pose des défis majeurs appelant une réponse protéiforme. La Banque de France est ainsi fortement engagée sur plusieurs plans, réglementaire, de mobilisation de place, d’opérateur, afin d’accompagner ces évolutions et faire en sorte que l’innovation se produise dans un cadre de confiance, permettant de garantir l’accomplissement de son mandat et de préserver la souveraineté européenne en matière de paiements.
1 France, Allemagne, Espagne, Pays-Bas, Pologne, Belgique, Finlande (banques) ainsi que l’Italie et le Danemark pour les acteurs spécialisés.