Les évolutions de l’inflation dans les pays avancés ont été surprenantes ces dernières années. Tandis que les taux d’inflation ont fortement baissé durant la crise financière, évoluant ainsi conformément aux anticipations, il est beaucoup plus difficile d’expliquer leur comportement ultérieur. En fait, au lieu du rebond qu’on aurait pu attendre à la faveur de la stabilisation puis de la reprise de l’activité économique, l’inflation mondiale a diminué, passant de 4,2 % en 2012 à 3,5 % en 2014 et, dans les pays de l’OCDE, de 2,3 % à 1,7 %. La baisse de l’inflation est persistante bien que les prix du pétrole se soient stabilisés et que la reprise soit en cours aux États–Unis et au Royaume–Uni et soit en train de prendre corps dans la zone euro. Aux États–Unis, par exemple, l’inflation sous-jacente mesurée par l’indice des prix à la consommation (IPC) est passée de 2,3 % en janvier 2012 à 1,8 % en mars 2015. Au Royaume–Uni, sur la même période, le taux d’inflation est passé de 2,6 % à 1 %, soit au–dessous de l’objectif de 2 %.
La persistance d’une inflation faible a des conséquences pour les perspectives économiques et la politique monétaire. Lorsque l’inflation est faible, les entreprises, les ménages et les administrations publiques ont plus de difficultés à réduire la charge de leur dette, ce problème demeurant aigu dans plusieurs pays de la zone euro. De plus, avec des anticipations d’inflation faibles, le secteur privé est susceptible de différer ses dépenses, affaiblissant ainsi l’activité économique.
De fait, l’inflation est désormais inférieure à la cible des banques centrales dans la plupart des économies avancées. Par conséquent, les banquiers centraux se sont demandé si cette baisse résultait de chocs symétriques, d’une coïncidence de facteurs internes ou de modifications structurelles entermes de réaction des prix vis-à-vis de l’écart de production.
Si les évolutions récentes des prix aux États–Unis et au Royaume–Uni s’expliquent largement par des forces désinflationnistes extérieures, telles que la baisse des prix du pétrole et l’appréciation de la monnaie, une moindre sensibilité de l’inflation au chômage dans le contexte de la reprise économique en cours a également été constatée1. Bien que des facteurs externes aient aussi influé sur la zone euro, mon évaluation globale de la situation dans la zone est qu’elle continue de pâtir d’une sous-utilisation des capacités de production. C’est ce qui a motivé les mesures audacieuses décidées par l’Eurosystème pour contrer le risque que l’inflation reste trop basse sur une période trop longue.
Partie A – Évolution de l’inflation dans la zone euro
Permettez-moi de décrire à présent plus en détail les évolutions récentes des prix dans la zone euro. L’inflation mesurée par l’indice des prix à la consommation harmonisé (IPCH) est restée constamment inférieure à notre objectif depuis janvier 2013, tombant de 2 % à −0,1 % en mars 2015. Les prévisionnistes ont été à chaque fois surpris par cette évolution. Trois raisons principales ont été avancées pour l’expliquer.
Une première explication est que la prévision a été compliquée par la chute des cours mondiaux du pétrole brut et des autres matières premières et ses répercussions sur les autres secteurs. À cet égard, des études récentes menées à la Banque de France vont dans ce sens en montrant que les erreurs de prévisions relatives aux prix du pétrole expliquent pour moitié environ les erreurs relatives à l’inflation globale. Les prix des contrats à terme sur le pétrole utilisés dans nos prévisions se sont avérés de médiocres prédicteurs dans un contexte de volatilité des marchés du pétrole2.
Mais des surprises à la baisse ont également concerné l’inflation sous-jacente, suscitant un besoin d’explications complémentaires. L’une des possibilités est l’appréciation continue de l’euro de mi–2012 à début 2014, qui a fait baisser les prix de nombreux produits manufacturés importés, hors énergie. On peut s’attendre à ce que cette incidence soit temporaire, l’euro s’étant ensuite déprécié à partir de mi–2014. Cette dépréciation reflète les différences en termes de cycle de croissance entre la zone euro et ses principaux partenaires et les différences qui en découlent en matière de politique monétaire.
Ces éléments ne suffisent pas à expliquer le ralentissement des prix domestiques, qu’il convient donc d’attribuer à une sous-utilisation accrue des capacités internes. Selon la Commission européenne, l’écart de production s’est élargi, passant de – 2 % en 2012 à – 3 % en 2013. Ce résultat a constitué une surprise, les taux de croissance effectifs du PIB en 2013 et en 2014 s’étant inscrits en baisse de 0,5 point de pourcentage environ par rapport aux prévisions effectuées en 20123. Notre analyse nous amène à penser que cette sous-utilisation a largement contribué à la faiblesse de l’inflation. Par exemple, dans l’hypothèse où il n’y aurait pas eu de sous-utilisation des capacités, l’inflation mesurée par l’IPCH aurait été supérieure de quelque 0,8 point de pourcentage au quatrième trimestre 2014. Cependant, ce type d’exercice contrefactuel est entouré d’une grande incertitude. En premier lieu, il est difficile d’estimer la production potentielle. Cela dit, si la production potentielle et la sousutilisation des capacités domestiques étaient inférieures aux prévisions, la faiblesse de l’inflation serait d’autant plus surprenante. En deuxième lieu, certains observateurs affirment que la courbe de Phillips de la zone euro est plus pentue qu’auparavant4, ce qui explique en partie le faible niveau d’inflation observé. Même si nous ne partageons pas ce diagnostic pour la période récente5, il se pourrait qu’une plus forte sensibilité des prix à la sous-utilisation des capacités se manifeste à l'avenir en raison des réformes conduites sur les marchés du travail et de la baisse du chômage dans plusieurs pays. En troisième lieu, il est possible que la rigidité à la baisse des salaires nominaux brouille la relation entre inflation et sous-utilisation des capacités de production. La hausse des salaires nominaux, qui s’est maintenue au cours de la crise, devrait rester modérée lors de la reprise, entraînant ainsi une inflation plus faible.
Une réserve spécifique à la zone euro concerne le processus asymétrique d’ajustement actuellement à l’oeuvre dans les différents pays. Les pays membres ayant enregistré d’importantes entrées de capitaux dans les années précédant la crise financière ont connu des réductions significatives de leur compétitivité-prix. Les ajustements budgétaires et financiers qui ont suivi ont entraîné de fortes pressions à la baisse sur les prix et sur les salaires (l’IPCH a diminué en 2014 en Grèce, en Espagne, au Portugal, en Irlande et à Chypre). Parvenir à un ajustement des prix relatifs tout en maintenant l’inflation globale de la zone euro à un niveau proche de 2 % exigerait que l’on enregistre une inflation plus élevée dans les économies dites du « coeur » de la zone. En principe, cela pourrait intervenir via un rééquilibrage des flux financiers des pays du coeur vers les pays périphériques au sein de la zone euro et par l’accroissement des dépenses intérieures dans les économies du coeur. En pratique, les taux d’épargne nette sont demeurés élevés dans plusieurs de ces économies et les sorties de capitaux ont été dirigées à l’extérieur de la zone euro, reflétant une hausse de l’excédent du compte de transactions courantes. Des tensions à la baisse sur les prix se produisent donc dans les économies périphériques sans compenser les tensions à la hausse dans les économies du coeur. C’est ainsi qu’en 2014, l’inflation a augmenté de 0,8 % en rythme annuel en Allemagne et de 0,3 % aux Pays-Bas.
En résumé, dans la zone euro, la moitié de la baisse de l’inflation s’explique par le recul des prix de l’énergie et un autre quart par la diminution des prix des produits alimentaires. Le quart restant s’explique par le ralentissement de l’inflation sous-jacente, qui a diminué de 0,7 point de pourcentage, reflétant une inflation plus faible dans les services et dans les produits manufacturés, hors énergie.
Partie B – La politique monétaire dans la zone euro
Permettez-moi maintenant d’aborder la politique monétaire. Les décisions de l’Eurosystème se fondent sur son évaluation de la trajectoire d’inflation à moyen terme. Cependant, la mesure des
anticipations d’inflation est un exercice difficile. Cela s’explique en partie par le fait que la politique monétaire se transmet au niveau des prix avec un délai variable. Les mesures des anticipations d’inflation fournies par les enquêtes peuvent également constituer une indication assez peu fiable. C’est ainsi que des études réalisées par la Banque de France ont montré que les mesures fondées sur les enquêtes sont biaisées de façon systématique et prévisible6. D’après ces études, les prévisionnistes professionnels interrogés par la BCE n’actualisent pas systématiquement leurs prévisions d’inflation à un an ou à deux ans lors de la publication de nouvelles informations, et la distribution de leurs prévisions est plus large lorsqu’ils les actualisent. Ce constat explique notre préférence pour l’utilisation d'une gamme d'indicateurs pour évaluer les anticipations d’inflation. Cependant, au cours de ces dernières années, la plupart des mesures des anticipations d’inflation, qu’elles soient tirées des enquêtes ou des marchés, vont dans le même sens d’une période prolongée d’inflation trop faible, bien en dessous de notre objectif d’un niveau proche de, mais inférieur à, 2 % à moyen terme.
En conséquence, la politique monétaire est devenue progressivement plus accommodante. Premièrement, dans le cadre de la politique d’allocation intégrale des soumissions à taux fixe introduite le 15 octobre 2008 afin de neutraliser le risque de liquidité sur le marché en garantissant aux banques un accès permanent à la liquidité, nous avons adopté une stratégie consistant à fournir des indications sur la trajectoire future des taux directeurs de la BCE (forward guidance) afin d’empêcher un resserrement injustifié de l’orientation effective de la politique monétaire. Mise en oeuvre initialement en juillet 2013 et « fermement réitérée » début 2014, cette stratégie est toujours en vigueur à ce jour. Deuxièmement, l’Eurosystème a introduit les opérations de refinancement à plus long terme ciblées (targeted long-term refinancing operations ou TLTRO), ainsi que les programmes d’achats d’obligations sécurisées et de titres adossés à des actifs (asset-backed securities ou ABS) en juin 2014, en vue d’améliorer la transmission de notre politique monétaire. Troisièmement, le taux appliqué aux opérations principales de refinancement a été ramené à 5 points de base et celui de la facilité de dépôt est passé en territoire négatif en deux étapes (pour s’établir à -20 points de base aujourd’hui).
Malgré tout, en janvier dernier, il était devenu évident que la reprise économique ainsi que les indicateurs monétaires et de crédit étaient trop faibles pour que l’inflation à moyen terme atteigne un niveau proche de, mais inférieur à, 2 %. Les mesures des anticipations d’inflation tirées des marchés, en dépit de leur sensibilité aux chocs de liquidité, s’étaient encore éloignées en dessous de l’objectif fixé et à des horizons plus lointains. Le Conseil des gouverneurs était déterminé à agir de manière résolue afin de contrer le risque d’une inflation trop faible pendant une période trop longue.
C’est dans ce contexte qu’un programme étendu d’achats d’actifs a été mis en oeuvre. Le 9 mars, l’Eurosystème a commencé à procéder à des achats de titres du secteur public sur le marché secondaire et sur l’ensemble des échéances, de 2 à 30 ans, en veillant à préserver leur neutralité vis-à-vis du marché. Les achats de titres présentant un rendement négatif sont autorisés, tant que ce rendement est supérieur au taux de facilité de dépôt. Les instruments de dette négociables acquis dans le cadre de ce programme pourront faire l’objet de prêts de titres.
Ce programme a pour objet de stimuler l’économie par différents canaux.
Premièrement, par le canal de rééquilibrage des portefeuilles, par lequel la baisse des rendements servis sur les emprunts publics les plus sûrs incite les investisseurs à acheter des titres plus risqués, stimulant ainsi l’économie. Depuis le lancement du programme, les rendements ont diminué non seulement dans le cas des actifs faisant l’objet d’acquisitions mais également dans celui des obligations émises par les banques et par les sociétés, et les cours des actions ont poursuivi leur hausse.
Un deuxième canal agit en abaissant et en aplatissant la courbe des rendements. Le programme d’achats se poursuivra jusqu’à fin septembre 2016 et au-delà, si nous ne constatons pas d’ajustement durable de l’évolution de l’inflation. Cela renforce l’indication selon laquelle les taux d’intérêt resteront bas sur une période prolongée.
Un troisième canal a trait à l’accroissement de l’offre de crédit. Si l’Eurosystème fait l’acquisition d’actifs émis par des institutions privées non-bancaires ou des institutions publiques, ces fonds réapparaîtront alors sous la forme de dépôts dans le système bancaire. Cela crée une source supplémentaire de financement pour les banques, ce qui accroît l’offre de crédit au secteur privé.
Un dernier canal concerne l’effet de signal. En agissant de manière résolue et plus offensive qu’attendu, nous espérons favoriser un relèvement des anticipations d’inflation.
Conclusion
Je souhaiterais conclure par une évaluation de l’incidence de l’assouplissement quantitatif. Les indicateurs récents montrent jusqu’à présent que notre assouplissement quantitatif a eu un effet positif sur les anticipations d’inflation. C’est ce que confirment les mesures tirées des marchés, surtout à court terme, bien que cela soit moins avéré sur des horizons plus longs. D’après la récente publication de l’enquête menée par la BCE auprès des prévisionnistes professionnels, les anticipations d’inflation à moyen et long termes sont orientées à la hausse.
Mais, comme le montre l’expérience des États-Unis, il faut du temps pour le réancrage des anticipations d’inflation. L’Eurosystème est prêt à aller plus loin si nécessaire pour remplir son mandat : maintenir l’inflation à un niveau proche de, mais inférieur à, 2 %. Mais la politique monétaire sera plus efficace si, dans le même temps, les gouvernements renforcent le taux de croissance potentiel en mettant en oeuvre des réformes structurelles ambitieuses.
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1 Toutefois, un document de travail récent de la Banque de France indique que le chômage de courte durée est plus significatif que le chômage total lorsqu’on observe la courbe de Phillips aux États–Unis. Cf. L. Ferrara et G. Sestieri, Quarterly Selection of Articles, Banque de France, n° 36, hiver 2014-2015.
2 Frédérique Bec et Annabelle De Gaye, How do oil price forecast errors impact inflation forecast errors? An empirical analysis from French and U.S. inflation forecasts (Comment les erreurs de prévision sur le prix du pétrole affectent-elles leserreurs de prévision du taux d’inflation ? Une étude empirique reposant sur des données françaises et américaines), document de travail n° 23 de la Banque de France, novembre 2014.
3 Prévision de la Commission européenne de novembre 2012 : 0,1 % en 2013 et 1,4 % en 2014. Croissance effective : - 0,4 % en 2013 et 0,9 % en 2014.
4 Peter Praet a évoqué les éléments démontrant cette accentuation observée dans certains pays de la zone euro dans son récent discours intitulé Price stability: a sinking will-o'-the-wisp? dans le cadre d’un groupe de discussion lors des réunions de printemps du FMI à Washington (avril 2015). Cf. également le document de travail de la Banca d’Italia, par Mariana Riggi et Fabrizio Venditti (septembre 2014) : Surprise! Euro area inflation has fallen publié dans Questioni di Economia e Finanza 237.
5 Chatelais Nicolas, Annabelle De Gaye et Yannick Kalantzis (11 mai 2015) : Low inflation in the Euro area: import prices and domestic slack, Rue de la Banque 6.
6 Andrade et Le Bihan, 2013, Inattentive professional forecasters, Journal of Monetary Economics, Volume 60, p. 967–982.