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L’histoire des trois stabilités : stabilité des prix, stabilité financière et stabilité économique

C’est un grand plaisir pour moi de vous accueillir pour la publication aujourd’hui de la 24e édition de la Revue de stabilité financière de la Banque de France. Nous recevons à cette occasion des intervenants de très grande qualité. Je tiens à les remercier, ainsi que l’ensemble des contributeurs de la revue et les équipes de la Banque de France qui ont aidé à la préparation de ce numéro, consacré à la politique macroprudentielle dans la crise de la Covid.

Au cours des douze derniers mois, nous avons vécu, avec cette pandémie sans précédent, certains des évènements les plus graves depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour cette raison, et comme cette journée est celle de la Revue de stabilité financière, je mettrai l’accent sur le concept de stabilité en lui-même. D’autres sources d’instabilité ont affecté l’économie mondiale au cours des quelque dix dernières années : la crise financière mondiale et la récession qui a suivi, la crise de la dette en Europe ou, plus récemment, les tensions commerciales croissantes. Le monde semble devenu plus instable ; dans ce contexte, la stabilité est d’autant plus importante pour nos concitoyens. Elle revêt plusieurs dimensions, mais je m’attacherai à trois aspects fondamentaux.

Je commencerai (et ce ne sera une surprise pour personne) par la stabilité des prix. J’évoquerai ensuite la stabilité financière, qui est essentielle à l’efficacité de la politique monétaire (car elle préserve ses canaux de transmission). Enfin, je parlerai de la stabilité économique et de la manière dont la politique monétaire, conjuguée à la politique budgétaire, peut lisser le cycle conjoncturel et favoriser une reprise solide et durable après la crise de la Covid. À l’évidence, ces différents aspects sont étroitement liés : la politique monétaire, en poursuivant son objectif premier de stabilité des prix, peut affecter la stabilité financière ; la politique budgétaire et la politique monétaire interagissent fortement, tout comme la politique monétaire et la politique macroprudentielle. Mais pour plus de clarté, j’aborderai ces concepts l’un après l’autre.

 

I. La stabilité des prix

Pour atteindre l’objectif d’inflation de la BCE, nous sommes déterminés à maintenir, aussi longtemps que nécessaire, une orientation monétaire très accommodante. Nous continuons de nous tenir prêts à ajuster l’ensemble de nos instruments, de façon adéquate, y compris éventuellement à abaisser le taux de la facilité de dépôt si nécessaire. Et pour garantir la pleine transmission de cette orientation accommodante, nous veillons particulièrement à ce que les conditions financières, bancaires ou de marché, demeurent favorables pour l’ensemble des agents (administrations publiques, entreprises et ménages). Cela nous conduit à suivre un large ensemble d’indicateurs, selon une approche multiforme et globale.

Permettez-moi d’ajouter quelques commentaires sur la récente hausse des taux à long terme qui a suivi, dans une moindre mesure cependant, le mouvement observé aux États-Unis. Cette augmentation résulte de différents facteurs, et nécessite donc des mesures et des instruments différents.

Premièrement, dans la zone euro, les données les plus récentes relatives aux prix à la consommation ont surpris favorablement et certains signes indiquent un redressement des anticipations d’inflation. Ce sont effectivement de bonnes nouvelles, comme l’a remarqué Philip Lane[i] la semaine dernière. Cela étant, cette hausse ne doit pas être surestimée. Elle reflète principalement des facteurs temporaires plutôt qu’un changement persistant et significatif de la trajectoire de l’inflation. L’économie de la zone euro se trouve dans une situation différente de celle des États-Unis (sur le plan de l’activité réelle, de l’écart de production et de la relance budgétaire). Il n’y a pas de risque de surchauffe en Europe.

Deuxièmement, cet environnement moins désinflationniste ne devrait pas soulever de questions sur notre future politique monétaire et notre fonction de réaction. Permettez-moi de réaffirmer une conviction forte relativement à notre objectif d’inflation : il est flexible, symétrique et à moyen terme. Pour être clair, ces deux derniers impératifs signifient que nous ne pouvons pas complètement ignorer les déficits d’inflation passés, et qu’à l’avenir nous devons être prêts à accepter que l’inflation dépasse son objectif pendant un certain temps. Si nécessaire, notre forward guidance pourrait être renforcée pour que cette tolérance soit explicite.

Et troisièmement, d’autres éléments entrent en ligne de compte dans ce durcissement des conditions de financement, y compris des effets de contagion excessifs et des tensions sur les primes de risque. Ce durcissement étant injustifié, nous pouvons et nous devons réagir pour le contrer, en commençant par effectuer nos achats dans le cadre du PEPP avec une flexibilité active, que nous avons rendue possible depuis sa création en mars 2020 et renforcée en décembre dernier.

 

II La stabilité financière

Il faut tirer toutes les leçons des expériences passées concernant les coûts évidents des crises financières. L’histoire a montré que la stabilité des prix n’est pas une condition suffisante pour garantir la stabilité financière.

De plus, un bas niveau des taux d’intérêt sur une longue durée, dans un contexte de diminution du taux d’intérêt naturel, peut contribuer à une accumulation de risque systémique et de vulnérabilités financières, en encourageant une prise de risque excessive et des distorsions financières [ii]. C’est important pour la politique monétaire. Bien sûr, la politique macroprudentielle représente la première et la principale ligne de défense, et la boîte à outils a été considérablement perfectionnée au cours des dernières années [iii]. Toutefois, les instruments macroprudentiels, bien que nécessaires, ne semblent pas suffire complètement pour faire face à l’ensemble des préoccupations de stabilité financière.

J’estime que les banques centrales doivent prendre en compte la stabilité financière lorsqu’elles déterminent l’orientation de la politique monétaire. Il est nécessaire de dépasser le strict principe de séparation entre les politiques monétaire et macroprudentielle, et d’adopter un principe de coordination. De quoi s’agit-il en pratique ? Permettez-moi tout d’abord de dissiper deux malentendus en disant ce dont il ne s’agit pas. Cela ne veut pas dire que la stabilité financière peut devenir un objectif de politique monétaire en soi. Le but serait d’identifier les vulnérabilités qui représentent une menace pour l’objectif de stabilité des prix, directement ou indirectement, en entravant la transmission efficace de la politique monétaire sur le moyen et le long terme. De plus, cela n’implique pas une réaction (mécanique) systématique aux indicateurs de stabilité financière et c’est très différent de la stratégie consistant à « aller à contre-courant (leaning against the wind) ». En outre, la stabilité financière, contrairement à la stabilité des prix, ne peut être facilement résumée en une donnée statistique (l’inflation dans le cas de la stabilité des prix), et nous devons, de toute façon, prendre en compte de nombreux indicateurs.

Ce que je suggère en revanche c’est une légère évolution de la stratégie de la BCE pour parvenir à un cadre plus « intégré ». Afin de formaliser cette approche, une option qui mérite d’être envisagée serait de remanier et d’élargir l’actuel deuxième pilier pour en faire un pilier « financier et monétaire », en parallèle du pilier économique. Plus précisément, permettez-moi de citer quelques exemples de variables qui pourraient être suivies dans le cadre de ce nouveau pilier :

  • l’endettement des entreprises et des ménages ;
  • les informations figurant au bilan des banques, qui sont utiles pour évaluer le fonctionnement du canal du crédit bancaire (y compris de façon prospective) ;
  • des indicateurs relatifs à une tolérance excessive au risque et à un excès de crédit, qui fournissent des informations sur le canal de la prise de risque ;
  • les prix des actions et de l’immobilier, qui fournissent des informations sur le canal des prix d’actifs.

Cette liste pourrait bien sûr être modifiée et complétée. En fait, nous suivons déjà un grand nombre de ces variables. L’intérêt d’avoir un pilier structuré est de formaliser cette analyse, en incluant la proportionnalité de nos mesures, et de nous assurer de l’absence d’angles morts.

Ces considérations nous aideraient à optimiser la panoplie des instruments de politique monétaire et à l’affiner avec les nombreux outils dont disposent désormais les banques centrales. Dans une certaine mesure, nous avons déjà franchi le pas en adaptant les instruments existants pour prendre en compte les considérations de stabilité financière. Dans le cas de l’Eurosystème, deux exemples viennent à l’esprit : le mécanisme à deux paliers pour la rémunération des réserves (tiering system) et les TLTRO. Le système à deux paliers a été introduit après le passage du taux de la facilité de dépôt en territoire négatif, pour contrebalancer les effets secondaires négatifs de taux d’intérêt durablement bas sur l’intermédiation bancaire. Dans le cas des TLTRO, nous avons exclu les prêts au logement de la valeur de référence pour les prêts afin d’éviter de contribuer à une potentielle bulle immobilière. Jusqu’à présent, j’ai mentionné les ajustements de nos différents instruments ; mais plus généralement, nos outils de politique monétaire pourraient être combinés les uns avec les autres de façon à maximiser leurs effets sur l’inflation tout en minimisant les effets secondaires sur la stabilité financière [iv]. En effet, conformément à la vieille règle de Tinbergen, nous disposons désormais de plusieurs instruments dans notre boite à outils monétaire, ce qui nous permet d’atteindre plusieurs objectifs.

 

III. Stabilité économique

J’en arrive à présent à la stabilité économique. La stabilisation du cycle conjoncturel est le domaine par excellence des arbitrages et des dilemmes sur les mesures à prendre. Tant que la dynamique des prix est en phase avec le cycle conjoncturel, la politique monétaire est contracyclique. Heureusement, c’est le cas la plupart du temps, les chocs de demande ayant tendance à prédominer. Cela étant, la politique monétaire n’est pas la seule politique de stabilisation : la politique budgétaire est également très active, ce qui soulève la question, tout à fait d’actualité, de la congruence entre politique monétaire et politique budgétaire.

Tant que les perspectives d’inflation demeurent trop faibles au regard de l’objectif d’inflation de la banque centrale, des politiques monétaire et budgétaire accommodantes peuvent être congruentes sans aucune coordination formelle. Cela correspond de toute évidence à la description du dosage entre politique monétaire et politique budgétaire (policy-mix) à l’heure actuelle. En outre, dans un contexte où R* est bas, la politique budgétaire est plus efficace et accroît sa marge de manœuvre grâce à l’orientation accommodante fournie par la banque centrale (dans la mesure où r < g). À leur tour, les effets de la politique monétaire, qui est contrainte par le plancher effectif des taux d’intérêt (effective lower bound, ELB), sont renforcés par la politique budgétaire, qui devient aujourd’hui l’un de ses principaux « canaux de transmission ».

Mais à plus long terme – et dans les années à venir –, le risque le plus important est bien sûr que la politique monétaire se retrouve subordonnée à la politique budgétaire. Si et quand l’inflation réapparaît, les banques centrales devront être en mesure de normaliser l’orientation de leur politique monétaire et d’augmenter les taux d’intérêt appliqués à la dette. Agir trop tard ou trop peu, par court-termisme ou pour des raisons politiques, peut s’avérer très coûteux pour les taux d’intérêt à long terme et l’inflation.

La meilleure manière de renforcer l’adéquation actuelle du policy-mix tout en prévenant le risque d’une future domination budgétaire consiste à établir des fonctions de réaction claires et crédibles pour les politiques monétaire et budgétaire :

  • Pour la banque centrale, le mandat fournit un guide clair. Des indications prospectives (forward guidance) seront bien sûr très utiles dans ce processus, pour assurer une sortie harmonieuse et prévisible.
  • Pour les gouvernements, les engagements en matière de politique économique et les indications prospectives sont perçus comme moins crédibles en raison du problème bien connu de l’incohérence temporelle. Une voie plus appropriée consisterait à conserver des règles budgétaires qui ancrent la trajectoire à moyen terme de la dette publique, mais dans un cadre budgétaire de l’UE rénové, le cadre actuel étant devenu trop complexe et moins adapté au nouvel environnement économique et financier.
  • En effet, l’environnement actuel de bas niveau des taux d’intérêt (avec r < g) ne signifie pas que les questions de soutenabilité de la dette publique ne sont plus pertinentes : cela implique seulement que les gouvernements disposent de davantage de temps pour assurer la soutenabilité de la dette. Dans ce contexte, les règles budgétaires révisées et simplifiées doivent reposer sur une trajectoire de la dette à moyen terme et sur un objectif opérationnel unique, à savoir un plafond du taux de croissance des dépenses publiques (nettes des mesures discrétionnaires concernant les recettes), comme proposé par le Comité budgétaire européen (CBE). Premièrement, compte tenu de l’environnement actuel de taux d’intérêt bas et des niveaux élevés des ratios de dette post-covid, la vitesse d’ajustement vers l’ancrage de la dette à long terme devrait être plus spécifique à chaque pays et moins rapide que dans le cadre de la règle linéaire actuelle du PSC qui fixe l’objectif de réduction de la dette à 1/20 – ce qui n’est plus crédible. Deuxièmement, pour l’objectif opérationnel, s’appuyer seulement sur la charge d’intérêts actuelle, comme l’ont suggéré certains, serait une attitude à la fois court-termiste et trop partielle. Toutefois, les paiements d’intérêts pourraient être inclus dans l’objectif de dépenses nettes, à la différence de la proposition du CBE qui les exclut. Cette inclusion donnerait une plus grande marge de manœuvre budgétaire aux gouvernements tant que les taux d’intérêt demeurent bas, mais garantirait un ajustement à la baisse automatique de la croissance des dépenses primaires si et quand les paiements d’intérêts devaient commencer à augmenter. En résumé, la soutenabilité à long terme de la dette publique doit être assurée par des règles budgétaires crédibles mais flexibles.
  • Parallèlement, nous pourrions conserver la possibilité de réagir à des chocs importants grâce à une capacité budgétaire commune permanente ; à cet égard, le programme Next Generation EU est une avancée positive, qui pourrait être pérennisée bien qu’avec des montants plus limités. Il y a quelques jours, Mario Draghi, qui s’exprimait devant le Sénat italien en sa qualité actuelle de Premier ministre, a soutenu à juste titre « une Union européenne de plus en plus intégrée qui parviendra à un budget public commun permettant d’apporter un soutien aux pays lors des périodes de récession ». En outre, une véritable union des marchés de capitaux est plus que jamais nécessaire, afin de compléter le partage du risque public par un partage du risque privé dans l’ensemble de la zone euro.

En conclusion, permettez-moi de dire quelques mots de musique de chambre. Nombre d’entre vous ont déjà entendu le célèbre trio pour piano et cordes n° 2 de Franz Schubert. L’harmonie des trois instruments a charmé des générations d’amateurs, notamment Stanley Kubrick dans le film « Barry Lindon ». Dans ce morceau, aucun des instruments ne doit faire cavalier seul. Et aucun d’entre eux ne doit être dominé par l’un des deux autres, sinon l’harmonie est brisée. Au contraire, nous pouvons entendre chaque instrument et la beauté du morceau tient à la réponse que chaque instrument fait aux autres. Il en va de même pour les trois politiques macroéconomiques : monétaire, macroprudentielle et budgétaire. Elles doivent apporter trois types de stabilité dans une combinaison délicate de « synchronisation sans domination ». Pour rénover l’équilibre changeant qui existe entre une partition de musique écrite ex ante et une interprétation humaine en temps réel, visons au moins la « prévisibilité mutuelle »… Et c’est le thème de la conférence d’aujourd’hui, pour la partie macroprudentielle du morceau. Je vous remercie de votre attention.


[i] Interview de Philip R.Lane accordée au quotidien espagnol Expansión, 26 février 2021

[ii] Cf. par exemple Colletaz, Levieuge & Popescu (2018) : « Monetary policy and long-run systemic risk-taking », Journal of Economic Dynamics and Control, 86 (C), p 165-184, et Dell'Ariccia, Laeven & Suarez (2017) : « Bank Leverage and Monetary Policy's Risk‐Taking Channel: Evidence from the United States », The Journal of Finance, 72: 613-654.

[iii] Ce numéro de la Revue de la stabilité financière contient plusieurs excellents articles sur des sujets connexes, cf. par exemple Gabriel Makhlouf, « Les enseignements de la crise de la Covid : un cadre macroprudentiel pour le secteur de la finance de marché ».

[iv] Istrefi, Odendahl et Sestieri (2020) fournissent des éléments allant dans ce sens pour le cas de la Réserve fédérale préalablement à la crise financière mondiale. Cf, « Fed Communication on Financial Stability Concerns and Monetary Policy Decisions: Revelations from Speeches », Banque de France Working Paper Series n° 779.

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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
L’histoire des trois stabilités : stabilité des prix, stabilité financière et stabilité économique
  • Publié le 01/03/2021
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