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L’Eurosystème et sa politique monétaire : d'un « dilemme impossible » à une feuille de route possible pour la normalisation

The Global Interdependence Center

GIC Central Banking Series – Paris, 6 mai 2022

Discours de François Villeroy de Galhau,

Gouverneur de la Banque de France

 

Bonjour, et bienvenue à Paris pour cette nouvelle conférence GIC-Banque de France.

L’Europe se trouve face à un tournant historique avec l’agression de la Russie contre l'État démocratique d’Ukraine. Les conséquences économiques de cette guerre sont maximales pour la Russie, qui devrait enregistrer une baisse du PIB de – 8,5 % cette année, mais elles sont également considérables en Europe, avec plus d’inflation, moins de croissance et, surtout, plus d'incertitudes.

Cela étant, à ce stade, nous ne devons pas en conclure trop hâtivement qu'il y a stagflation : l’acquis de croissance de la zone euro en 2022 est déjà de 2,1 % à la fin du premier trimestre, après un taux de croissance effective de 5,4 % en 2021. Le chômage se situe à un niveau historiquement bas, à 6,8 % en mars.

Certes, la politique monétaire navigue actuellement dans des eaux agitées. Certains évoquent un « dilemme impossible » entre lutter contre l’inflation excessive et éviter une récession.

Je ne le pense pas. Il existe des arguments de principe contre ce dilemme : juridiquement, notre mandat donne clairement la priorité à la stabilité des prix ; politiquement, nos concitoyens se préoccupent avant tout de l’inflation et de son impact sur le pouvoir d’achat ; et économiquement, une inflation durablement installée signifierait une baisse de la confiance, une augmentation des primes de risque, ainsi que davantage de distorsions de prix, et par conséquent, moins de croissance à long terme. Mais aujourd’hui, c’est d'un point de vue opérationnel que je vais aborder le voyage vers la normalisation de notre politique monétaire. Ce voyage n’est pas sans embûches, mais je suis convaincu que nous parviendrons à le réaliser avec succès. Nous en avons déjà clarifié la première étape. Lors de notre réunion du Conseil des gouverneurs sous l’égide de Christine Lagarde en décembre dernier, nous sommes convenus de cesser progressivement les achats nets au titre du programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP), qui ont désormais graduellement cessé1. Lors de nos réunions de mars et avril, nous avons décidé de réduire les achats nets mensuels dans le cadre de l’APP, et d'y mettre un terme au troisième trimestre2.

Je souhaite à présent considérer ce voyage dans une perspective plus large : permettez-moi de partager quelques réflexions personnelles sur une feuille de route possible qui nous permettra d’arriver à bon port. Elles peuvent se résumer en trois règles de voyage. (I) Ce voyage constitue une normalisation entièrement justifiée de la politique monétaire, mais pas un durcissement à ce stade. (II) Son rythme et sa durée seront guidés par un recours actif à l'optionalité et à la progressivité. (III) Le voyage doit prévenir une fragmentation non souhaitable parmi les passagers. Permettez-moi de développer chacune de ces règles.

 

I. Ce voyage constitue une normalisation entièrement justifiée de la politique monétaire, qui n’implique pas un durcissement à ce stade

1. La normalisation de la politique monétaire est désormais entièrement justifiée

Avant toute chose, faisons preuve d’humilité : à l’automne dernier, nous avons été surpris par la poussée inflationniste. En octobre de l’année dernière, l'inflation sous-jacente était encore inférieure à 2 % dans la zone euro3. Cela a été une surprise pour chacun de nous : de part et d’autre de l’Atlantique, pour les prévisionnistes privés et publics, y compris – oui – pour les projections des banques centrales. Qu’est-ce qui nous a échappé ? Nous nous sommes trop fiés aux prix erronés des contrats à terme sur l’énergie, comme la BCE l’a récemment reconnu4. Mais je voudrais souligner un autre élément : nous avons sous-estimé l’intensité et l’effet de contagion des perturbations des chaînes d’approvisionnement, qui à l’époque ont résulté de la vigueur du redressement de la demande et de la persistance des goulots d’étranglement, en particulier en ce qui concerne les transports et les biens, et en particulier en Chine. Puis la guerre a éclaté : dramatique et inattendue, elle a été intégrée comme un choc sur l’énergie, mais probablement sous-évaluée – une fois de plus – en ce qui concerne les perturbations des chaînes d’approvisionnement d’autres intrants majeurs en Europe, de l’aluminium aux engrais, en passant par le néon. Il y a certainement une leçon générale à en tirer : nous devons compléter les modélisations au niveau « macro » par une plus grande écoute des entreprises au niveau « micro ». Elles peuvent parfois se tromper, mais cette fois-ci, elles ont eu raison avant nous, et ce sont elles, in fine, qui fixent les prix et les salaires.

Le mot « surprise » est-il un euphémisme poli pour « erreur » ? Dans le domaine des prévisions, oui, mais cela a été une erreur collective. Dans le domaine de la politique monétaire, non, et c’est là un fondement solide : on s’accorde largement sur le fait que le caractère puissamment accommodant de la politique monétaire mise en œuvre en mars 2020 a contribué à éviter des chocs économiques, financiers et sociaux durables, permettant à l’Europe de sortir de la pandémie avec une forte reprise. Et personne n’affirme sérieusement que la politique monétaire, ou les agrégats monétaires, sont le principal responsable de l’inflation observée dans la zone euro : les goulots d'étranglement dans la construction ou l'industrie automobile peuvent difficilement être imputables à, disons, l’excédent de liquidité.  

Il est désormais clair que notre politique monétaire ne peut pas simplement regarder au-delà des chocs d’offre actuels. Cela aurait été la réponse théorique si les chocs avaient été purement transitoires, mais le choc initial sur les prix de l’énergie s’est propagé : l’inflation n’est pas seulement plus élevée, elle est beaucoup plus généralisée. La hausse des prix des produits alimentaires s’est accélérée. L'inflation sous-jacente dans la zone euro a atteint 3,5 % en avril, toujours nettement inférieure au taux de 6,5 % enregistré aux États-Unis en mars5,  mais nettement supérieur à notre cible de 2 %. La BCE reste très vigilante aux effets de second tour et aux évolutions salariales, sachant qu’ils peuvent parfois évoluer de manière très soudaine. Nous surveillons également de près les anticipations d'inflation, non seulement auprès des intervenants de marché mais également auprès des ménages et des entreprises. Certains signes – notamment dans les enquêtes BDF auprès des entreprises – indiquent que ces anticipations sont de moins en moins ancrées à 2 %.

Dans ce contexte nous devons observer attentivement les taux de change. Nous n’avons pas d’objectif de taux de change, mais le niveau de l’euro influe significativement sur l’inflation importée. Un euro trop faible irait à l’encontre de notre objectif de stabilité des prix.

Je voudrais souligner un autre argument en faveur de la normalisation : même si l'inflation revient progressivement à 2 % environ d’ici 2024 – ce qui est notre prévision et qui reste mon avis –, la politique monétaire accommodante actuelle ne sera plus justifiée. Des mesures non conventionnelles fortes – telles que les achats nets d’actifs ou les taux d'intérêt négatifs – étaient nécessaires quand l'inflation était « trop faible trop longtemps ». Avec son retour à notre cible, ce qui sera une bonne nouvelle, ce soutien exceptionnel ne sera plus nécessaire.

2. Mais la normalisation n’implique pas un « durcissement »

Même si la normalisation de la politique monétaire est appropriée, et si elle est déjà en cours, les mots ont leur importance pour les banques centrales et dans la vie économique, car il s’agit d’éviter un ralentissement excessif. Nous sommes toujours loin d’un durcissement monétaire, car les taux d’intérêt réels vont rester significativement négatifs et inférieurs au taux neutre pour un certain temps encore. Le taux neutre est un point de référence4, au niveau duquel il n’y a ni nouvelle accélération ni ralentissement de l'inflation (et de la croissance économique). Pour utiliser une métaphore, c’est le moment où, lorsque l'on conduit une voiture, on lève le pied de la pédale d’accélérateur à mesure que l'on s’approche de la vitesse souhaitée. Ce n’est que si on appuyait activement sur la pédale de frein que cette action serait considérée comme un durcissement monétaire. Le relèvement de nos taux d’intérêt à partir du niveau exceptionnellement bas auquel ils se situent actuellement revient à réduire le caractère accommodant de la politique monétaire, ou à poursuivre la normalisation, mais ne constitue pas un durcissement. De toute évidence, le taux d’intérêt naturel ne peut être observé avec précision : je reviendrai sur ce débat pour les États-Unis comme pour l’Europe.

J’aimerais ajouter un élément concernant la « normalisation » : nous maintiendrons, et à juste titre dans la zone euro, une taille de bilan significative via notre politique de réinvestissement intégral au titre du PEPP, au moins jusqu’à fin 2024. Là encore, c’est une grande différence avec le « durcissement quantitatif » que la Fed, par exemple, va amorcer le mois prochain en réduisant activement son bilan. Je prévois que la discussion relative à la normalisation du bilan ne débutera qu'une fois que notre voyage vers la normalisation de la politique monétaire sera bien avancé et la réduction sera relativement mécanique.

 

II. Le rythme et la durée du voyage seront guidés par un recours actif à l'optionalité et à la progressivité

J’aimerais à présent apporter davantage de précisions quant au rythme et à l’éventuelle fin de ce voyage. Christine Lagarde a fortement préconisé « l’optionalité », et moi aussi7. Cela signifie agir en temps voulu, en fonction des dernières données réelles dans une période très incertaine. Ne pas être prédéterminé est un impératif absolu : éviter une forward guidance trop « longue », favoriser l’agilité8. Mais l’optionalité ne veut pas dire l’inaction, ni l’adoption d’une attitude attentiste. Et je pense que le temps est venu pour plus de clarté et d’action sur ce début de voyage.

2. À propos du début de la normalisation des taux d’intérêt

Premièrement, conformément à l’ordre de séquencement que nous avons déjà annoncé, nous cesserons les achats nets d’actifs, et nous déciderons lors de notre réunion de juin à quel moment précis du troisième trimestre cela interviendra. Je vois beaucoup – peut-être trop – de spéculation, de prédictions et de déclarations sur cette date de fin. Je voudrais simplement souligner qu’à ce jour, l’argument selon lequel il convient de continuer d’appuyer sur la pédale d’accélérateur et de rajouter de nouveaux achats nets après le mois de juin ne relève pas de l’évidence. 

Ensuite viendra une décision plus importante concernant le calendrier de notre premier relèvement des taux d’intérêt. La décision est maintenant complètement distincte de celle de mettre fin aux achats d’actifs : j’ai préconisé il y a quelques mois d’abandonner le « peu de temps avant » et ce lien automatique9, et nous avons effectivement décidé en mars que le premier relèvement interviendrait plutôt « quelque temps après ». À quoi correspond « quelque temps »? Nous en déciderons en juin ou ultérieurement, mais laissez-moi vous faire part de deux réflexions :

  •       Les trois conditions de notre forward guidance sur les taux d’intérêt sont, à mon avis, remplies, même si elles constituent un prérequis pour le relèvement des taux sans impliquer nécessairement de décision mécanique et immédiate. La condition la plus importante, cohérente avec ce que j’ai dit concernant la normalisation et sur le fait de ne pas simplement regarder au-delà du choc sur l’énergie, est la troisième : que « les progrès de l’inflation sous-jacente [soient] suffisants pour être compatibles avec une stabilisation de l’inflation à 2 % à moyen terme ». Eh bien, nous en sommes là. Toutes les mesures de l’inflation sous-jacente sont clairement au-dessus de 2 % actuellement.

  • Il y a également eu de nombreux commentaires s’agissant du mois précis auquel aura lieu le relèvement des taux. Sans vouloir préjuger des prochaines réunions du Conseil des gouverneurs, je préfère toutefois fixer un repère un peu plus éloigné : sauf nouveaux chocs imprévus, je considère qu’il serait raisonnable d’entrer en territoire positif d’ici la fin de l’année. Comme prochaine étape la plus évidente, le relèvement des taux pour se rapprocher de zéro pourrait avoir des effets modérés, car les marges et la rentabilité des banques pourraient augmenter et améliorer ainsi leur capacité à accorder des crédits, même si ces effets potentiels sont difficiles à estimer.

Lorsque nous relèverons le taux de la facilité de dépôt -qui est actuellement notre taux directeur- le niveau du taux des opérations principales de refinancement - actuellement fixé à zéro- et le taux de la facilité de prêt marginal devront être relevés à un moment donné, pour préserver le bon fonctionnement du marché interbancaire.

2. À propos de la durée de la normalisation des taux d’intérêt

Le début du voyage commençant à se clarifier, l’attention se porte actuellement davantage sur sa fin. Il est intéressant de noter que le FMI a suggéré, dans ses dernières Perspectives de l’économie mondiale (WEO) que « les banques centrales communiquent clairement sur les perspectives de taux neutre post-pandémie [...] en apportant des précisions aux marchés sur la date de fin probable des hausses de taux »10. Certes, notre forward guidance actuelle ne donne pas d’indications sur la trajectoire des taux nominaux après leur premier relèvement. La notion de progressivité, introduite lors de la réunion de mars11, comble cette lacune dans une certaine mesure, car elle écarte des hausses de taux trop brutales.

Il existe deux arguments classiques et solides en faveur de la progressivité : premièrement, éviter l’instabilité économique et financière créée par des politiques de « stop and go » ; deuxièmement, gérer l’incertitude – en convergence avec l’autre principe d’optionalité, ou avec le célèbre principe de Brainard de 1967. Cela étant, les recherches menées par la Banque de France12 montrent que la progressivité ne doit pas être synonyme de prudence excessive ou d’inertie : si, en cas de chocs persistants, la banque centrale réagit avec un excès de prudence, les anticipations d’inflation risquent de s’inscrire en hausse, ce qui accentuerait les pressions à la hausse sur l’inflation. En résumé, le rythme de normalisation devra être calibré afin de réduire l’incertitude concernant l’inflation future.

 

Mesurer l’orientation de la politique monétaire

Pour calibrer la normalisation des taux directeurs, nous devons évaluer l’orientation de politique monétaire de manière appropriée. Premièrement, quel est le bon horizon à retenir pour les taux d’intérêt réels en vue de mesurer cette orientation ? Les niveaux actuels de l’inflation totale sont très élevés, ce qui induit des taux d’intérêt réels à court terme ex post fortement négatifs.

Larry Summers a noté que cela va à l’encontre des règles établies de stabilisation de l’inflation. Toutefois, si nous considérons les taux réels implicites à plus long terme, il y a moins de raisons d’être inquiets. Bien que l’inflation actuelle soit assez élevée, l’inflation devrait s’atténuer pour renouer avec les 2 % à moyen terme, soit la période où les taux directeurs devraient augmenter.

 

Le taux neutre

Comme je l’ai indiqué précédemment, le niveau du taux neutre ne peut être déterminé avec précision ex ante. Toutefois, les estimations actuelles de taux neutres réels indiquent des niveaux compris entre − 1 % et 0 % dans la zone euro et entre 0 et + 1 % aux États-Unis13. Cet écart de taux réel naturel s’explique en grande partie par une démographie et une croissance potentielle moins dynamiques dans la zone euro qu’aux États-Unis. Compte tenu d’un objectif d’inflation de 2 % de part et d’autre de l’Atlantique, cela va dans le sens d’un taux neutre à court terme nominal éventuellement compris entre 1 % et 2 % dans la zone euro et entre 2 % et 3 % aux États-Unis. Ces valeurs semblent de fait cohérentes avec les anticipations de taux d’intérêt des marchés financiers, qui indiquent des taux à court terme ou des taux nominaux de fin de période d’environ 1,5 % dans la zone euro et 2,5 % aux États-Unis, tel qu’approximés par les swaps OIS d’une maturité d’un an dans neuf ans.

Mais nous devrons être pragmatiques tout au long du chemin : lorsque les taux nominaux à court terme dans la zone euro s’approcheront d’une telle fourchette, nous devrons alors évaluer si c’est suffisant ou non en fonction des perspectives d’inflation à ce moment-là. Si cela semble compatible avec des perspectives d’inflation stabilisées à 2 % à moyen terme, alors nous pourrons dire que nous serons proches de la fin de notre voyage de normalisation. Si ce n’est pas le cas, nous devrons dépasser cette zone de taux neutre, ce qui signifie qu’un durcissement de l’orientation serait dans ce cas – et seulement dans ce cas – nécessaire.

La vitesse de la convergence vers cette zone neutre pourrait également dépendre du degré de vigueur de l’économie. Cela pourrait justifier que le voyage de la zone euro soit plus lent que celui des États-Unis, qui se trouvent actuellement dans une situation de demande excessive.

 

III. Le voyage doit prévenir une fragmentation non souhaitable parmi les passagers

Permettez-moi désormais d’évoquer notre spécificité en tant qu’Union monétaire et d’apporter des précisions sur un troisième principe mis en avant par notre Conseil des gouverneurs : la flexibilité.

 

La flexibilité, soutien à la normalisation des taux d’intérêt

Si la normalisation de la politique monétaire nécessite un calibrage approprié des taux d’intérêt nominaux pour parvenir à la bonne orientation, il est tout aussi important dans la zone euro de garantir une transmission homogène et harmonieuse à toutes les juridictions et classes d’actifs. Dans un discours particulièrement remarqué à Jackson Hole en 2010, Jean-Claude Trichet a énoncé l’idée d’un « principe de séparation »14 : « L’orientation de politique monétaire est toujours conçue pour assurer la stabilité des prix dans une perspective à moyen et long terme. Les mesures non conventionnelles ont un objectif clair : garantir que les mesures conventionnelles elles-mêmes sont transmises aussi efficacement que possible malgré le fonctionnement sinon anormal de certains marchés ».

Cette séparation a par la suite été moins pertinente dans un environnement « d’inflation trop faible trop longtemps », où les mesures non conventionnelles ont contribué de manière importante à fournir une orientation de politique monétaire permettant de combler l’écart d’inflation. En effet, le PEPP et les TLTRO-III ont tous deux eu des effets à la fois sur l’orientation et sur la transmission. Mais nous voilà de nouveau proches du principe de séparation.

Pendant la phase de normalisation, nous sommes prêts à faire face à deux éventuelles difficultés de transmission. Premièrement, il est possible de remédier à tout moment aux pénuries de liquidité dans le secteur bancaire de certaines juridictions grâce aux opérations de refinancement à plus long terme ; c’est pourquoi, je propose de nouvelles opérations de refinancement à long terme. Au cours de la période de normalisation, la rémunération d’un tel filet de sécurité pour la liquidité devrait se situer par construction à des prix « normaux », indexés sur les opérations principales de refinancement, afin de préserver la seule transmission, sans interférences indues avec l’orientation souhaitée.

Deuxièmement, une fragmentation de marché injustifiée sur les marchés obligataires publics ou privés (ou certaines classes d’actifs telles que les titres de créances négociables ou commercial paper en mars 2020) pourrait se produire. J’insiste ici sur le caractère « injustifié » ; lors de sa réunion de décembre 2021, le Conseil des gouverneurs a pris un engagement fort et clairement défini : « En période de tensions, la flexibilité demeurera un élément de la politique monétaire chaque fois que des menaces sur sa transmission compromettront la réalisation de la stabilité des prix ». S’agissant de l’ensemble des conséquences durables de la pandémie, nous sommes prêts à faire preuve de flexibilité dans les réinvestissements au titre du PEPP, voire à reprendre nos achats nets ciblés si nécessaire. Mais notre engagement à lutter contre une fragmentation injustifiée est plus large, comme Christine Lagarde l’a déclaré avec force lors de la conférence de presse d’avril : « Nous devons continuer à intégrer la flexibilité dans la détermination de la politique monétaire, si cela se justifie, et, le cas échéant, nous pourrons agir très rapidement »15. Pour être déterminés dans notre engagement, nous n’avons pas besoin d’être précis sur les aspects techniques : conception précise d’un nouvel instrument ou conditions de déclenchement des interventions appropriées. Mais nous pouvons à tout moment tirer les enseignements positifs de l’utilisation efficace de la flexibilité dans le cadre du PEPP en 2020. Tout le monde doit avoir conscience que nous avons dans notre boîte à outils ce filet de sécurité contingent :  prévenir la fragmentation fait partie du succès de la normalisation.

Pour éviter d’influencer de quelque manière l’orientation, une option qui mérite d’être envisagée serait de stériliser les achats d’actifs flexibles, c’est à dire d’absorber la liquidité injectée par le biais d’opérations de compensation appropriées (de la liquidité), comme cela fut pratiqué dans le programme pour les marchés de titres (SMP) jusqu’en juin 2014. D’autres options innovantes pourraient inclure la vente d’un actif particulier un certain temps après son achat, une fois passé l’épisode de tensions sur le marché. Le mécanisme clé derrière cette stratégie est un effet de flux asymétrique entre les achats et les ventes : la banque centrale peut acheter des obligations durant un épisode de tensions sur les marchés à travers ses réinvestissements, et les vendre de façon plus progressive dès que les conditions de marché se normalisent, sans que cela ait d’incidence à long terme sur la taille globale du bilan et donc sur l’orientation. Cela permettrait de souligner davantage les effets différenciés qu’ont les flux d’achats par rapport à la taille du bilan global sur la transmission et l’orientation de la politique monétaire. S’agissant du stock, permettez-moi de réaffirmer la position selon laquelle nous devrions maintenir la taille de notre bilan sur une longue période : grâce aux réinvestissements, cela permettra de maintenir une présence significative de l’Eurosystème sur les marchés et contribuera également à prévenir la fragmentation ou des ajustements trop brutaux de la prime de terme.

Il faut toutefois noter que la coexistence d’un bilan de taille importante – et donc d’un excédent de liquidité significatif – et de taux directeurs positifs soulèvera de nouvelles questions techniques concernant la rémunération des réserves des banques. Je suis convaincu que nous saurons résoudre ces questions en temps voulu.

 

Permettez-moi à présent de conclure. Si la première phase du voyage vers la normalisation de la politique monétaire, à savoir la sortie des programmes d’achat d’actifs, arrive pratiquement à son terme, il est temps de fournir une feuille de route possible sur la prochaine étape du voyage, y compris en indiquant son terme possible. D’ailleurs, aujourd’hui, j’ai parlé de voyageurs, et non d’oiseaux. Je n’ai jamais cru à la taxonomie ornithologique, moins encore aujourd’hui : représenter notre débat comme « la prise de contrôle par les faucons », ou « la résistance des colombes », relève de la paresse intellectuelle. Il s’agit d’une situation nouvelle et difficile à laquelle doivent faire face 25 membres du Conseil indépendants et à l’esprit ouvert, dont les avis sont actuellement en train de converger de façon significative. « Quand les faits changent, je change d’avis », a dit fort justement Keynes. À cet égard, nous sommes tous keynésiens ! Et je suis convaincu que les trois règles que j’ai proposées aujourd’hui pour ce voyage, au-delà de leur contenu technique, nous permettront de respecter l’engagement que nous avons pris envers nos concitoyens. Je voudrais m’adresser au public plus large que constituent les 340 millions d’Européens : vous pouvez nous faire confiance, à nous, votre banque centrale, pour garantir la stabilité des prix et ramener l’inflation de manière ferme et durable vers notre cible de 2 %. Nous avons le devoir d’agir, la volonté d’agir et –de façon décisive- la capacité d’agir. Je vous remercie de votre attention.

 

Références

3 Cela fait référence à l’inflation sous-jacente mesurée par les variations annuelles de l’IPCH hors énergie, produits alimentaires, alcool et tabac

4 Chahad, Hofmann-Drahonsky, Meunier, Page, et Tirpak (2022), « Les récentes erreurs dans les projections relatives à l’inflation établies par les services de l’Eurosystème et de la BCE : quelles explications ? », Bulletin économique de la BCE, n° 3, 2022.

5 Mesurée par l’IPC

6 Wicksell, Knut (1898). « Interest and Prices », Nihon Keizai Hyoron Sha., Friedman, Milton (1968) « The role of monetary policy », American Economic Review 58(1), 1-17 ; Discours présidentiel prononcé lors de la 18e réunion annuelle de l’American Economic Association, Washington, D.C., et Woodford, Michael (2003) : « Interest and Prices: Foundations of a Theory of Monetary Policy », Princeton, N.J. ; Woodstock, Oxfordshire England : Princeton University Press.

7 F. Villeroy de Galhau, « La politique monétaire dans un contexte d’incertitude », discours à la London School of Economics, 15 février 2022.

8 Ibid.

9 Ce choix a le mérite d'améliorer l’optionalité, car il freine le lien temporel quasi-automatique entre les deux instruments tout en conservant le séquencement. L’optionalité signifierait alors que, s’il était justifié, le relèvement pourrait éventuellement prendre plus de temps.

10 FMI, Perspectives de l’économie mondiale, avril 2022

12 Dupraz, Guilloux-Nefussi, Penalver 2020, A Pitfall of Cautiousness in Monetary Policy, BdF WP n° 758, International Journal of Credit Banking, à paraître.

13 Cf. Holston, Laubach et Williams. 2017. « Measuring the Natural Rate of Interest: International Trends and Determinants, » Journal of International Economics 108, supplement 1 (May): S39–S75 et Garnier (O.), Lhuissier (S.) et Penalver (A.) (2019) « Taux d’intérêt bas, quelle responsabilité de la politique monétaire ? », Risques, n° 120, décembre 2019, 71-78. Une revue de la littérature est fournie par Brand, Bielecki et Penalver (éditeurs). 2018. « The natural rate of interest: estimates, drivers, and challenges to monetary policy », BCE Occasional Paper Series n° 217.

14 « Central banking in uncertain times: conviction and responsibility », discours de Jean-Claude Trichet, président de la BCE, lors du colloque sur le thème « Défis macroéconomiques : la décennie à venir », Jackson Hole, Wyoming, 27 août 2010.

15 Conférence de presse de la BCE, « Monetary Policy Statement & Transcript of the Questions and Answers », Christine Lagarde, présidente de la BCE, et Luis de Guindos, vice-président de la BCE, 14 avril 2022.

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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
L’Eurosystème et sa politique monétaire : d'un « dilemme impossible » à une feuille de route possible pour la normalisation
  • Publié le 06/05/2022
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