C’est un plaisir d’être à nouveau à Tokyo avec vous, et avec mon collègue et ami, M. le gouverneur Kuroda. Cette 22e édition du Forum financier international annuel est consacrée à l’Europe dans un monde disruptif. Mais au-delà de la disruption, le monde est également de plus en plus incertain, avec des tensions liées au protectionnisme, des prix du pétrole en hausse, un dosage controversé des politiques économiques aux États-Unis, des valorisations des marchés boursiers qui demeurent volatiles ; mais aussi, au sein même de l’Europe, la politique budgétaire italienne et le Brexit. Par conséquent, dans mes remarques d’aujourd’hui, je souhaiterais parler plus en détail de ces deux dimensions : les défis et les opportunités pour l’Europe, mais également les questions mondiales que nous devons aborder collectivement.
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Je voudrais tout d’abord parler de la normalisation graduelle de notre politique monétaire. L’expansion économique généralisée de la zone euro se poursuit, à un rythme cependant plus modéré. En dépit d’un ralentissement au premier semestre de l’année, la croissance du PIB devrait encore être supérieure à son potentiel, même si l’écart de production (output gap) est comblé. 9,2 millions d’emplois ont été créés depuis 2013 et le taux de chômage est revenu de 12,1 % à 8,1 %. Les données d’enquêtes et les données solides récentes sur l’activité économique font état d’un léger affaiblissement (la croissance du PIB de la zone euro pour le troisième trimestre ressortant à 0,2 % en rythme trimestriel, également en raison de facteurs exceptionnels en Allemagne). Ce ralentissement est toutefois moins marqué pour la France (hausse de 0,4 % du PIB en rythme trimestriel au troisième trimestre). Mais nos perspectives d’inflation se raffermissent. On observe des signes croissants de tensions sur le marché du travail et la croissance des salaires nominaux s’accélère : la courbe de Philips est de nouveau à l’œuvre, bien qu’un peu plus tardivement que prévu. Au Conseil des gouverneurs de la BCE, nous sommes donc confiants dans un retour durable de l’inflation vers notre objectif. Mais la normalisation de notre politique repose toujours sur ce que j’aime appeler un « quatuor » d’instruments non conventionnels :
Donc, notre quatuor va bientôt devenir un trio, mais cela reste une formation musicale puissante. La partition, toutefois, va évoluer au fil du temps et nous devons continuer de jouer de façon harmonieuse. En séquence : à mon sens, la diminution des réinvestissements ne devrait venir qu’après le premier relèvement de taux. Par conséquent, nous ne sommes pas obligés de nous précipiter, dès notre réunion de décembre, pour préciser la durée de nos réinvestissements. Et ce trio doit également jouer en synergie, je dirais même en symphonie. Comme n’importe quel orchestre, nous devons être capables d’adapter le rythme de normalisation de notre politique monétaire (allegro ou andante) et son intensité aux données économiques. En un mot, nous sommes très clairs sur notre cible – la normalisation après les politiques non conventionnelles – et sur notre séquence, mais très pragmatiques sur notre chemin.
Un autre défi, lié dans une certaine mesure au précédent – étant donné que la politique monétaire ne peut pas tout faire –, est la poursuite des réformes structurelles dans les pays où elles sont nécessaires. À cet égard, la France est sur la bonne voie. Je le souligne en tant que banquier central totalement indépendant : le gouvernement français a fait preuve d’un engagement ferme à mener des réformes destinées à stimuler l’emploi, la productivité et la résilience. Je pourrais citer, entre autres : les « ordonnances Macron » de 2017 qui ont donné une plus grande flexibilité au marché du travail ; les réformes fiscales, qui sont venues baisser ou réallouer les prélèvements pesant sur le travail et le capital ; ou la récente loi « Avenir professionnel », adoptée à l’été 2018, qui a simplifié l’apprentissage et amélioré le système de formation professionnelle. Toutes ces réformes seront, je l’espère, renforcées par de nouveaux progrès sur le volet des finances publiques ; mais la France est aujourd’hui en meilleure position qu’avant.
Troisième défi : le Brexit. C’est une mauvaise nouvelle, d’abord et avant tout pour le Royaume-Uni, mais également pour l’Europe, et nous espérons que le projet d’accord auquel sont parvenues les équipes de négociation mardi dernier pourra être finalisé. Toutefois, le système financier européen fera inévitablement l’objet d’une restructuration. Au lieu d’une City unique pour le continent, nous prévoyons plutôt un réseau polycentrique intégré de places financières, avec des spécialisations fondées sur les domaines d’expertise. Ce sera l’occasion d’améliorer la circulation de l’abondante épargne de la zone euro – plus de 400 milliards d’euros d’excédent – en l’orientant vers le financement par émission d’actions et l’innovation.
Paris dispose de tous les atouts pour devenir le « hub marché » de ce nouveau réseau en zone euro. Paris abrite l’un des marchés de capitaux les plus développés d’Europe continentale, quatre banques d’envergure mondiale, elle est numéro un du secteur de l’assurance et de la gestion d’actifs, elle dispose d’un marché obligataire de premier plan, du plus grand marché de titres négociables à court terme (NEU-CP) et occupe la première place en matière de financement du capital-risque d’Europe continentale. Les autorités financières françaises, y compris la Banque de France, œuvrent également de concert pour faciliter la diffusion d’innovations financières saines et solides et pour favoriser le développement d’une finance durable. La finance verte, en particulier, est l’une de nos priorités , et c’est pourquoi, lors du One Planet Summit en décembre dernier, la Banque de France a lancé, avec des banques centrales et des superviseurs du monde entier, le Réseau pour le verdissement du système financier (NGFS). En outre, de nombreuses banques internationales ont décidé de transférer à Paris la majorité de leurs activités de marché, et les institutions financières japonaises seront toujours les bienvenues à Paris.
Permettez-moi d’aborder à présent les questions mondiales que nous devons résoudre ensemble, en commençant par le Japon et la France. J’imagine que nos points de vue sont ici très proches. Les tensions s’intensifient dans l’environnement international, à commencer par le protectionnisme. Outre le choc de politique commerciale direct résultant d’une hausse des droits de douane, au moins deux facteurs peuvent accentuer la baisse du PIB mondial : un recul de la demande d’investissement dû à la baisse de la confiance des chefs d’entreprise liée à l’incertitude, et une hausse du coût de financement du capital en raison d’une accentuation du risque réel ou perçu lié à l’emprunteur. Selon les estimations réalisées par la Banque de France à partir de modèles, l’impact négatif sur le PIB d’une hausse des droits de douane est 2 à 3 fois plus important lorsque l’on prend en compte ces canaux indirects. De plus, cette accentuation de l’incertitude peut produire des effets négatifs très rapidement, avant même que la mise en œuvre des mesures protectionnistes ne soit effective. Cela dit, le protectionnisme constitue avant tout un choc d’offre négatif assorti d’effets stagflationnistes. En tant que tels, les effets négatifs du protectionnisme ne peuvent et ne doivent pas être pris en compte par la politique monétaire.
En dépit des menaces protectionnistes, l’économie mondiale poursuit sa forte expansion, à un rythme de 3,7 % cette année. Lors de nos dernières réunions au FMI, nous avons souvent utilisé le joli mot français de « plateau » pour décrire la croissance mondiale. Mais ce « plateau » n’est pas uniforme : la forte accélération aux États-Unis, même si elle est temporaire et fragile, est contrebalancée par une modération ailleurs. En résumé, le défi tient au fait que nous sommes en train de passer d’une croissance synchronisée à une divergence économique. Par conséquent, certains pays pourraient souffrir de la hausse actuelle des taux d’intérêt aux États-Unis.
Je suis néanmoins certain que la zone euro – tout comme le Japon – est capable de fixer son propre cap monétaire. Le « fossé transatlantique », qu’il concerne les taux à long terme ou les taux directeurs, n’a jamais été aussi large depuis 2009. Mais si je prends les économies émergentes, elles semblent se répartir le long d’un continuum, allant des pays qui affichent une indépendance totale à ceux dont le taux de change est ancré au dollar. Imposer des restrictions temporaires aux flux de capitaux transfrontières peut, par exemple, permettre à un pays de retrouver une indépendance partielle mais non totale de sa politique monétaire.
Mais comment concilier indépendance et coopération ? J’estime que nous pouvons et devons agir pour renforcer la coopération entre autorités publiques, en nous appuyant sur au moins deux éléments :
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Permettez-moi de conclure en citant un proverbe japonais : « La grenouille au fond de son puits ne connaît rien de l’océan » [« I no naka no kaeru taikai-o shirazu »]. En ces temps incertains, il serait tentant de se replier sur soi-même mais ce serait précisément ce qu’il ne faut pas faire. À la différence de la grenouille, nous devons aspirer à connaître le vaste monde et continuer à travailler ensemble avec nos partenaires pour relever tous les défis auxquels nous sommes confrontés. Soyez assurés que cela est vrai pour la France et pour l’Europe et, à cet égard, je sais que le Japon est un partenaire fiable sur lequel nous pouvons compter. Je vous remercie de votre attention.