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L’Europe confrontée à une nouvelle économie politique

Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,

Je vous remercie de votre invitation. Je vous remercie de cette opportunité de m’exprimer aujourd’hui, ici à Madrid, avec mon ami le gouverneur L. Linde, devant la communauté financière espagnole et dans un pays qui a démontré son engagement actif dans le projet européen depuis son adhésion à l’Union européenne il y a trente ans. Nous avons parcouru un long chemin en Europe et notre histoire commune et nos réussites passées nous aideront à aborder l’avenir en cette période difficile. Le référendum sur le Brexit en juin et la victoire de M. Trump il y a deux semaines ont constitué de véritables chocs pour l’Europe : tous deux ont accru l’incertitude et questionnent l’identité européenne. Comment réagir en tant qu’Européens ? Pas par moins d’Europe : ce serait évidemment une erreur si nous voulons maîtriser collectivement notre destin dans ce monde nouveau. Mais par une « meilleure » Europe, plus concentrée sur ses priorités et plus efficace. Concrètement, nous devons nous adapter de deux manières : premièrement, en tirant activement parti de nos atouts économiques et sociaux – notamment notre monnaie unique et notre politique monétaire ; deuxièmement, en nous rassemblant autour de quelques priorités nouvelles soigneusement sélectionnées – y compris remédier à l’actuelle pénurie d’investissement.

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I. Premièrement, les atouts de l’Europe dans la nouvelle « économie politique ».

Permettez-moi de commencer par une brève remarque d’ordre terminologique. Longtemps, les grands économistes ont utilisé le terme d’économie politique à propos de la discipline que nous appelons aujourd’hui l’« économie », qu’il s’agisse d’Adam Smith, de David Ricardo ou de Léon Walras, pour n’en citer que quelques-uns. En dépit d’une histoire vieille de quatre cents ans, le terme d’« économie politique » a progressivement perdu de l’importance au cours des dernières décennies en tant qu’approche globale des questions économiques. Et pourtant, il pourrait désormais revenir au premier plan, compte tenu des fortes interactions entre la politique et l’économie. Au niveau international, nous ne pouvons pas encore prévoir ce que sera réellement la présidence de M. Trump mais nous pouvons nous attendre à un changement majeur de politique, qui aura des conséquences sur la politique économique des États-Unis. Par ailleurs, le cycle électoral va se poursuivre en Europe, en commençant par le référendum italien de décembre. De toute évidence, la première certitude est que nous sommes confrontés à une grande incertitude. Comment l’Europe va-t-elle surmonter cette situation ? Pas par une politique attentiste, je l’espère sincèrement, mais plutôt en préservant et en développant davantage les trois atouts économiques et sociaux qu’elle partage : la monnaie unique, le marché unique et le modèle social qui lui est propre. Nous devons travailler activement à les développer, et ne pas nous reposer paresseusement sur nos lauriers : la fierté ne doit pas être confondue avec
l’autosatisfaction.

Premièrement, avec l’euro, nous partageons une monnaie solide qui est reconnue dans le monde entier. Les citoyens de la zone euro y sont très majoritairement attachés (à 68 % selon le dernier Eurobaromètre). De plus, dans un monde d’incertitudes, la politique monétaire européenne constitue un repère de stabilité. Au sein du Conseil des gouverneurs de la BCE, autour de Mario Draghi, nous prenons très au sérieux le devoir qui nous a été confié par les Traités européens : assurer la stabilité des prix, à savoir un taux d’inflation à moyen terme proche de, mais inférieur à, 2 %. Notre politique monétaire a préservé la zone euro de la menace de la déflation sur la période récente et elle réalise des progrès tangibles nous rapprochant de notre cible d’inflation : l’inflation a atteint 0,5 % en octobre et devrait dépasser 1 % début 2017. Elle soutient la demande tout en réduisant l’écart de production (output gap), qui est revenu de – 2,4 % en 2014 à – 1,0 % en 2016, d’après les estimations de la Commission européenne. L’Eurosystème a déjà fourni une abondante liquidité à l’économie européenne : nos avoirs détenus dans le cadre du programme étendu d’achats d’actifs s’élevaient à près de 1 400 milliards d’euros en octobre 2016.

Nous pouvons dresser le bilan des progrès accomplis, tout en restant attentifs aux dernières évolutions financières et à leurs effets économiques contrastés : la hausse des marchés d'actions, mais aussi celle des taux d’intérêt à long terme ; l’appréciation du dollar, mais la quasi-stabilité du taux de change global de l’euro ; et la hausse des anticipations d’inflation. Nous devons à la fois avoir confiance en nos progrès et être vigilants vis-à-vis de notre environnement. Jusqu’en mars, nous continuerons de mettre en oeuvre notre politique en exacte conformité avec ce que nous avons annoncé : notre réussite manifeste à acquérir aujourd’hui des actifs pour un montant de 80 milliards d’euros par mois, y compris des obligations d’entreprises, est la meilleure garantie de notre crédibilité future. Je suis certain que lors de nos prochaines réunions de politique monétaire, au cours des mois à venir, nous déciderons, avec une approche pragmatique, de la meilleure évolution au-delà du mois de mars de tous les outils à notre disposition : l’assouplissement quantitatif (QE), les TLTRO et les indications sur la trajectoire future des taux d’intérêt (forward guidance). Et de nombreuses options sont ouvertes quant à la taille et à la durée de nos instruments, comme l’APP, à l’exclusion d’un arrêt brutal de sa contribution à notre politique accommodante en mars ou de la poursuite de cette même contribution pour toujours.

Deuxième atout, nous partageons en Europe un grand marché unique. C’est un formidable actif qui appartient collectivement à nos 27 pays. Ce n’est pas pour rien que l’accès au marché unique est au coeur des débats qui entourent le « Brexit ». Nous ne pouvons pas préjuger du résultat des négociations qui vont avoir lieu mais un principe de cohérence s’impose : l’accès au marché unique doit continuer d’aller de pair avec le respect strict de toutes ses règles. Il ne peut pas y avoir d’Europe « à la carte » (cherrypicking), ni de « passager clandestin » (free-riding). Et nous devons évidemment préserver la politique commerciale européenne unique si nous voulons continuer d’exister dans les négociations commerciales à venir dans le monde entier.

Troisièmement, nous partageons un modèle social commun (diapo 2) qui combine un haut niveau de service public et des inégalités relativement faibles – nettement moins fortes que dans la société américaine. Et ceci au sein d’une économie de marché. À l’heure où la mondialisation peut produire de nombreux laissés-pour-compte dans les économies avancées, où le débat à propos des inégalités revient au premier plan – et ce sont des défis réels derrière la vague populiste – ce n’est pas le moment de renoncer à notre modèle social. Mais cette ambition doit être lucide : dans certains pays comme la France et l’Italie, le coût élevé de ce modèle et ses résultats décevants en termes de croissance et d’emploi rendent nécessaire une accélération des réformes dans la bonne direction (diapo 3). Plusieurs pays européens, dont l’Allemagne et l’Espagne, montrent la voie à suivre : ils ont réussi à mener à bien des réformes de grande ampleur compatibles avec notre modèle social commun. Des progrès ont été réalisés dans les quatre principaux domaines : l’Entreprise, l’Emploi, l’Éducation et l’État (réduction des dépenses publiques). Et ces réformes donnent des
résultats aujourd’hui : ces dernières années, le PIB et l’emploi ont progressé beaucoup plus vite dans les pays « réformateurs » qu’en France ou en Italie par exemple.

 

II. Au-delà de nos atouts existants, nous devons, en Europe, rassembler nos énergies pour rester maîtres de notre destin commun.

L’Europe a besoin que tous les États membres contribuent à l’effort commun. Elle a besoin de la France aussi bien que de l’Espagne et de son engagement européen constant. Pour que ce soit une réussite, les projets visant à renforcer l’Europe doivent être choisis avec soin et classés par ordre de priorité ; et nous ne devons pas simplement en parler, nous devons nous donner les moyens pratiques d’obtenir des résultats concrets. En résumé : « peu, bien, jusqu’au bout » ou, en Espagnol si vous le permettez, « poco, bién, hasta el final ». Il y a bien sûr des domaines non-économiques : pour en citer quelques-uns, la défense et la protection des frontières, le changement climatique ou l’éducation et la formation des jeunes – un programme Erasmus Pro devrait être une priorité pour mettre fin à ce drame de la jeunesse sans emploi ni diplôme, qui est commun à la France, à l’Italie et à l’Espagne. Mais dans le domaine économique, il reste beaucoup à faire également. Bien que nous ayons réussi l’union monétaire, nous devons progresser sur la voie de l’union économique – afin que la politique monétaire ne reste pas la seule partie jouée.

1. La première priorité sur le plan économique consiste à s’attaquer aux causes profondes de la faiblesse persistante de la croissance en Europe, dont l’une des principales est ce que j’appelle la « pénurie d’investissement » (« investment crunch »).

(diapo 4) Nombreux sont ceux qui, à la suite du discours de Ben Bernanke en mars 2005, ont parlé à juste titre de la « surabondance d’épargne au niveau mondial » qui exerçait des pressions sur les économies du monde. Actuellement, l’épargne reste élevée en raison de la conjonction de surplus importants dans les économies de marché émergentes et du vieillissement des populations des pays avancés. Cependant (diapo 5), ce qui a radicalement changé depuis la crise de 2007-2008, c’est l’investissement, qui a fortement diminué en proportion du PIB dans les économies avancées. Dans la zone euro, le ratio de l’investissement total rapporté au PIB a baissé de 3 points environ depuis le pic de 2007 et ne s’est que légèrement redressé depuis lors. L’écart entre l’épargne et l’investissement est donc très élevé : l’excédent du compte courant a atteint 350 milliards d’euros en rythme annuel en août 2016, soit plus de 3 % du PIB. Cette « pénurie d’investissement » – plutôt que la « surabondance de l’épargne » – freine notre croissance.

Il est vrai qu’une part du recul de l’investissement total depuis la crise provient d’une chute de l’investissement immobilier, qui était en plein essor avant la crise, notamment dans les pays ayant connu des bulles immobilières comme l’Espagne. Mais ce qui importe le plus pour notre croissance à long terme est l’investissement des entreprises – et plus précisément l’« investissement productif » (diapo 6) – qui comprend l’investissement dans la recherche et le développement et dans les équipements industriels, par opposition à l’investissement dans la construction, qui n’est pas en soi facteur d’innovation. Il est préoccupant de constater que le taux d’investissement productif est longtemps resté inférieur à son niveau d’avant la crise dans la zone euro. En outre, il a été plus faible en France et en Espagne que dans l’ensemble de la zone euro, même s’il s’est redressé ces dernières années, notamment en Espagne. Ces évolutions se sont traduites par une modification radicale du comportement des entreprises (diapo 7) : depuis mi-2009, les sociétés non financières de la zone euro sont passées d’une situation d’emprunteurs nets à celle de
prêteurs nets, alimentant ainsi l’excédent du compte courant de la zone euro.

2. Pour remédier à la « pénurie d’investissement », nous avons besoin d’une thérapie globale, à la fois économique et financière.

Sur le plan économique, l’investissement des entreprises dépend de deux leviers (diapo 8). Le premier est la demande attendue. Les travaux de recherche de la Banque de France, sur la base d’un panel de 22 économies avancées, montrent que, sur la période 1996-2014, elle a constitué le principal déterminant du recul de l’investissement des entreprises (contribution négative de 80 %). Le second levier est la confiance ou, en d’autres termes, le niveau d’incertitude (17 %). Concrètement, il faut que les règles deviennent plus simples et plus stables pour les entrepreneurs. La France et l’Espagne sont encore loin des pays les plus performants dans le dernier classement de l’indicateur Doing Business de la Banque mondiale : nous arrivons en 29e et 32e positions, respectivement.

Mais parallèlement aux leviers économiques, les leviers financiers jouent également un rôle (diapo 9). Comme l’économie de l’Europe est proche de la « frontière technologique », les entreprises doivent innover davantage. Elles doivent donc être capables de prendre plus de risques, ce qui signifie davantage de financement par fonds propres, plutôt que du financement par endettement. Mais l’Europe est en retard : les fonds propres représentent seulement 52 % du PIB dans la zone euro, contre 121 % aux États-Unis. Par ailleurs (diapo 10), le coût des capitaux propres est resté étonnamment élevé des deux côtés de l’Atlantique – plus de 9 % pour les grandes entreprises cotées de la zone euro selon les calculs de la Banque de France –, malgré la forte baisse des taux d’intérêt observée ces deux dernières décennies. Cela signifie que les primes de risque ont augmenté. Le coût élevé des capitaux propres pourrait inciter les entreprises à donner la priorité aux dividendes et aux rachats d’actions par rapport à l’investissement – nous avons constaté cette situation aux États-Unis.

Quelle est donc la solution en pratique ? À l’évidence, comme je l’ai déjà mentionné précédemment, nous avons besoin de réformes économiques et sociales au niveau national. Mais une grande partie de la solution se trouve au niveau européen : (diapo 11) actuellement, l’Europe a besoin de ce que j’appelle une « Union de financement et d’investissement » (UFI) afin de diriger l’épargne abondante vers l’investissement productif. L’UFI regrouperait les initiatives déjà en place mais qui ne donnent pas suffisamment de résultats : l’Union des marchés de capitaux, bien sûr, mais également le plan Juncker et l’Union bancaire. Nous devons mettre les pièces du puzzle en place afin d’en amplifier
l’impact par des synergies. Il faut atteindre deux objectifs : une plus grande diversification du financement des entreprises – avec davantage de financement par fonds propres – et une plus grande résilience de la zone euro grâce au partage privé des risques au-delà des frontières.

3. Au-delà de l’« Union de financement et d’investissement », qui constitue la première étape, je pense que l’Europe doit progresser avec deux nouvelles étapes concrètes.

La deuxième étape, après l’UFI, est une stratégie économique collective pour la zone euro. La croissance et l’emploi seront plus forts en Europe si nous combinons davantage de réformes là où elles sont nécessaires, comme en France et en Italie, et davantage de soutien budgétaire dans les pays disposant d’une marge de manoeuvre, comme l’Allemagne. En pratique, pour que cette stratégie économique collective puisse exister, la zone euro doit surmonter le sentiment actuel de méfiance. Elle a donc besoin d’une institution qui favorise la confiance : cela pourrait être un ministre des Finances de la zone euro. Il serait responsable de la définition de la stratégie collective avec l’Eurogroupe et garantirait sa mise en oeuvre dans chaque pays. Il aurait également pour mission de gérer un Mécanisme européen de stabilité (MES) renforcé. En termes de calendrier, cette deuxième étape ne peut raisonnablement se produire qu’après les élections prévues l’année prochaine dans certains pays de la zone euro, car elle nécessite de modifier les Traités européens.

La troisième étape, à plus long terme, serait de compléter l’Union économique et monétaire par une capacité budgétaire européenne. Cela implique d’obtenir davantage de confiance de la part des États membres, afin d’éviter qu’elle ne soit perçue comme une « union de transfert » à sens unique. Un véritable budget au niveau de la zone euro constituerait un instrument de stabilisation et pourrait comprendre, par exemple, un dispositif d’indemnisation du chômage au niveau européen. Il pourrait également servir à financer certains « biens publics européens » tels que la technologie numérique, la transition énergétique ou l’intégration des réfugiés. Et à long terme, il pourrait directement émettre une dette commune et même collecter des impôts.

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En résumé, pour surmonter les obstacles qui existent actuellement au plan mondial, nous, les Européens, devons préserver nos trois atouts économiques et sociaux communs. Et nous ne pouvons nous contenter d’être attentistes. À ce titre, je vous ai fait part de mon opinion de banquier central quant au chemin que nous pouvons emprunter dans le domaine économique. Il est désormais temps pour les Européens de s’engager dans des actions décisives afin de pouvoir aborder l’avenir avec confiance. Comme l’a formulé le célèbre philosophe madrilène José Ortega y Gasset : « La vie est une série de collisions avec le futur ; elle n’est pas la somme de ce que nous avons été, mais ce que nous aspirons à être ». Je vous remercie de votre attention.
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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
L’Europe confrontée à une nouvelle économie politique
  • Publié le 21/11/2016
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