Mesdames, Messieurs,
C’est un plaisir pour moi d’être avec vous aujourd’hui, en direct du Studio Gabriel. Je voudrais adresser mes plus chaleureux remerciements à Paris Europlace pour avoir maintenu tout au long de la crise ce dialogue constructif et ouvert avec l’ensemble des acteurs. Avant d’en venir à mon sujet principal d’aujourd’hui, je tiens à souligner la résilience de nos institutions financières françaises qui ont joué un rôle décisif pour aider notre économie à faire face à la crise. Il était à la mode il y a un an d’annoncer une apocalypse financière et cela l’est encore pour certains Européens, prompts à l’auto‑flagellation, alors que les Américains ont davantage confiance en eux. La réalité parle d’elle-même : à la fin du premier trimestre 2021, le ratio CET1 des banques françaises était supérieur (15 %) à son niveau d’avant la crise ; leur rentabilité, quoique toujours insuffisante, s’est nettement améliorée au cours de ce premier trimestre ; il n’y a globalement aucun sous-provisionnement des banques françaises. La France et l’Europe ne sont pas exposées à un « tsunami de faillites » et devraient connaitre au contraire une reprise forte : plus de 10 % de croissance cumulée sur 2021 et 2022. Restons donc vigilants, mais arrêtons de nous faire peur. Cette situation globalement rassurante n’est en aucun cas un appel à l’excès de confiance ou au statu quo. La crise de la Covid‑19 agit comme un accélérateur des défis structurels majeurs auxquels sont confrontées les banques et les sociétés d’assurance. Ces défis exercent également une pression créatrice sur les banques centrales et les superviseurs. Je vais évoquer aujourd’hui comment, ensemble, catalyser nos efforts pour définir une « voie pour l’avenir » vers des paiements innovants et une MNBC.
I. MNBC et paiements innovants : les prochaines étapes
De la tuyauterie derrière le système financier au sommet de l’agenda des banques centrales, les regards portés sur la MNBC et les paiements en général ont radicalement changé au cours des 18 derniers mois. Comme c’est souvent le cas avec des innovations importantes, la MNBC est un sujet qui suscite des réactions contradictoires.
Permettez-moi de commencer par clarifier un point important : aucune décision n’a été prise, à ce stade, quant à la création ou non d’un euro numérique. Et soyez assurés que toute l’analyse nécessaire sera conduite avant une [éventuelle] décision. C’est dans cet état d’esprit, soucieuse de soutenir l’innovation mais dans un cadre de confiance, que la Banque de France a été à l’avant-garde du projet de MNBC au cours des deux dernières années. Et le moment est venu de partager avec vous quelques-uns des principaux enseignements autour de trois questions fondamentales : pourquoi, comment et quand.
1 / Pourquoi : il est impératif d’intégrer les innovations numériques
Je vais résumer ces tendances très fortes dans un « triangle des risques » :
Premièrement, en ce qui concerne les paiements de détail, le recul des espèces s’est accéléré au cours des 18 derniers mois tandis que la part des paiements dématérialisés a augmenté deux fois plus vite qu’avant la crise, passant de 51 % en 2019 à 70 % au premier semestre 2021. Il existe également une très forte tendance à la tokénisation des actifs financiers. Ce double mouvement pourrait aboutir à marginaliser l’utilisation de la monnaie de banque centrale, que ce soit sous forme de billets de banque ou dans les systèmes de règlement. En tant que banque centrale, nous n’abandonnerons jamais les espèces ; mais cet engagement ne peut être notre seule réponse au changement technologique. Deuxièmement, l’apparition des BigTechs et de nouveaux actifs de règlement (crypto-actifs et stablecoins) pourrait constituer un danger pour notre souveraineté monétaire et notre mandat de protection de la stabilité financière. Troisième et dernier facteur, les avancées des MNBC extra-européennes et en particulier du yuan numérique, déjà accessible dans les principales villes chinoises. Le risque est clairement que l’Europe perde du terrain dans sa dynamique visant non seulement à renforcer mais aussi à préserver le rôle international de l’euro. Le défi ici constitue également une préoccupation géopolitique.
2/ Comment : réaffirmer le rôle d’ancrage de la monnaie de banque centrale grâce à une approche holistique
Face à ces défis, nous voulons être proactifs et avancer en partenariat avec les banques commerciales. Permettez-moi d’insister sur ce point : une MNBC se fera avec les banques, pas contre elles ni malgré elles. J’irai même au-delà : dans l’univers numérique, une MNBC est de nature à préserver la complémentarité entre la monnaie de banque centrale et la monnaie de banque commerciale. À défaut, les banques commerciales s’exposeront à un face-à-face difficile en entrant en concurrence avec les BigTechs et leurs ressources et effets de réseau inégalés, ainsi qu’avec les stablecoins privés. En gardant cela à l’esprit, j’en viens au triangle des actions :
La première action face aux risques posés par les stablecoins privés est évidemment réglementaire. Notre principal défi consiste à éviter l’arbitrage réglementaire, afin d’empêcher les acteurs de se relocaliser dans certaines juridictions pour contourner les règles. Nous devons garantir que tous les pays à travers le monde appliquent des réglementations exigeantes vis-à-vis des crypto-actifs et qu’aucun dispositif de stablecoin ne devienne opérationnel sans avoir respecté pleinement les exigences réglementaires. L’Union européenne a été pionnière dans ce domaine puisqu’elle a proposé en septembre dernier un règlement dit MiCA (Markets in Crypto-Assets regulation). J’espère sincèrement que l’UE adoptera ce premier cadre réglementaire harmonisé dans les prochains mois. Si la proposition de la Commission est modifiée, cela doit être uniquement pour la renforcer. Les émetteurs de crypto-actifs et les entités fournissant des services complémentaires, tels que les transferts ou la conservation, devront notamment offrir un droit de rachat prévisible en monnaie souveraine pour les détenteurs d’actifs. Ils seront également soumis à des exigences uniformes dans l’ensemble de l’UE et opèreront sous le contrôle des autorités de surveillance auprès desquelles ils devront obtenir une autorisation préalable. Au niveau international, il doit exister un cadre coopératif efficient adapté à la diversité des risques et des défis soulevés par les stablecoins.
La deuxième action consiste à encourager ce projet privé majeur de solution européenne intégrée, innovante et autonome, à savoir l’initiative européenne dans le domaine des paiements (European Payments Initiative, EPI), que l’Eurosystème soutient depuis le début. Concrètement, l’EPI offrira aux citoyens une solution de paiement européenne innovante et compétitive, alternative aux acteurs dominants et non-européens déjà établis en Europe ou aux Bigtechs dans le futur. L’EPI sera une société établie au sein de l’UE, contrôlée par les autorités européennes : nous exercerons ainsi un contrôle accru sur ses risques, sur son modèle économique pour répondre aux besoins des consommateurs européens et sur la manière dont elle utilise les données. Je veux aujourd’hui saluer l’engagement des porteurs du projet EPI et les encourager à le déployer le plus rapidement possible. Nous devons accélérer l’étape de décision de « go/no go » de l’automne 2021 et la gouvernance devra également être mise en place dès que possible afin de favoriser le déploiement de l’EPI à l’échelle pan-européenne. Les autorités publiques sont et demeureront totalement engagées en soutien : la Commission européenne pour valider le modèle économique ; les Ministres dans les différents pays – à commencer par la France et l’Allemagne. L’Eurosystème s’engage à mettre à disposition les infrastructures de règlement sous-jacentes, notamment TIPS, qui est un puissant atout européen. Et l’EPI sera la bienvenue pour participer au prototype front-end de MNBC. Mais j’insiste ici sur l’urgence : il nous reste peu de temps, un ou deux ans. Tout le monde parle de MNBC ; mais avant tout, et bien en amont, nous devons réglementer les crypto-actifs, puis mettre en œuvre l’EPI.
La troisième action et dernière action : se tenir prêt à introduire une MNBC tous usages, c’est-à-dire pour le public et pour le secteur financier, afin de réaffirmer le rôle d’ancrage de la monnaie de banque centrale si cela s’avère nécessaire. Permettez-moi d’insister sur ce double objectif : l’attention du public est naturellement focalisée sur la monnaie numérique de détail (retail), pour les particuliers et les entreprises. Mais la forme « wholesale » ou « interbancaire » est tout aussi importante notamment parce que les cas d’usage y sont dès aujourd’hui encore plus évidents, et que cette monnaie interbancaire sera indispensable pour assurer des opérations transfrontières. La prochaine phase d’investigation et les prototypes technologiques sélectionnés par l’Eurosystème devront, à mon avis, couvrir ces deux fonctions, séparément ou ensemble.
Les résultats de la consultation publique de la BCE, publiés mi-avril, montrent que les citoyens européens considèrent deux aspects comme particulièrement importants : le respect de la vie privée et la sécurité. Par conséquent, la MNBC de détail serait mise à disposition des citoyens comme instrument de paiement simple à utiliser et accessible, qui protège la vie privée de l’utilisateur et peut être utilisé pour tous les types de paiements. Comment serait-t-elle distribuée ? Nous voulons concevoir un modèle dans lequel la MNBC est distribuée par des intermédiaires, en préservant le rôle clef des acteurs privés, au premier chef le secteur bancaire. Je le dis clairement : ce n’est pas le rôle de la Banque de France ou d’une autre banque centrale d’ouvrir des comptes ! Nous avons fermé les derniers il y a près de 20 ans. La relation client restera du ressort des acteurs privés, à qui les banques centrales fourniront la monnaie de banque centrale. Certains craignent également que les comptes en MNBC ne « vident » les dépôts commerciaux, et assèchent la liquidité bancaire. Non : à mon sens, ils n’offriront aucun avantage de rémunération et ils devront être plafonnés en montant. La BCE a par ailleurs plus que démontré sa capacité à assurer la liquidité bancaire… Si la MNBC doit se substituer à certains actifs financiers liquides, ce sera plutôt, à long terme, aux billets et aux crypto-actifs. Bref, un scénario de désintermédiation massive des banques par la MNBC n’est qu’un fantasme de finance-fiction, pas une analyse sérieuse
La MNBC « interbancaire » ou « de gros » permettrait le règlement efficace et sécurisé des transactions. À la Banque de France, nous avons déjà finalisé cinq expérimentations et nous en conduirons encore quatre d’ici la fin de cette année, avec des acteurs tant privés que publics. Nous publierons au cours de l’été un état des lieux exhaustif. Permettez-moi de souligner dès à présent trois enseignements majeurs que nous en avons tirés :
3/ Quand : se préparer à pouvoir introduire rapidement une MNBC si nécessaire
Il faut donc se préparer, sans aucune hésitation, à pouvoir introduire rapidement une MNBC si cela s’avérait nécessaire :
En juillet prochain, le Conseil des gouverneurs pourrait donner son feu vert au lancement d’une phase d’investigation, qui pourrait débuter à l’automne et durer jusqu’en 2023. À cette date, le Conseil des gouverneurs décidera de lancer ou non un euro numérique. Il nous faudra encore quelques années de travaux préparatoires sérieux pour qu’un e-euro devienne une réalité.
Je le répète : s’agissant de la monnaie et des paiements numériques, nous devons être prêts en Europe à évoluer aussi vite que nécessaire ou bien nous courons le risque d’une érosion de notre souveraineté monétaire – ce qui n’est pas acceptable. Les citoyens européens doivent avoir accès durablement à des moyens d’échange efficaces et indépendants. L’expérience récente dans un autre domaine montre que nous pouvons réussir. Il y a six ans, il n’était quasiment pas question de politique en faveur du climat parmi les banquiers centraux. Aujourd’hui, c’est devenu un thème important avec des avancées techniques concrètes. J’aurais pu parler d’une autre « voie pour l’avenir » : la finance verte. Dans ce domaine également, la France et l’Europe ont un avantage initial important : Paris accueille le siège du secrétariat mondial du NGFS, qui compte à présent une centaine de membres : les intervenants sur sa place financière sont en avance en ce qui concerne leur publication des risques financiers liés au climat et leurs engagements en la matière ; la France est le premier pays d’Europe s’agissant de l’encours d’obligations vertes. Et le mois dernier, l’ACPR (l’autorité de supervision française) a publié le premier exercice pilote sur le climat à l’échelle mondiale impliquant activement à la fois le secteur bancaire et celui de l’assurance.
Je vais à présent conclure avec une citation de Keynes qui nous rappelle que : « L’importance de la monnaie découle du fait qu’elle constitue un lien entre le présent et l’avenir ». Et notre devoir, en tant que gardien de la monnaie, est précisément de renforcer la confiance, qui est essentielle à l’innovation, et de préparer l’avenir. Confiance avant tout vis-à-vis de la monnaie, qu’il s’agisse d’un billet de banque, d’une monnaie électronique ou, demain peut-être, d’une monnaie numérique. Confiance également dans la capacité des institutions financières à financer l’économie à Paris et en Europe. Je vous remercie de votre attention.