Mesdames, Messieurs,
La nature et le nombre croissant de crypto-actifs qui se développent dans notre paysage des paiements ont suscité un débat important quant à leurs vertus et leurs risques, si la place de ces crypto-actifs devenait moins marginale qu’elle ne l’est actuellement dans nos systèmes de paiement. L’apparition de ce que l’on appelle les « stablecoins » a alimenté ce débat dans la mesure où ces crypto-actifs pourraient apporter aux marchés de nouveaux moyens de règlement et de nouveaux dispositifs de paiement, susceptibles de concurrencer et peut-être même, selon leurs partisans, de remplacer les dispositifs liés à la monnaie de banque commerciale ou la monnaie de banque centrale, actuellement au centre du fonctionnement de nos systèmes de paiement.
Me plaçant du point de vue d’un banquier central et d’un superviseur conscient des avantages de l’innovation mais également des risques induits par l’innovation pour la stabilité financière et monétaire, je vais partager avec vous quelques réflexions sur ce sujet et mes remarques porteront sur deux points :
De mon point de vue, ils peuvent être les deux à la fois. Je m’explique.
En raison de leurs spécificités, les stablecoins sont une nouveauté en phase avec certains besoins des marchés.
Dans un contexte de digitalisation de l’économie, les dernières décennies ont montré comment les Fintechs, de même que les Bigtechs, ont cherché à profiter des dernières avancées des technologies basées sur le web, notamment la blockchain, afin de fournir de nouveaux services de paiement, de financement et d’investissement. Souvent elles cherchent à atteindre cet objectif en créant des actifs nouveaux (pièces, tokens, stablecoins, assortis ou non de contrats « intelligents » (smart contracts)). Nous avons tous en tête la première génération de crypto-actifs tels que le Bitcoin et l’Ethereum, initialement conçus pour être des instruments d’échange dans le monde digital mais qui présentent un certain nombre de limites, notamment une forte volatilité des cours et l’absence de garantie en matière de convertibilité et de sécurité. Une seconde génération est en train d’apparaître sous la forme des « stablecoins », comme par exemple le projet JP Morgan Coin, l’Utility Settlement Coin d’UBS ou le Libra de Facebook. Ces stablecoins ont de nombreuses caractéristiques en commun avec les autres crypto-actifs mais ils cherchent à stabiliser le cours de la « monnaie » par divers moyens. Par conséquent, les stablecoins pourraient être davantage à même de contribuer au renforcement des dispositifs de paiement globaux, avec éventuellement une portée mondiale, en particulier les stablecoins parrainés par de grandes entreprises technologiques ou financières.
Sur le marché des paiements de détail, les solutions fondées sur les stablecoins cherchent à satisfaire des préférences des consommateurs qui évoluent en faveur de paiements instantanés, continus et normalisés, car les consommateurs deviennent toujours plus mobiles. Même si cette demande est déjà satisfaite en grande partie au travers d’une offre de plus en plus diversifiée et digitalisée proposée par de nombreux fournisseurs de services de paiement – qu’ils s’agissent de nouveaux entrants ou d’acteurs établis – les stablescoins pourraient défier ces derniers en offrant des paiements anonymes et entre pairs (peer-to-peer) moins chers, plus faciles et instantanés. De plus, au niveau mondial, nous sommes loin de disposer d’un réseau (ou d’un ensemble de réseaux interconnectés) qui pourraient assurer des transferts de fonds rapides et bon marché. L’offre actuelle de moyens de paiement électroniques ne dispose pas d’une solution transfrontière universelle et ergonomique similaire aux paiements en espèces de personne à personne. Les stablecoins pourraient être considérés comme un moyen de paiement « universel » facilitant les paiements transfrontières dans une unité de compte unique. Il s’agit, comme nous le savons, d’un argument avancé par certains promoteurs mondiaux de stablecoins.
En outre, les stablecoins pourraient permettre de remédier à d’autres lacunes affectant l’écosystème des paiements existant, même si les enjeux pourraient concrètement varier entre les pays développés et ceux en développement. En particulier, leur technologie fondée sur la blockchain pourrait contribuer à améliorer les mécanismes de compensation-règlement de gros et faciliter les processus de livraison contre paiement ainsi que les règlements en devises croisées, tout en assurant la résilience et le rétablissement après des incidents opérationnels.
Toutefois, les stablecoins peuvent également faire courir des risques significatifs aux systèmes de paiement.
Comme l’ont souligné de nombreux banquiers centraux, les stablecoins ne présentent pas toutes les qualités attendues d’un actif de règlement destiné à être utilisé de manière interchangeable avec la monnaie de banque commerciale et la monnaie de banque centrale. En tant qu’intermédiaires dans les échanges, les stablecoins sont bien moins efficaces qu’un actif de règlement ayant cours légal dans la mesure où (i) ils ne sont pas totalement stables car la stabilité de leur cours dépend de la valeur d’un panier d’actifs, et (ii) ils n’offrent pas de garantie de remboursement en cas de fraude. Le fait qu’ils n’aient pas de valeur intrinsèque et qu’ils n’offrent pas la garantie de pouvoir être convertis au pair et à la demande, en monnaie de banque commerciale ou de banque centrale, signifie qu’ils ne peuvent pas être utilisés pour créer des réserves de valeur fiables.
De plus, comme indiqué dans le rapport du G7 sur les stablecoins publié l’année dernière, les dispositifs de stablecoins sont fortement exposés à des risques de nature diverse, notamment des risques juridiques, financiers, opérationnels et de conformité s’agissant du blanchiment des capitaux et du financement du terrorisme, du droit de la concurrence et de la protection des consommateurs et des investisseurs.
Il convient de s’attaquer sérieusement aux risques identifiés pour que les stablecoins ne deviennent pas les « maillons faibles » menaçant d’ébranler la sécurité de nos systèmes de paiement. Cela est d’autant plus important que certains de ces risques seraient amplifiés et que de nouveaux risques pourraient apparaître si les stablecoins sont adoptés au niveau mondial. Les stablecoins dont la taille et la portée sont potentiellement importantes – ce que l’on appelle les stablecoins mondiaux – pourraient en effet soulever des défis supplémentaires d’importance systémique, à la fois au niveau national et international, pour la transmission de la politique monétaire et pour la stabilité financière. Ils pourraient également avoir des implications pour le système monétaire international plus généralement, notamment la substitution de devises, et pourraient par conséquent représenter un défi pour la souveraineté monétaire.
Dans ce contexte, il est avant tout de la responsabilité du secteur privé de concevoir des dispositifs de stablecoins ne faisant pas peser de risques excessifs sur nos systèmes de paiement. À cet effet, les autorités réglementaires et de surveillance ont un rôle important à jouer pour garantir que les exigences à satisfaire en matière de gestion des risques sont claires, exhaustives et respectées, tout en préservant le potentiel d’innovation technologique offert par les crypto-actifs. Pour cela, ces autorités doivent, à mon avis, se concentrer sur trois missions principales :
- Premièrement, travailler à une réponse réglementaire qui préserve le potentiel positif que les stablecoins pourraient apporter à l’efficience de nos systèmes de paiement. Compte tenu du rythme rapide des innovations, qui caractérise également les initiatives en matière de stablecoins, cela plaide pour une réponse réglementaire agile, pragmatique et proportionnée plutôt que pour le développement d’un cadre ad hoc, unique et exhaustif. Cette solution serait plus simple, plus rapide à mettre en œuvre et à ajuster et serait plus susceptible d’assurer une égalité de traitement. Dans le contexte européen, cela constitue un encouragement à s’appuyer sur, et à adapter la couverture fonctionnelle des cadres réglementaires existants, en étendant dans certains cas leur couverture géographique. Je pense en particulier au cadre pour les fournisseurs de services pour les crypto-actifs créé en France par la loi Pacte, et au cadre européen pour les émetteurs de monnaie électronique, les fonds d’investissement et les infrastructures des marchés financiers. Cela nécessite également de garantir un traitement réglementaire cohérent pour des risques similaires, quel que soit le cadre ou la combinaison de cadres dans lesquels les entités gestionnaires des dispositifs de stablecoins pourraient opérer.
- Deuxièmement, coordonner l’adaptation des cadres réglementaires au niveau international
Quel que soit le choix final de l’Union européenne en matière de stratégie de réglementation, un tel effort d’adaptation du cadre réglementaire doit s’insérer dans un cadre plus large au niveau mondial, compte tenu du développement possible de stablecoins mondiaux. Une cohérence d’ensemble est en effet nécessaire pour éviter l’arbitrage réglementaire selon le principe « mêmes activités, mêmes risques, mêmes règles ». Il est également nécessaire de traiter les risques qui n’entrent pas dans le champ des cadres existants, notamment les risques pour une concurrence loyale et pour la transmission de la politique monétaire. De fait, en juillet 2019, les ministres des Finances et gouverneurs de banques centrales du G7 ont convenu que les éventuelles initiatives en matière de stablecoins devaient respecter les normes réglementaires les plus élevées, être soumises à une supervision et une surveillance prudentes et que les éventuelles divergences réglementaires devaient être évaluées et traitées en priorité. Par conséquent, le Conseil de stabilité financière travaille actuellement sur une approche réglementaire et prudentielle globale destinée aux stablecoins. Développer une politique publique, des objectifs réglementaires et prudentiels et des principes partagés pourrait permettre de couvrir des activités qui ne se situent pas dans les limites réglementaires habituelles. Cela devrait également contribuer à éviter des différences au niveau national susceptibles d’entraîner une fragmentation et un arbitrage réglementaire qui seraient contreproductifs pour le développement de ces nouveaux instruments eux-mêmes. Ces objectifs et ces principes doivent inclure des exigences communes vis-à-vis des opérateurs du marché mondial des stablecoins (GSC operators) avant le début de leurs opérations, comme par exemple une exigence de clarté des politiques et des moyens de gestion des risques s’agissant de leurs mécanismes de stabilisation, des liens et les expositions entre leurs composantes essentielles et les autres entités du système financier, et une exigence de certitude juridique en ce qui concerne les droits de remboursement des usagers et les créances potentielles sur les avoirs de réserve sous-jacents. De plus, il est nécessaire de s’accorder sur des principes et des dispositifs de surveillance transfrontières adéquats entre autorités responsables des juridictions impactées par la possible circulation de stablecoins. À cet effet, nous devons nous inspirer des normes et des principes existants pour la coopération transfrontière dans le domaine des infrastructures de marché ou de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme, et les réexaminer.
- Troisièmement, conduire des efforts concrets – notamment des expérimentations réelles – pour remédier aux faiblesses du paysage actuel des paiements et des règlements.
L’adaptation des cadres réglementaires et de surveillance pourrait s’avérer insuffisante car nous devons nous assurer que les stablecoins ne deviennent pas une mauvaise solution à un problème réel. L’ordre actuel de notre système financier repose sur des émetteurs multiples d’actifs de règlement liés à l’actif de règlement de référence fourni par les banques centrales. Afin de préserver les incitations et les avantages en faveur de l’innovation, de l’efficience et de la stabilité, les banques centrales, en tant qu’émettrices de l’actif de règlement de référence doivent réexaminer, et éventuellement adapter les conditions dans lesquelles elles mettent à disposition cet actif de règlement. Dans cette perspective, une possibilité consisterait pour les banques centrales à émettre leur monnaie sous forme digitale, ce que l’on appelle la monnaie digitale de banque centrale (MDBC). Cela pourrait être particulièrement approprié pour répondre aux besoins de règlement en monnaie de banque centrale entre les intermédiaires financiers. De fait, nous observons un foisonnement d’initiatives visant à une « tokenisation » des actifs financiers parmi les acteurs financiers, ce qui crée le risque que ces évolutions aboutissent à des approches désordonnées et à des adaptations hétérogènes des processus de paiement, qui sont actuellement principalement traités par le biais des infrastructures de marché. Par conséquent, l’Eurosystème, en tant que fournisseur majeur de services essentiels de compensation-règlement de gros en euros, doit être disposé à expérimenter les conditions dans lesquelles il met à disposition la monnaie de banque centrale en tant qu’actif de règlement. À cet effet, nous avons à la Banque de France commencé à nous familiariser avec des solutions innovantes, notamment la DLT. L’expérimentation est fondamentale dans ce domaine et c’est pourquoi, comme l’a déjà annoncé le Gouverneur Villeroy de Galhau, la Banque de France lancera un appel à projets avant la fin du premier trimestre 2020. En effet, nous souhaitons travailler avec les innovateurs de la place et commencer des expérimentations rapidement afin d’intégrer éventuellement une MDBC de « gros » dans des procédures innovantes d’échange et de règlement d’actifs financiers tokenisés.
Les banques centrales pourraient également contribuer à remédier à l’une des lacunes majeures des systèmes de paiement actuels, à savoir les paiements de détail transfrontières. Il s’agit de l’un des moteurs du développement des crypto-actifs tels que les stablecoins, et nous pensons que nous pourrions aider à identifier et à soutenir d’autres solutions concrètes, utiles et éventuellement complémentaires.
En conclusion, il est difficile d’anticiper le rôle que les stablecoins, et plus généralement les crypto-actifs pourraient jouer dans le système de paiement du futur, notamment dans la mesure où les caractéristiques de ces actifs devraient changer considérablement. Même s’il est clair que les stablecoins offrent des opportunités pour améliorer nos systèmes de paiement, ils peuvent également comporter des risques relativement importants. S’ils ne sont pas traités, ces risques pourraient introduire de nouvelles sources de fragmentation, d’instabilité et de fraude et pourraient soulever des questions plus fondamentales de souveraineté monétaire. Dans ce contexte, il est avant tout de la responsabilité des entités du secteur privé de concevoir des dispositifs ne faisant pas peser de risques excessifs sur nos systèmes de paiement. Mais les autorités réglementaires et de surveillance ont également un rôle important à jouer pour garantir que les exigences à satisfaire en matière de gestion des risques sont claires, exhaustives, cohérentes d’un pays à l’autre et respectées, tout en préservant le potentiel d’innovation technologique offert par les crypto‑actifs. En plus de contribuer à l’adaptation des cadres réglementaires et de surveillance pour traiter ces risques, les banques centrales peuvent apporter une contribution supplémentaire, notamment en réexaminant et en adaptant éventuellement les conditions dans lesquelles elles mettent à disposition la monnaie de banque centrale à des fins de règlement. Pour cela, nous devons garder un esprit d’ouverture et développer une compréhension approfondie des innovations qui se diffusent actuellement au sein du secteur financier, notamment grâce à des expérimentations. Cela est essentiel pour notre capacité à contribuer à fournir un cadre réglementaire sain, adapté et actualisé favorisant l’innovation et permettant d’atténuer de manière appropriée les risques inhérents à celle-ci. Cela est également fondamental pour notre capacité à adapter nos performances dans les différents rôles que nous jouons pour remplir notre mandat de stabilité financière et conduire des politiques monétaires efficientes.
Je vous remercie de votre attention.