Mesdames et Messieurs, cher Yves Mersch, cher Mario Nava,
Tout d’abord, au nom de la Banque de France, je tiens à vous souhaiter chaleureusement la bienvenue à Paris. Je suis ravi d'inaugurer cette conférence consacrée aux paiements par carte en Europe. Un grand nombre d’acteurs européens impliqués sur le marché des paiements par carte sont représentés aujourd’hui, y compris les autorités en charge de la réglementation et les intervenants de marché, et je suis convaincu que les débats qui auront lieu nous donneront de précieuses informations sur les dernières tendances et sur les défis qu’elles entraînent. Avant de donner la parole à nos intervenants et à nos experts, je voudrais simplement partager avec vous quelques réflexions sur deux de ces défis, dont l’un s'adresse aux prestataires du marché des paiements par carte et l’autre à la communauté en charge de la réglementation.
I. Premier défi: la position dominante des cartes comme instruments de paiement est-elle durable ? L'instrument de paiement le plus utilisé en Europe continuera-t-il de progresser ou diminuera-t-il ?
Au cours de la dernière décennie, les cartes de paiement ont régulièrement consolidé leur domination en tant qu’instruments de paiement scripturaux les plus utilisés en France et en Europe. En 2014, les cartes de paiement ont été utilisées pour plus de 47 milliards d’opérations au sein de l'Union européenne, soit un niveau presque identique au nombre cumulé de transactions impliquant des virements et des prélèvements, qui sont respectivement les deuxième et troisième instruments de paiement en termes d’utilisation. En France, les cartes de paiement ont été utilisées dans plus de 50 % des opérations de paiements scripturaux, pour un total de près de 9,5 milliards d'opérations en 2014, contre seulement 3 milliards en 2001. Les paiements par carte présentent la spécificité d’être utilisés pour des montants relativement faibles (47 € en moyenne en France), ce qui en fait le meilleur substitut aux espèces pour les paiements de proximité.
Cette situation est l’aboutissement d’années d'efforts réalisés par les acteurs du marché en vue d’élaborer un instrument de paiement sûr, efficient et pratique. La communauté française a été à l’avant-garde de cette évolution avec l’adoption précoce en 1992 des puces électroniques pour les cartes de paiement, suivie par l’introduction puis l’adoption généralisée du standard EMV. Cette dernière évolution a été décisive pour l’utilisation des cartes de paiement en permettant des transactions rapides et sûres dans toute l’Europe. Cette prédominance des cartes de paiement peut cependant être remise en question à l’heure actuelle, en raison de la conjonction de trois tendances essentielles qui perturbent le marché : de nouvelles solutions, de nouveaux comportements et de nouveaux acteurs, de nouvelles réglementations.
En premier lieu, l’émergence de solutions de paiement innovantes basées sur les protocoles SEPA est très probable. Un bon exemple à cet égard est la préparation, à l’initiative de l’Euro Retail Payments Board (ERPB), d’un système paneuropéen de paiements instantanés élaboré par le Conseil européen des paiements (European Payments Council - EPC), sur la base du dispositif existant de virements SEPA. Ce nouveau système, qui devrait être finalisé fin 2016 et opérationnel avant fin 2017, favorisera le développement de nouveaux produits innovants, notamment via des dispositifs intelligents, pour les paiements mobiles et de proximité. Il s’agit d’un exemple pertinent de la façon dont le travail d’harmonisation et de standardisation effectué dans le contexte de « SEPA 1.0 » pour les anciens instruments de paiement (prélèvement et virement) peut permettre aux acteurs du marché d’élaborer de nouvelles solutions de paiement innovantes en temps réel et dématérialisées, ce que j’appellerais « SEPA 2.0 ».
En deuxième lieu, nous observons l’apparition de nouveaux comportements de paiement et de nouveaux acteurs de marché, en liaison avec de nouvelles innovations technologiques. Cette évolution résulte essentiellement de l’importance grandissante du commerce en ligne, qui a fondamentalement modifié les habitudes de paiement au cours de ces dernières années. La recherche d’un instrument de paiement adapté à ces évolutions a d’abord conduit à une utilisation accrue des cartes de paiement, au-delà des transactions de proximité. Ces paiements à distance par internet représentent actuellement en France près de 7,5 % du volume total des transactions par carte et 11,6 % de leur valeur totale. De nouvelles technologies gagnent néanmoins du terrain : elles tirent parti de dispositifs tels que les smartphones et les tablettes et permettent d’éliminer les cartes de paiement « plastiques » au profit de portefeuilles virtuels. Ces modifications d’ensemble, qui affectent déjà les acteurs traditionnels, sont renforcées par l’apparition de nouveaux intervenants, qu’il s'agisse des GAFA (Google, Apple, Facebook et Amazon) dont on parle tant ou des acteurs plus petits se concentrant sur des services de paiement de niche, qui profitent de ces nouvelles technologies pour pénétrer le marché des cartes de paiement. À vrai dire, cette « sortie du plastique » est un peu plus lente que prévu il y a quelques années, mais il est probable qu’elle s’accélère.
Enfin, en Europe, la troisième tendance qui influence également en profondeur le marché des cartes de paiement est la rénovation réglementaire en cours, notamment par la mise en oeuvre du nouveau règlement relatif aux commissions d’interchange pour les opérations de paiement liées à une carte, adopté en avril 2015. Ce nouveau règlement établit, notamment, des plafonds pour les commissions d’interchange, de 0,2 % et 0,3 %, respectivement, pour les opérations des cartes de débit et des cartes de crédit, ainsi que l’obligation de séparer les systèmes de cartes de paiement des entités assurant le traitement des paiements par carte. Ce faisant, ce règlement pourrait établir de nouvelles règles du jeu pour les acteurs traditionnels.
Un tel contexte incitera sans aucun doute les fournisseurs traditionnels de solutions de cartes de paiement à trouver de nouvelles sources de revenu, en élaborant des services à valeur ajoutée qui s’ajouteraient aux seuls paiements, et peut-être en réexaminant la façon dont les paiements sont effectués et traités afin de conserver leur avance sur le marché des paiements de masse.
II. Le second défi que j'aimerais brièvement commenter est le suivant : quel rôle les autorités publiques, et en particulier les banques centrales, doivent-elles jouer ?
Les tendances que je viens de mentionner exigent des autorités publiques, des banques centrales en particulier, qu'elles mènent une réflexion sur le rôle qui leur incombe afin d’assurer que l'évolution en cours des paiements de détail soutienne la croissance économique et la confiance des consommateurs.
1) Le premier moyen pour les banques centrales de contribuer à un tel résultat est de jouer leur rôle de catalyseur, en favorisant l’entière coopération et la pleine coordination entre les parties prenantes dans les domaines où cela est nécessaire. Ce rôle doit être joué au plan tant national qu'européen.
Dans cette perspective, l’ERPB devrait jouer un rôle central en Europe en rassemblant, sous l'égide de la BCE et des BCN de l'Eurosystème, les acteurs du côté de l'offre et ceux du côté de la demande afin de faciliter le développement d'un marché intégré, innovant et compétitif des paiements de masse en euro. Des travaux relatifs aux cartes de paiement ont déjà été menés par l’ERPB, notamment sur les phases de normalisation à venir, afin d’ouvrir la voie à d'autres mesures que prendront les acteurs de marché au niveau européen.
Pour être efficaces, ces initiatives doivent néanmoins être complétées au niveau national. C'est l'une des raisons pour lesquelles une stratégie nationale des systèmes de paiements de masse a été élaborée par les parties prenantes en France en octobre dernier et approuvée par le ministre des Finances. L'un des axes principaux de cette stratégie vise à faciliter l'utilisation de cartes pour les paiements de proximité grâce à la modernisation des terminaux et des infrastructures de paiement par carte, ce qui stimulera le développement des paiements sans contact comme alternative sûre et efficace au règlement en espèces pour les transactions de tous les jours. Le Comité national des paiements, qui prendra le relais du Comité national SEPA dans peu de temps, associera, tout comme l’ERPB au niveau européen, l'ensemble des acteurs sous l'égide de la Banque de France en vue de favoriser le dialogue nécessaire à une mise en oeuvre efficace de la stratégie au plan national et de nourrir l’ERPB des contributions de la communauté française.
2) Outre leur rôle de catalyseur, les banques centrales doivent, à travers leur fonction de surveillance, viser à assurer que la concurrence entre les intervenants de marché n'entraîne pas un nivellement vers le bas mais plutôt une course vers l'excellence en termes de sécurité, en fixant des objectifs de haut niveau et en veillant à ce qu’ils soient atteints. De fait, si l'innovation constitue une promesse et un vecteur de croissance économique, elle laisse également la porte ouverte à de nouvelles menaces pour la sécurité des paiements elle-même et pour la confiance que le public place en elle. Les changements des habitudes des clients génèrent de nouveaux risques qui ne peuvent à l’heure actuelle être atténués pleinement. Je rappellerai seulement que les paiements à distance, qui correspondent « seulement » à un peu moins de 12 % de la valeur totale des opérations de paiement par carte en France, représentent plus des deux tiers de la valeur globale des paiements par carte de nature frauduleuse. Les chiffres européens sont similaires. Les solutions de nouvelle génération pour la protection des paiements pourraient commencer à émerger grâce aux travaux menés par le secteur lui-même, je pense au récent lancement des cryptogrammes dynamiques par exemple, ainsi qu'au recours à la biométrie, mais elles nécessitent également du temps et l’action des régulateurs.
Dans ce contexte, l'adoption de la directive révisée sur les services de paiement en décembre 2015 représente une avancée majeure. Cette directive renforcera considérablement la sécurité des paiements et des services connexes par l'inscription dans la législation et au plan européen de l'obligation d'une authentification renforcée du client pour les opérations de paiement électronique ou les services d'accès aux comptes. Cette directive étend également le champ du cadre réglementaire européen à de nouvelles activités telles que les services d'initiation d’opérations de paiements ou d'information sur les comptes. À cet égard, il est du devoir des autorités publiques de garantir une égalité de traitement entre les différents intervenants de marché, qu'il s'agisse d'acteurs traditionnels ou de nouveaux venus, par l'intermédiaire d'un principe fondamental : réguler selon le profil de risque du service et non selon la nature ou le statut du fournisseur de ce service.
La Banque de France a fait figure de précurseur parmi les autorités publiques européennes sur ces questions de sécurité depuis la création de l'Observatoire de la sécurité des cartes de paiement en 2001. Les travaux de cette institution, présidée par le gouverneur de la Banque de France depuis ses débuts, ont anticipé et relevé un grand nombre des défis posés par les nouvelles technologies, telles que la sécurité des paiements à distance ou sans contact, ou encore l'utilisation de la biométrie comme outil d'identification. Néanmoins, dans le contexte actuel de profonde transformation du marché des paiements de masse, il apparaît utile d'envisager un ajustement des missions de l'Observatoire. Par conséquent, les compétences de l'Observatoire devraient être étendues au cours des prochains mois afin de couvrir l'ensemble des instruments de paiement scriptural, outre les cartes, et de fournir des recommandations transversales mieux adaptées aux besoins du marché.
Je conclurai en vous souhaitant des discussions fructueuses et animées sur l'ensemble de ces aspects, dans l'espoir que cette conférence nous donne une vision exhaustive des dernières tendances et des défis qui devront être relevés pour les moyens de paiement en Europe, mais aussi des différentes solutions pouvant être envisagées à l'heure actuelle. Je cède maintenant la place à nos orateurs principaux, M. Yves Mersch, membre du directoire de la Banque centrale européenne, et M. Mario Nava, directeur de la Régulation et supervision prudentielle des institutions financières à la Commission européenne, qui nous présenteront leur point de vue sur le marché des cartes de paiement au niveau européen.
Je vous remercie de votre attention.