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Bonjour Mesdames et Messieurs,
Je suis ravi d’être ici avec vous aujourd’hui, au Paris Blockchain Week Summit, pour parler de l’innovation dans le secteur financier et de la contribution des banques centrales.
Dans le cadre de leur mission générale consistant à veiller à la stabilité monétaire et financière, les banques centrales utilisent trois leviers principaux pour s’acquitter de leurs responsabilités dans le domaine des infrastructures de marché et des paiements, sur lesquels je voudrais concentrer aujourd’hui mes observations : la supervision, la fourniture de services et l’intermédiation. Dans un contexte de changements technologiques rapides, l’utilisation de ces leviers est plus difficile que jamais parce que nous y recourons pour promouvoir l’efficacité et la sécurité et que ces deux objectifs peuvent s’opposer. Cela pourrait nous exposer à être taxés de conservatisme et accusés d’entretenir un biais envers l’innovation : d’une part, en faveur des « vieilles » technologies qui ont prouvé leur robustesse, mais pourraient ne pas être en phase avec les évolutions nouvelles et, d’autre part, en faveur des acteurs bien établis et réglementés. De telles critiques seraient erronées et injustifiées.
Pour expliquer pourquoi, permettez-moi, premièrement, de souligner que la promotion de l’innovation durable fait partie intégrante de notre mandat et, deuxièmement, d’illustrer ce que nous faisons concrètement en ce domaine.
Toutefois, la transformation technologique en cours déclenche d’éventuels effets secondaires défavorables du point de vue de l’efficacité et de la sécurité. Permettez-moi de mentionner, par exemple, des solutions fragmentées avec une interopérabilité limitée, le nombre croissant d’acteurs interdépendants, l’exposition accrue aux cyber-menaces et les problèmes de protection des données, ainsi que l’éventuelle constitution de monopoles (y compris les monopoles technologiques).
C’est la raison pour laquelle la promotion de l’innovation implique que nous examinions attentivement les nouvelles technologies à la fois du point de vue de l’efficacité et du point de vue de la sécurité, conformément à notre mandat en matière de stabilité financière, afin de veiller à ce qu’elles améliorent le bien-être de manière durable. Cela s’applique en particulier à la nouvelle tendance à la « tokenisation » des actifs financiers (c’est-à-dire des jetons de sécurité), à la création de nouveaux actifs négociables associés à de nouveaux droits, tels que les jetons d’usage, de nouveaux moyens de paiement tels que les stablecoins et, plus généralement, à tous les nouveaux cas d’utilisation appelés finance décentralisée. Au cours des trois dernières années, une série d’initiatives privées et publiques en matière de tokenisation des actifs financiers ont vu le jour dans le monde dans le but de créer de nouveaux débouchés, d’accroître la liquidité et d’améliorer le fonctionnement des infrastructures de marché. Nous sommes, par exemple, en train d’analyser si la tokenisation peut aider à remédier à l’une des principales lacunes qui subsistent en matière d’efficience, à savoir les paiements transfrontières, qui sont encore coûteux, induisent de longs délais jusqu’au règlement et font peser des incertitudes sur les contrôles liés à la lutte contre le blanchiment des capitaux et au financement du terrorisme (LCB-FT). C’est l’une des principales priorités du G20, et une solution fondée sur les nouvelles technologies et l’innovation pourrait nous aider à faciliter ces transferts pour le bien commun. Mais aucun développement sain et durable n’est possible dans un environnement hasardeux. De ce point de vue, il est également important que ces évolutions ne donnent pas lieu à de nouveaux risques, comme la fragmentation de la liquidité, et qu’elles ne viennent pas affaiblir les efforts notables d’harmonisation consentis par l’ensemble de l’écosystème. Les stablecoins doivent faire l’objet d’une attention et d’une surveillance particulières en la matière.
L’inclusion financière est assurément un défi majeur et la numérisation devrait aider à identifier de nouvelles voies pour l’améliorer. L’inclusion n’est pas seulement un sujet essentiel pour le secteur financier et l’économie, mais plus largement pour la société dans son ensemble. Faute de cet accès, les possibilités pour les individus de participer à l’économie officielle, de constituer un capital, d’acheter des biens et des services, d’élaborer un projet d’entreprise, d’épargner de manière sécurisée et simple sont inexistantes ou limitées. L’inclusion est essentielle parce qu’elle vise à réduire les inégalités et à s’assurer que les populations, les ménages et les petites entreprises les plus fragiles ne soient pas exclus du développement économique.
Bien entendu, les acteurs privés ont compris que l’inclusion financière pourrait faire l’objet d’améliorations et qu’ils ont un rôle très important à jouer à cet égard. Il existe de nombreuses façons pour les uns et les autres de jouer un rôle en la matière : en améliorant l’accès aux services financiers, par exemple via des appareils mobiles, en collectant des données de plus en plus nombreuses et de meilleure qualité - ce qui permet de concevoir des produits mieux adaptés et mieux tarifés, de réduire les coûts d’exploitation - et en rendant plus rentables les relations avec les clients fragiles. Ces avantages attendus ne devraient évidemment pas cacher de nouveaux risques liés à l’inclusion financière dans un monde numérique : un risque de fracture numérique, laissant de côté ceux qui ne sont pas à l’aise avec la numérisation, ou encore des risques de sécurité pour les données personnelles si elles ne sont pas traitées correctement.
À la Banque de France, nous sommes très attentifs à ces questions car notre institution a été chargée par la loi de soutenir l’inclusion financière. Nos contributions dans ce domaine sont aujourd’hui très diverses et constituent une partie importante de notre mission de fourniture de services au public, en s’articulant autour de trois objectifs principaux : améliorer l’équité d’accès aux services bancaires, prévenir les inégalités de traitement et améliorer l’éducation financière. S’agissant de l’accès aux services, l’implication de la Banque de France dans la procédure dite du « droit au compte » instituée par le droit français en est un bon exemple. Si les banques refusent d’ouvrir un compte bancaire à un client, celui-ci peut nous faire une demande et nous désignerons une banque dans les 24 heures. Ce compte bancaire particulier fournit gratuitement les services de base. En 2019, 51 000 personnes ont utilisé ce droit. S’agissant du deuxième objectif visant à prévenir les inégalités de traitement, la Banque de France est impliquée dans la prévention et le traitement des problèmes de surendettement des ménages. Avec d’autres parties prenantes, nous les aidons à trouver des solutions à leurs difficultés financières. En 2019, plus de 150 000 situations de cette nature ont été examinées. La Banque de France préside également l’Observatoire de l’inclusion bancaire, qui est chargé de promouvoir l’inclusion financière et notamment de surveiller l’engagement du secteur bancaire à plafonner les frais d’incidents de paiement pour tous les clients financièrement vulnérables. Enfin, la Banque de France agit en faveur de l’éducation financière, par son rôle de coordinateur national des acteurs concernés, en mettant à disposition des outils, des ressources et des formations spécifiques pour les travailleurs sociaux.
Permettez-moi d’illustrer à présent plus concrètement ce que nous faisons pour promouvoir l’innovation durable. Nos actions prennent deux formes principales :
À cet égard, je souhaiterais saluer l’ambition du récent Ensemble de mesures sur la finance numérique (Digital Finance Package) de la Commission européenne ainsi que les priorités qu’il fixe, en particulier celles consistant à lutter contre la fragmentation du marché unique numérique pour les services financiers et à faire face aux nouveaux défis et aux risques associés à la transformation numérique. En ce qui concerne ces risques, je pense qu’il est pertinent que la Commission européenne traite la question complexe, mais actuellement inévitable, du cadre de surveillance devant être appliqué aux principaux prestataires de service informatiques, notamment les fournisseurs de service de cloud, ainsi que le sujet tout aussi important de la supervision des émetteurs et des distributeurs de stablecoins, indexés sur une ou plusieurs devises. Le régime pilote, qui est destiné à permettre aux systèmes de négociation de marché et aux dépositaires centraux de titres d’être exemptés, pour une période allant jusqu’à six ans, des règles spécifiques existantes listées dans le règlement, afin de négocier, régler et enregistrer des crypto-actifs avec la technologie des grands livres distribués, pourrait également inciter les banques centrales à examiner dans quelles conditions elles pourraient mettre à disposition leur propre actif de règlement, la monnaie de banque centrale, au-delà du cercle des banques.
2- Adapter le cadre réglementaire ne sera pas suffisant pour arriver à suivre le rythme de l’innovation. À la Banque de France, nous considérons qu’il est nécessaire d’être aussi un acteur de l’innovation en poursuivant deux objectifs : faciliter et expérimenter. Et nous sommes par conséquent particulièrement actifs dans ce domaine au travers de diverses initiatives qui ont été rendues possibles grâce aux outils innovants que la Banque a décidé de mettre en place ces dernières années :
- le Lab, notre centre d’innovation ouvert en juin 2017, qui fournit aux équipes de la Banque un soutien pour penser « en dehors des sentiers battus » et imaginer leur activité ;
- le pôle FinTech-Innovation de l’ACPR, qui facilite les relations entre les Fintechs et l’Autorité, en particulier en ce qui concerne le processus d’agrément, et qui étudie notamment les nouveaux défis auxquels sont confrontés les régulateurs et les superviseurs du secteur financier en raison des innovations ;
- un correspondant national start-ups récemment nommé et dans les prochaines semaines, un réseau de correspondants start-ups dans les capitales régionales de la French Tech, qui contribueront à assurer la liaison avec l’écosystème des start-ups.
- enfin, je souhaiterais mentionner la création du pôle d’innovation de la BRI, qui a la triple mission d’étudier les tendances essentielles de la technologie financière, d’explorer le développement de solutions susceptibles d’améliorer le fonctionnement du système financier et de mobiliser les banques centrales sur les questions relatives à l’innovation. L’Eurosystème a décidé de participer à cette aventure, avec deux centres d’innovation à Paris et à Francfort.
Tous ces outils nouveaux et innovants permettent à la Banque de France d’expérimenter activement de nouvelles technologies, afin d’identifier les opportunités et les risques qu’elles peuvent entraîner.
Il serait trop long de détailler toutes nos expériences dans les domaines de la Datascience et de l’IA, de la blockchain, de la cybersécurité. Prenons juste quelques exemples.
Je souhaiterais évoquer tout d’abord les ateliers organisés par l’ACPR sur l’utilisation de l’intelligence artificielle dans le secteur financier à titre d’exemple de ce que l’expérimentation peut apporter, non seulement à une autorité de surveillance mais également à l’écosystème dans son ensemble. En effet, ces expériences concrètes ont permis à l’ACPR, en se fondant sur des cas d’usage spécifiques, d’examiner de l’intérieur les algorithmes, leurs performances intrinsèques, leur intégration dans les processus opérationnels et leur environnement en matière de contrôle et de gouvernance. En s’appuyant sur cette expérience, l’ACPR a publié un rapport en juin dernier, qui présentait ce que pourrait être le cadre pour une bonne utilisation de ces futurs outils. Cela illustre comment l’expérimentation nous permet d’envoyer les signaux appropriés à l’écosystème afin qu’il concrétise le potentiel des nouvelles technologies sans craindre un « retour de bâton » tardif et inattendu de la part de l’Autorité de surveillance.
Le programme d’expérimentation en cours à la Banque de France sur la MNBC de gros constitue une autre preuve tangible de notre soutien actif à l’innovation. Parmi les défis posés par l’innovation, l’un présente un intérêt particulier pour les banquiers centraux, à savoir préserver le rôle d’ancrage de la monnaie de banque centrale, en particulier sur les marchés financiers. Les tendances à la numérisation des marchés financiers et des paiements, ainsi que le rôle plus important des intermédiaires financiers non bancaires, invitent les banques centrales à réfléchir à la manière dont elles donnent accès à l’actif de règlement le plus sûr, à savoir la monnaie de banque centrale. L’existence d’une forme numérique de monnaie de banque centrale n’est évidemment pas une condition préalable ni suffisante, de l’efficacité et de la sécurité des marchés financiers. Néanmoins, la forte demande de solutions innovantes dans l’écosystème nous a convaincus de l’intérêt d’une approche expérimentale dans ce domaine.
La manière dont nous expérimentons la MNBC pour les transactions de gros illustre parfaitement notre choix de passer d’une réflexion conceptuelle et académique à des expérimentations sur le terrain, main dans la main avec les acteurs du marché, en travaillant de manière pragmatique et par tâtonnement. L’objectif est de déterminer i) comment la monnaie numérique de banque centrale peut améliorer l’efficacité et la fluidité des systèmes de paiement et de règlement, ii) quelles sont les technologies les plus prometteuses et iii) s’il est pertinent de mettre la monnaie de banque centrale à la disposition de bénéficiaires qui n’y ont pas encore accès.
En mai de cette année, nous avons mené une première expérience réussie et très prometteuse avec la Société Générale Forge, qui nous a permis de tester les trois étapes d’une transaction numérique : la « tokenisation » d’un titre, la représentation numérique de la monnaie de banque centrale sur une blockchain privée et le règlement d’une transaction sur le titre sur la blockchain privée. Nous avons ainsi réussi à établir une interface entre une blockchain publique et une blockchain privée.
Les expérimentations à venir sur la MNBC – il y en aura huit – nous aideront non seulement à étudier le potentiel de la technologie, mais également à dialoguer avec les acteurs de l’écosystème sur ce à quoi pourrait ressembler le paysage de demain, sur des sujets aussi fondamentaux que les méthodes d’échange d’instruments financiers pour les MNBC, l’amélioration des conditions d’exécution des paiements transfrontières ou de nouvelles façons de rendre les MNBC accessibles aux acteurs du secteur financier. Ces expériences nous conduiront à évaluer si le cadre réglementaire actuellement en vigueur doit évoluer, dans la mesure où nous réalisons ces expérimentations dans le cadre juridique actuel.
De plus, cet automne, l’Eurosystème a adopté une approche pratique comparable pour ses expérimentations sur un euro numérique pour le grand public, auxquelles nous participons, aux côtés de la BCE et d’autres banques centrales de l’Eurosystème. Les expérimentations en cours ont directement trait à la nécessité pour l’Eurosystème, si les circonstances l’exigent, d’être prêt à émettre une MNBC afin de garantir l’accessibilité à la monnaie de banque centrale au grand public et de préserver sa liberté de choix des moyens de paiement et sa confiance dans notre monnaie.
Pour terminer, je dirais qu’un écosystème d’innovation florissant, créatif et efficient constitue un élément clé de la transformation du système financier vers plus d’efficience et de stabilité. C’est pourquoi, à la Banque de France et à l’ACPR, il nous paraît important de le soutenir et d’y apporter notre contribution.
[1] Je voudrais remercier Anne-Catherine Bohnert pour sa contribution à la préparation de ce discours.