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Les Échos : « La BCE n'agit pas pour financer les déficits d’États »

LES ECHOS

 

Dans une interview aux « Echos », le gouverneur de la Banque de France détaille les prévisions économiques de l'institution pour la France au cours des trois prochaines années. Il décrypte également la décision de la Banque centrale européenne de mettre fin en douceur à ses mesures d'urgence liées à la pandémie, tout en se laissant une certaine marge de manœuvre si la situation devait se dégrader à nouveau en zone euro.

 

Vos prévisions tablent sur une croissance en France de 6,7 % en 2021 et de 3,6 % l'an prochain. Comment évaluez-vous le risque lié au variant Omicron ?

La croissance française de 2021 est très solide. A +6,7 %, c'est une des plus fortes de la zone euro, où elle est en moyenne de +5,1 %. Nous prévoyons un léger ralentissement début 2022 lié à la nouvelle vague Covid, mais ensuite la croissance reprendrait. Les difficultés d'approvisionnement et les tensions sur l'énergie, les matières premières et les composants ne freinent pas significativement la production à ce stade, sauf dans l'automobile. En revanche, ces tensions très réelles se traduisent par un surcroît d'inflation.

 

La BCE évoque une bosse d'inflation. Quel sera le rythme de la hausse des prix à la consommation une fois la pandémie passée ?

La « bosse » d'inflation est plus haute et plus longue qu'anticipée, avant tout du fait des coûts de l'énergie, avec un plus haut probable fin 2021-début 2022. Les tensions devraient se dissiper peu à peu l'année prochaine, mais l'inflation restera relativement élevée en moyenne en 2022, à 3,2 % pour la zone euro. Nous devrions ensuite converger autour de notre objectif de 2 %.

Le retour vers la normale en 2023-2024 ne signifierait pas cependant le retour à la situation qui a prévalu entre 2013 et 2019, caractérisée par une inflation trop faible. Nous pourrions au contraire retrouver un régime d'inflation mieux équilibré, comme avant la crise financière de 2008, avec une inflation autour de 2 % en moyenne dans la zone euro.

La hausse du salaire moyen serait elle aussi un peu plus élevée, de l'ordre de 3 % par an, un chiffre compatible avec le maintien de marges des entreprises fortes grâce aux gains de productivité. Ceci accroîtrait la hausse du pouvoir d'achat, après trois années Covid où il aura en moyenne plutôt augmenté. Nous sommes cependant attentifs à ce qu'il n'y ait pas de spirale prix-salaires hors de contrôle.

 

Qu'en sera-t-il spécifiquement pour la France ?

En France, l'inflation est actuellement plus faible que dans l'ensemble de la zone euro, du fait notamment du nucléaire et du poids des taxes fixes sur l'essence, qui diminuent notre sensibilité au prix des hydrocarbures. L'inflation devrait dans notre pays revenir sous la barre des 2 % fin 2022. Nous sommes très vigilants sur les tensions sur les prix, mais patients sur leur résolution progressive.

 

Dans vos prévisions, vous tablez en sortie de crise sur une hausse du PIB de 1,4 % en 2024, qui serait la croissance potentielle. La France peut-elle s'en contenter ?

Dans la période actuelle de longue sortie de la crise Covid, l'économie française a une force, c'est sa croissance, et un défi : l'inflation. Si on considère ce que pourrait être la situation post-Covid, l'image s'inverse. On irait vers une normalisation de l'inflation, mais on retrouverait un défi structurel de l'économie française : son trop faible niveau de croissance potentielle, en moyenne dans la durée. La France connaîtrait en 2024 une croissance de 1,4 % seulement, proche de sa croissance potentielle qui est comprise entre 1 % et 1,5 %. C'est clairement insuffisant.

 

Que faudrait-il faire, selon vous, pour augmenter la croissance potentielle de la France ?

La moitié des entreprises nous disent déjà avoir des difficultés de recrutement : c'est le premier frein récurrent à la croissance. Il n'y a donc pas de réformes plus nécessaires et plus urgentes que celles qui augmenteraient l'offre de travail et de compétences disponibles pour les entreprises.

L'économie française ne manque à l'évidence pas de dépenses publiques, ni même globalement d'investissement : elle manque de travail et d'emplois. C'était déjà le cas avant la crise du Covid. Le taux d'emploi des 15-64 ans en France (67 %), même s'il progresse, reste inférieur aux 75 % de l'Allemagne. En comparaison, il manque donc jusqu'à 3 millions d'emplois, concentrés avant tout chez les jeunes et les seniors.

 

Que préconisez-vous pour améliorer l'offre de travail ?

Pour tous, il faut rendre le travail plus attractif : cela passe dans certains secteurs par des augmentations de salaires et l'amélioration des conditions de travail, mais aussi par la réforme de l'assurance chômage. S'agissant des jeunes, mieux les préparer au travail veut dire aller plus loin sur l'apprentissage - où malgré nos progrès, nous restons à un niveau très inférieur à l'Allemagne -, sur la formation professionnelle et relever le grand défi de l'éducation.

Quant aux seniors, tout le monde sait qu'il faudra une réforme des retraites. Elle devra être juste et les entreprises devront faire une meilleure place aux seniors. Si on additionne toutes ces réformes, plutôt que de toujours les opposer, et si nous savons persévérer, la France peut passer à une croissance potentielle qui se situerait entre 1,5 % et 2 %. Cela changerait beaucoup de choses, en permettant de concilier hausse des revenus des ménages et baisse de la dette publique, et en ouvrant enfin la perspective du plein-emploi en France.

 

La compétitivité française est-elle encore un sujet ?

Depuis dix ans, la France a fait de grands progrès sur la compétitivité de ses coûts et récupéré l'essentiel de son retard de la décennie précédente. Notre déficit extérieur persistant montre que nous conservons en revanche un problème de compétitivité hors coût : il renvoie en particulier au problème des compétences et de la formation.

 

Faut-il s'inquiéter du niveau de la dette publique française ?

Oui ! Le ratio de dette publique a significativement augmenté depuis deux ans, de 99 % du PIB à 114 %, et il le fallait : la réponse à la crise Covid a été la bonne. Maintenant, il faut viser le désendettement dans la durée. Les taux d'intérêt ne seront pas toujours aussi bas qu'aujourd'hui, et la France doit être prête à faire face à une autre crise à l'avenir. Maîtriser la dette est en outre essentiel pour la solidarité entre générations , mais aussi pour la crédibilité de la France sur la scène européenne.

Or dans notre prévision, le niveau de déficit public ne se réduirait que lentement : il se situerait en 2024 à 3,5 % du PIB, soit significativement plus que ce qu'il était en 2018-2019, alors même que l'économie aura effacé les séquelles de la crise Covid.

 

Comment réduire le niveau de l'endettement ?

Il n'y a pas de remède magique ni immédiat. Mais il faut additionner trois ingrédients : d'abord le temps, agir sur dix ans. Ensuite davantage de croissance par les réformes que j'ai citées. Enfin une meilleure maîtrise et efficacité de nos dépenses publiques. Ce sont les plus élevées non seulement d'Europe, mais de tous les pays développés.

Si nous restions sur leur trajectoire d'augmentation actuelle, nous garderions dans dix ans le même taux d'endettement. Si en revanche, l'augmentation annuelle des dépenses publiques passait simplement de 1 % à 0,5 % en volume, la dette baisserait de 10 points de PIB en dix ans.

Je crois profondément au modèle social européen. Mais dans le débat public actuel, il faudrait collectivement garder sagesse sur les diverses propositions de baisses d'impôt ou de dépenses supplémentaires. Nous n'avons pas les moyens de dégrader davantage nos finances publiques : je le dis avec l'indépendance de la Banque de France.

 

La reprise dans la zone euro ne vous paraît-elle pas être en danger ?

Depuis le début de la pandémie, chaque nouvelle vague a eu un impact économique moindre que la précédente. Cette résilience de la croissance européenne justifie l'arrêt du soutien monétaire exceptionnel, tout en maintenant un juste niveau d'accommodation.

 

La BCE garde une politique monétaire accommodante mais le ton s'est nettement durci jeudi dernier…

Les données réelles observées et les prévisions d'inflation justifient les décisions importantes et équilibrées que nous avons prises jeudi. C'est notamment l' arrêt des programmes de crise , achats nets du PEPP en mars et fin des conditions exceptionnelles du TLTRO en juin. Cela montre notre crédibilité - nous faisons ce que nous avions dit -, mais aussi notre confiance dans la solidité de la reprise européenne. La croissance devrait dépasser 4 % l'an prochain en zone euro, même en tenant compte de l'aléa lié à la cinquième vague. Au total, ces décisions représentent une réduction très significative de nos achats nets d'actifs, qui vont être divisés par plus de 4 : ils seront ramenés de 90 milliards d'euros par mois en 2021 à 20 milliards en octobre 2022.

 

Ce Conseil de décembre était pressenti comme très difficile, ce que semblent confirmer les désaccords exprimés par certains membres dès jeudi soir. Comment se sont passées les discussions ?

Il y a toujours des discussions au Conseil des gouverneurs, et heureusement : sinon il ne servirait à rien que nous nous réunissions. L'ensemble des mesures a été adopté à une très large majorité, et cela a été un très bon Conseil.

 

La diminution très importante des achats nets d'actifs de la part de la BCE sera-t-elle suffisante pour parer à une nouvelle fragmentation de la zone euro ?

Notre objectif est la stabilité des prix dans la zone euro, c'est-à-dire converger vers 2 % d'inflation : nous faisons là des progrès significatifs. Et nous avons besoin pour cela d'une bonne transmission de notre politique monétaire à travers l'ensemble de la zone euro, sans fragmentation injustifiée. C'est pourquoi nous maintenons dans le PEPP le réinvestissement des dettes arrivées à remboursement, voire la capacité à réactiver nos achats : l'un des apports du PEPP est en effet qu'il permet une grande flexibilité de nos interventions entre les classes d'actifs ou entre les pays.

 

Est-ce que cela signifie que la BCE supporterait sans intervenir un certain écartement des spreads intra zone, par exemple dans la mesure où ces spreads refléteraient mieux les différents risques souverains ?

La BCE veille à la bonne transmission de sa politique monétaire, en évitant une fragmentation injustifiée entre pays de la zone euro. Mais elle n'a pas en soi d'objectif de spread ou de niveau de taux d'intérêt souverain. C'est important y compris pour la France. La BCE n'agit pas pour garantir un certain niveau de taux d'intérêt pour financer les déficits français, mais pour remplir son mandat de stabilité des prix.

 

La BCE se laisse-t-elle suffisamment de marge de manoeuvre ?

Le mot le plus employé dans nos discussions a été celui « d'optionalité ». C'est la capacité dans cette période d'incertitudes à ajuster notre politique monétaire à tout moment en fonction des données réelles observées. C'est un pilotage « au près » et pragmatique. Notre main est ferme, mais elle reste libre.

 

Les banques ont été très soutenues pendant cette crise. Que signifie le retour à la normale pour elles ?

Les mesures exceptionnelles prises sur le plan prudentiel en 2020 pour éviter une crise du crédit ont porté leurs fruits. Avec le retour à la normale du cycle économique et financier, il est logique de revenir aux dispositions antérieures. Les banques ont à nouveau le droit de distribuer des dividendes, nous venons avec Bruno Le Maire d'annoncer que le « coussin contracyclique » en capital sera rehaussé à son niveau d'avant-crise. Les ratios de liquidité et de capital des banques seront de même progressivement ramenés aux exigences antérieures.

 

Les TLTRO, ces prêts accordés par la BCE à des conditions très favorables, sont-ils encore nécessaires ?

Avec le TLTRO décidé en mars 2020, la BCE a veillé à garantir les bons volumes de financement à moyen terme des banques, et à travers elles de l'économie. Nous devrons continuer à y prêter attention. Mais concernant le prix du TLTRO, la BCE avait mis en place des conditions exceptionnellement favorables à -1 % qui n'ont plus de raison d'être aujourd'hui. C'est pourquoi nous venons d'annoncer la fin de ce mécanisme en juin 2022 ; en revanche, nous examinerons comment augmenter le « tiering », qui atténue les conséquences des taux négatifs sur l'intermédiation bancaire.

 

Est-ce que le marché monétaire a retrouvé un fonctionnement normal ?

Le fonctionnement du marché monétaire a été heureusement rétabli pour l'essentiel. Un changement est cependant que le marché interbancaire sécurisé sous forme de mises en pension de titres (repo) est devenu significativement plus important que le marché « en blanc ». Il faut aussi signaler la réussite de la réforme des indices servant de référence aux taux d'intérêt (Eonia et Euribor) en zone euro : nous sommes ici plutôt en avance sur le monde anglo-saxon.

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InterviewFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Les Échos : « La BCE n'agit pas pour financer les déficits d’États »
  • Publié le 20/12/2021
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