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Les Banques centrales et la finance face à une triple révolution

Conférence de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution (ACPR) – Palais Brongniart, 25 novembre 2021

 

Discours de François Villeroy de Galhau,

Gouverneur de la Banque de France

Président de l’ACPR

 

Mesdames, Messieurs,

Je suis très heureux de vous retrouver aujourd’hui au palais Brongniart. Dans ce lieu historique de la Bourse, je veux vous parler ce matin de la révolution numérique en cours sur la finance et les paiements. Je commence cependant par une remarque d’actualité sur la réglementation bancaire traditionnelle : la Commission européenne a présenté fin octobre sa proposition de transposition de Bâle 3. Elle a été la première des grandes juridictions à le faire, et il est à souhaiter que les autres suivent rapidement cet exemple. Sur le fond, c’est le décalage de calendrier qui a retenu l’attention : je crois que cet écart – guidé par le réalisme – est mineur si par ailleurs (et seulement si) les exemptions temporaires proposées par la Commission restent bien temporaires, notamment sur le crédit immobilier. C’est ici sans doute que se jouent la crédibilité et la conformité de l’Europe par rapport à l’accord international de décembre 2017. Je veux saluer aussi l’application de l’output floor sur base consolidée : elle est déjà contestée, mais c’est l’esprit même de l’Union bancaire et de l’accord de 2017. La digitalisation du secteur financier ne cesse de s’accélérer y compris depuis par la crise Covid ; les mots mêmes disent notre interrogation à tous : révolution, disruption, décentralisation ou centrifugation. Il est d’abord nécessaire de comprendre ces bouleversements (I), puis de dessiner le chemin de l’action collective (II) pour garder le meilleur de l’innovation financière, tout en assurant la fourniture de services financiers et de paiements sûrs pour nos entreprises et nos concitoyens.

 

I. Une révolution de la finance et des paiements : acteurs, actifs, infrastructures

Point n’est besoin de détailler l’évidence : l’accélération des technologies de registre distribué et blockchain, de l’intelligence artificielle, des paiements dématérialisés, du cloud, du big data, etc.  Dans cette révolution, mon propos ce matin est de tenter d’éclairer les ruptures qu’elles entraînent dans le secteur bancaire et financier. Je les résumerai au travers d’un triangle des ruptures : (i) D’abord, l’arrivée de nouveaux acteurs, il y avait – et il y a toujours – les non-banques, je vise les sociétés technologiques – Fintechs et Bigtechs – dans les services financiers et de paiement, dont beaucoup sont à ce jour peu ou pas régulés. (ii) Ensuite, l’émergence de nouvelles formes d’actifs financiers ou de règlement : les crypto-actifs issus de l’univers blockchain sous la forme de tokens. Le Bitcoin est emblématique de la première génération des crypto-actifs très volatiles et dont l’usage reste essentiellement spéculatif. La seconde génération, celle des stablecoins – assortis de mécanismes de stabilisation de leur valeur contre monnaies souveraines –, a quant à elle l’ambition de fournir une palette de services plus complète et de portée mondiale. (iii) Enfin, l’apparition d’infrastructures de marché décentralisées : les nouvelles technologies tendent à réduire le recours à des intermédiaires financiers ou à des systèmes centralisés développés souvent par les Banques centrales, comme par exemple TARGET2, système de règlement brut en temps réel [RTGS pour Real-Time Gross Settlement] en euros, ou encore TARGET2-Securities, plateforme pour le règlement-livraison de titres, tous deux développés et opérés par l’Eurosystème. Les technologies de registre distribué poursuivent l’ambition de se dispenser de la tenue d’un registre central, tout comme les smart contracts, programmes informatiques qui exécutent automatiquement des transactions sur la blockchain.

De la conjugaison de ces trois ruptures émerge la finance décentralisée (DeFi). Celle-ci permet la fourniture de produits et services financiers traditionnels sans intermédiaire : dépôts, paiements, prêts, swaps ou encore règlement-livraison de titres tokenisés. Les transactions s’y font directement entre utilisateurs finaux, et très souvent anonymement, en se passant des intermédiaires bancaires et des infrastructures de marché : il s’agit ainsi d’une démarche inédite de désintermédiation. En pratique, le périmètre de la DeFi reste flou, et hétérogène; y coexistent des plateformes déjà significatives – comme MakerDAO –, et de petits protocoles plus difficilement identifiables. La valorisation de la DeFi stricto sensu reste limitée à ce stade – environ 115 Mds USD d’encours d’actifs gérés –, mais son inspiration connait un réel engouement. La DeFi est porteuse de perspectives d’efficacité accrue du marché tout en réduisant les coûts et les délais. Mais elle emporte également au moins trois risques : blanchiment ou financement d’activités criminelles, défaut de gouvernance (qui est responsable ?), et fragmentation des transactions qui serait une régression quasi-médiévale – en raison d’une absence structurelle d’interconnexion et de convertibilité au pair avec la monnaie de banque centrale.

Les innovations financières agissent donc comme des forces centrifuges : elles affichent l’ambition de susciter un mouvement de décentralisation à contre-courant de l’architecture traditionnelle de l’édifice monétaire et financier, centralisée autour d’institutions de confiance ­– Banque centrale, établissements de crédit, infrastructures de marché. Mais elles pourraient ultérieurement favoriser à l’inverse des effets de concentration importants autour de quelques réseaux privés dominants : ceux-ci en pratique « ré-intermédieraient » mais sans la régulation des intermédiaires actuels.  Face à cette triple révolution, loin d’être stabilisée, un vertige peut nous saisir, banques commerciales comme Banques centrales. En effet, ces deux catégories d’acteurs ont assuré depuis des décennies un système de paiement et financier sûr, globalement efficace même si perfectible, ancré sur la stabilité de la monnaie de banque centrale, et distribué par des acteurs privés raisonnablement innovants.

Trois voies de recomposition s’offrent aujourd’hui à nous – dont à mon sens deux impasses. La première consisterait en une réaction conservatrice, en tentant de préserver à l’identique le fonctionnement traditionnel des institutions et de la finance, et en voulant interdire ce bouillon d’innovation. Je ne crois pas aux lignes Maginot, même financières. La deuxième voie, opposée, consisterait à aller au bout de la logique de décentralisation sous-jacente, un « laissez-faire, laissez-passer » sympathiquement habillé de technophilie. Soyons clairs, cette voie n’est pas une option envisageable : la monnaie est un bien public et la confiance institutionnelle – et même démocratique – qui la sous-tend ne saurait être remplacée par une « confiance algorithmique », qui a déjà montré ses limites avec les piratages de crypto-actifs.  Je voudrais plaider ici pour une troisième voie, une « convergence par le haut » : nous devons favoriser l’innovation et les progrès qu’elle comporte, tout en préservant la stabilité et des règles. Il n’y a pas, en tout cas à terme, contradiction entre ces deux arcs-boutants. Il y a convergence vers une clé de voûte indispensable dans la durée : la confiance dans le système monétaire et financier. Le rôle des Banques centrales est ici la défense de cette confiance, non de leur pouvoir propre, et de tous leurs instruments et infrastructures existants. Avant d’en venir à des pistes concrètes pour l’action, je crois utile de donner quelques repères de principe : d’abord, nous ne devons pas être focalisés sur la technologie – qui ne va cesser d’évoluer – mais plutôt sur ses nouveaux cas d’usage pour les acteurs économiques. Et pour cette raison même, nous devons affirmer des principes avant que de prétendre figer des règles. Ces principes sont au fond assez simples : pour tous les actifs qui prétendent demain être moyens de paiements, nous devons en garantir (1) l’égale sécurité – ceci vaut pour la stabilité de leur valeur, comme pour la protection cyber –, (2) l’égale conformité – tant au regard de la lutte anti-blanchiment que de la protection des données –, (3) l’égale responsabilité – il ne peut y avoir d’actif sans acteur/émetteur identifié, et régulé – (4) l’égale accessibilité enfin, pour éviter une régression vers la fragmentation ou de nouvelles exclusions financières. Au passage, ces quatre garanties valent aussi pour le plus traditionnel des moyens de paiement, les billets et espèces, que nous maintiendrons au nom même de la liberté de choix des moyens de paiement : cette liberté est un fondement de la confiance dans la monnaie.

 

 

II. Quatre piliers d’action avec pour clé de voûte l’intérêt général

Comment traduire ces principes en action collective ? Je distinguerai ici deux évidences qui s’imposent, puis deux pistes plus ouvertes :

1. Accélérer les chantiers en cours. Je pense d’abord au projet d’initiative dans le domaine des paiements (European Payments Initiative, EPI), d’une trentaine de banques européennes, auquel nous renouvelons tout notre soutien pour assurer la souveraineté européenne en matière de paiements. Nous encourageons la décision d’un « go » qui, nous l’espérons, sera prise dans les prochains jours. La vitesse compte ici au moins autant que la substance : le système bancaire européen a au plus deux ans pour gagner ou perdre la partie face aux Bigtechs. Je pense ensuite aux travaux pour améliorer les paiements transfrontières, qui font l’objet d’une feuille de route du FSB adoptée en octobre dernier dans le cadre du G20. Je salue cette initiative peut-être trop discrète mais remarquable, d’autant plus qu’elle implique une large gamme d’acteurs publics et privés : d’ici six ans, les paiements transfrontières seront devenus significativement plus rapides, moins chers et plus accessibles à tous, y compris aux travailleurs immigrés dans les économies avancées.

2. Globaliser notre approche sur ces sujets digitaux avec une coordination transfrontières et trans-matières. A défi global, réponse globale. Il y a eu un bon rapport du G7 (« rapport Coeuré ») en 2019 sous présidence française sur les crypto-actifs et stablecoins, suivi d’un bon rapport du G20 l’an dernier. Il faut les actualiser, et surtout les mettre en force, vite : ce pilotage unifié doit relever de la responsabilité du FSB. Il s’agit également de faire dialoguer les autorités respectives au-delà de la seule problématique financière : cyber, lutte anti-blanchiment, protection des données, autorités de concurrence. Ici, il n’y a pas d’instance internationale, mais l’OCDE peut être un premier forum.

Les deux autres piliers d’action sont au stade de la réflexion, dans leur principe ou dans leurs modalités :

3. Innover nous-mêmes en tant qu’acteur du secteur financier et des systèmes de paiements. Nous sommes les garants du bien commun qu’est la monnaie de banque centrale, ancre du secteur financier – dont potentiellement la monnaie numérique de banque centrale (MNBC). Permettez-moi ici un rappel d’évidence : tout actif – fût-il utilisé pour des règlements – n’est pas une monnaie. Il y faut, depuis Aristote, des qualités d’universalité comme moyen d’échange, de stabilité comme unité de compte, de fiabilité comme réserve de valeur. Et donc le terme de « crypto-monnaies » reste infondé pour des crypto-actifs. Il n’est de monnaie qu’ancrée dans le bilan de la Banque centrale avec une garantie souveraine et démocratique : soit directement (les billets, et demain potentiellement la MNBC), soit indirectement (la capacité des banques commerciales à émettre de la monnaie impose leur stricte régulation par la Banque centrale). Les formes de cette monnaie de banque centrale peuvent et doivent évoluer, mais son rôle d’ancre demeure et demeurera.

La Banque de France est d’abord fortement impliquée dans la phase d’investigation du projet de l’Eurosystème, lancée au mois de juillet grâce à Fabio Panetta et Christine Lagarde, d’un euro numérique sur les paiements de détail, dédié aux utilisateurs finaux. Ce projet ne peut être mené contre les banques ou sans elles : il ne peut être réussi qu’avec elles. Elles auraient le rôle-clé de distribution de cette monnaie numérique si elle était effectivement lancée. Son volume serait plafonné, et sa rémunération aussi neutre que possible : la place de la monnaie de banque commerciale serait ainsi préservée.

Mais une MNBC pourrait également être utilement mise à profit pour les règlements interbancaires (MNBC « de gros »), segment sur lequel portent les 9 expérimentations menées par la Banque de France. Nous venons d’en publier le bilan1. Les principaux enseignements sont d’abord que la MNBC de gros serait un moyen d’accompagner et de sécuriser le développement de marchés financiers tokénisés. Elle permettrait aux acteurs du marché de bénéficier des avantages de la technologique de registre distribué, telle une simplification et donc une plus grande rapidité pour certains types de transactions, tout en assurant la fourniture d’un actif de règlement sûr, la monnaie de banque centrale. Elle aurait également pour avantage de prévenir la fragmentation de ces marchés en œuvrant pour une meilleure interopérabilité. Un deuxième enseignement majeur est que la MNBC pourrait être efficacement mobilisée pour améliorer la rapidité et le coût des paiements transfrontières2. Des questions demeurent toutefois ouvertes quant à la mise en œuvre concrète d’une MNBC, à commencer par la technologie choisie et les acteurs qui y auraient accès. Sur ce dernier point, notre position de principe est que l’éventuel accès à une MNBC sur nos infrastructures devrait s’accompagner du respect d’exigences réglementaires.

4. Parallèlement, il faut réglementer, pour maintenir la confiance dans l’innovation. Réglementer les nouveaux acteurs, auxquels les dispositions traditionnelles de la réglementation bancaire s’appliquent difficilement. Ceci nous invite à aller dans le sens d’une régulation plus axée sur la nature des activités, selon le principe « même activité, même risque, même règle ». Une mesure minimale, et de bon sens, serait par exemple que les groupes qui exercent des activités mixtes, financières et non-financières, – et notamment les Bigtechs – soient tenus de regrouper toutes leurs activités financières dans une entité unique, une holding intermédiaire. Celle-ci permettrait au superviseur de disposer d’une vision globale des activités financières du groupe, et donc d’introduire une mesure de leur risque systémique et de leurs exigences prudentielles. Le récent PWG américain3 s’est montré plus exigeant, en proposant de séparer totalement l’activité « commerciale » des Bigtechs et leur activité « financière », en particulier sur l’émission de stablecoins. Celle-ci devrait être intégralement assujettie aux règles des établissements détenteurs de dépôts. Filialisation ou séparation complète : ce débat vaut d’être finalisé vite, en transatlantique et au sein du FSB.

À propos des acteurs, Binance, première plateforme mondiale de crypto-actifs, a récemment montré un intérêt de principe pour s’établir à Paris. C’est un signe du dynamisme innovateur de la place, mais celui-ci passe évidemment par la garantie de la confiance et de la crédibilité. C’est ce qui inspirera l’ACPR si elle a, aux côtés de l’AMF qui agrée, à exercer son pouvoir notamment sur l’exigence-clé du dispositif anti-blanchiment.

Ensuite, réglementer les nouveaux actifs – les crypto-actifs. Je tiens ici à rappeler une évidence : plus un actif est risqué, plus la réglementation qui s’y applique doit être stricte. C’est notamment le sens de la proposition du Comité de Bâle sur le traitement prudentiel des expositions des banques sur les crypto-actif4, dont les plus risquées seraient pondérées à 1250% pour le calcul des exigences de fonds propres. En Europe, le projet de règlement Markets in Crypto-Assets (MiCA) présenté en septembre 2020 constitue un premier effort d’encadrement des crypto-actifs et devrait être adopté sous Présidence française. Mais la DeFi, grandie depuis lors, constitue un angle mort de cette réglementation, car les émetteurs ou prestataires de crypto-actifs y sont difficilement identifiables ; il faut donc renforcer le contenu de MiCA. Une première étape serait de soumettre à la réglementation les acteurs qui maintiennent un contrôle sur les applications relevant de la DeFi – par exemple certains développeurs et fournisseurs de smart contracts.  Dans le cas où aucun acteur prépondérant ne serait identifiable, le régulateur devrait envisager une approche par les risques, et introduire des mesures désincitatives qui visent à décourager l’exposition des acteurs financiers.

 

Accélérer, Globaliser, Innover, Réglementer : en français, cela fait AGIR, qui est un bel impératif. Nous ne le ferons ni seuls, ni sourds face aux révolutions en cours. Mais je voudrais en conclusion revenir sur les deux derniers volets de l’action, « Innover » et « Réglementer ». Pour certains, l’articulation entre les deux est un « ou » exclusif : l’innovation sous forme de MNBC serait une alternative, la seule alternative, au développement incontrôlable de la DeFi. Pour nous, c’est un « et » : ces deux volets sont clairement complémentaires pour créer un cadre propice à l’innovation durable. Mais le pire, à exclure absolument, serait un « ni, ni » : comme les révolutions vont toujours vite, nous sommes en risque de n’avoir à temps ni innové, ni régulé. Alors, nous aurions manqué à notre mission historique, et mis en péril des siècles de construction de la confiance dans la monnaie. Vous connaissez cette belle phrase de Winston Churchill : « Si vous ne prenez pas le changement par la main, c’est lui qui vous prendra par la gorge ». C’est maintenant, et c’est ensemble.

 

1 Banque de France, Wholesale Central bank digital currency experiments with the Banque de France, Results & key findings, Novembre 2021

2 D’autres expérimentations internationales sont en cours sur le sujet, notamment le projet Dunbar sur le développement plateformes multilatérales pour les opérations transfrontières impliquant plusieurs MNBC. Cette expérimentation est menée par le pôle d’innovation de la BRI avec la MAS et les banques centrales de Malaisie, d’Australie et d’Afrique du Sud.

3 President’s Working Group on Financial Markets Releases Report and Recommendations on Stablecoins, Novembre 2021

4 Basel Committee on Banking Supervision, Consultative Document, Prudential treatment of cryptoasset exposures, Juin 2021

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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Les Banques centrales et la finance face à une triple révolution
  • Publié le 25/11/2021
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