Vous prévoyez un net rebond de la croissance cette année. Sur quels fondements ?
Sans être encore à l’arrivée, l’économie française accélère sur la route de la sortie de crise. On le voit dès à présent, avec des services -en premier lieu l’hôtellerie-restauration- qui repartent sur mai et surtout juin. Après la chute de 2020, la croissance française atteindrait 5 3/4 % en 2021, soit davantage que la moyenne européenne à 4,6%, et mieux que l’Allemagne et l’Italie. L’activité devrait retrouver son niveau d’avant-crise un peu plus tôt que prévu, dès le début 2022. La consommation des ménages et l’investissement des entreprises, grâce au retour de leur confiance, sont les deux moteurs de ce rebond.
Quelles sont vos prévisions sur l’évolution de l’épargne des ménages ?
Le pouvoir d’achat des ménages a été en moyenne maintenu pendant la crise par les mécanismes de soutien public, ce qui a provoqué cette forte « épargne Covid » supplémentaire. Nous l’évaluons déjà à 142 milliards fin mars, et possiblement 180 milliards d’euros à la fin de l’année. Cela représenterait jusqu’à 7 points de PIB: c’est une réserve de croissance pour l’avenir si la confiance des Français s’avère assez forte.
Les débats sur l’inflation sont vifs. Vous ne semblez cependant pas inquiet…
Nous sommes très attentifs aux tensions sur les délais de livraison et les prix des matières premières. Il y a beaucoup de questions dans l’industrie et le bâtiment. Mais ces tensions pourraient être temporaires, et se résorber au bout de quelques mois car l’économie s’organise pour y répondre. Cette année, l’inflation en zone euro dépassera certains mois 2% mais devrait rester en moyenne à 1,9% (1,5 % en France); elle redescendrait vers 1,4 % en 2023. Les chiffres sont beaucoup plus élevés aux États-Unis (5% en mai), mais je ne crois pas au risque de contagion transatlantique sur l’inflation.
Prévoyez-vous de l’inflation sur les salaires ?
Le retour de difficultés de recrutements ne semble pas créer de tensions salariales, mais c’est à mes yeux la préoccupation économique la plus forte. Dans notre enquête de juin, près de 40 % des entreprises font déjà état de ces difficultés, alors même que notre pays compte 3 millions de chômeurs. Ce paradoxe français est insoutenable, socialement et économiquement; il renvoie à la bataille prioritaire pour les compétences. L’inadéquation entre compétences et emplois représente depuis des années le principal frein à la croissance française: notre pays n’a surtout pas besoin de dépenser davantage, ni même d’investir tellement plus, mais avant tout de former mieux et de rendre le travail plus incitatif.
Dans quel état sont les entreprises françaises aujourd’hui ?
Dans un état plutôt meilleur que ce que l’on pouvait craindre. Depuis fin 2019, leur endettement brut a cru significativement (+13%), mais leur trésorerie a augmenté presque autant. Il faut cependant regarder plus en détail, avec une minorité de cas plus délicats. Si on se fie aux bilans 2020 déjà reçus à la Banque de France, 6 à 7 % des entreprises ont vu leur dette augmenter et leur trésorerie diminuer, alors que leur situation avant crise était déjà moyenne. Nous serons attentifs à leurs côtés sur le terrain. Les scénarios de faillites massives me paraissent toutefois excessifs.
N’aurait-il pas fallu être un peu plus sélectif dans le principe du « quoi qu’il en coûte »?
Il y a encore quelques mois, certains trouvaient au contraire que ce n’était pas assez ! Le quoi qu’il en coûte était justifié, c’est un pont de financement qui a marché. Certes, certaines entreprises ont demandé un prêt garanti par l’Etat (PGE) à titre de simple précaution. Mais elles vont le rembourser, et cela a participé au maintien de la confiance.
Maintenant, le temps est clairement venu de sortir du quoiqu’il en coûte. Il faut que les aides publiques d’exception s’arrêtent au fur et à mesure que les recettes privées reviennent. Les entrepreneurs n’ont pas envie d’être subventionnés à vie ! Là, il faut pouvoir être sélectif et parfois dire non, même si ce n’est jamais facile. Il est donc bon que dans les dispositifs de sortie de crise, y compris les prêts participatifs, il y ait un « ticket modérateur » impliquant des investisseurs privés : banques, assureurs, fonds… Il est souvent plus facile pour eux d’apprécier la viabilité économique des entreprises.
Le niveau de dette sur PIB remonterait en 2023 au-dessus de 115 %. Que faire ?
La priorité, c’est de réussir la sortie de crise. Ensuite, nous allons devoir nous atteler aux deux problèmes profonds de l’économie française : l’emploi insuffisant, j’en ai parlé, et la dette publique trop élevée. L’annulation de cette dette, y compris celle détenue par la banque centrale, est une illusion. Mais nous pourrons commencer à nous désendetter, si nous combinons résolument trois leviers, dont chacun est nécessaire : du temps, de la croissance, et une meilleure efficacité des dépenses publiques. Notre modèle social européen est un atout, mais il nous coûte en France nettement plus cher que nos voisins. Et nous ne pouvons plus nous offrir de nouvelles baisses d’impôts ; la stabilité fiscale serait déjà un grand progrès en France.
La Banque centrale européenne (BCE) est aussi confrontée à ce défi de « débrancher l’aide ». Avec la reprise et la hausse de l’inflation, n’est-il pas temps de freiner la politique monétaire de soutien?
Côté monétaire, ce ne sont pas des aides : pour faire face à une crise exceptionnelle, nous avons créé des instruments exceptionnels, dont un programme (appelé PEPP) de rachats d’actifs, de 1850 milliards d’euros. Mais la boussole de cette politique reste très simple: c’est l’objectif de stabilité des prix de la BCE, avec notre cible d’inflation proche de 2%. Même si certains pays comme l’Allemagne la dépasseront ponctuellement, nous n’y sommes pas durablement et collectivement. Cela justifie le maintien d’une politique monétaire persévérante -quant à notre objectif-, patiente - au moins aussi longtemps que la FED américaine -, et pragmatique: nos choix seront déterminés par la réalité économique.
Christine Lagarde a évoqué, jeudi, des divergences au sein du Conseil, sur le rythme de rachats de dette. La pression des « faucons » monte-t-elle contre les « colombes » ?
Je l’ai souvent dit, je réfute ce classement ornithologique. Il y a heureusement toujours des discussions au Conseil! Je suis un pragmatique : nous sommes guidés par les données mais ce n’est jamais du pilotage automatique. Nous avons montré notre indépendance, à l’égard de tout le monde y compris des marchés. Nous ne sommes pas là pour faire plaisir à tel ou tel camp, mais pour garantir la valeur de la monnaie. A défaut, regardons hélas l’Argentine ou le Liban, il n’y a plus de confiance économique possible.
Le Salvador vient de reconnaître le bitcoin. Votre réaction?
Le Salvador, économie dollarisée, est une exception non significative. La règle à l’inverse, c’est plutôt que des pays comme la Chine ou les Etats-Unis sont en train d’encadrer strictement les cryptoactifs, dont le bitcoin. Et effectivement, il faut des règles très fortes face à des risques très forts. Les investisseurs peuvent subir des pertes élevées, et personne n’est responsable de la valeur du bitcoin, à la différence de celle d’une monnaie. Quant aux risques de blanchiment, un seul exemple: les rançons des cyberattaques sont exigées en bitcoin. L’Union européenne devrait, je l’espère vivement, adopter d’ici la fin de l’année son règlement MICA qui prévoit lui aussi un encadrement fort.
Où en est le projet d’euro numérique pour le grand public ?
La Banque de France reste en pointe en lançant une expérimentation avec la Banque nationale de Suisse et la BRI pour tester les échanges transfrontières avec deux devises numériques différentes. S’il doit y avoir un euro numérique pour les particuliers, il sera créé par nous mais nécessairement distribué par les banques. Avec Christine Lagarde, nous l’étudions sérieusement et déciderons en juillet si nous démarrons un prototype d’approfondissement.