Monsieur Villeroy, par votre famille – propriétaire de l’entreprise Villeroy & Boch en Sarre – vous avez des liens étroits avec l’Allemagne.
François Villeroy de Galhau : Oui, j’ai grandi à Paris, mais mes parents résident maintenant en Sarre, non loin de la frontière française. Je m’y rends presque tous les mois. Nous sommes probablement la seule famille française vivant en Allemagne depuis deux siècles. Je parle allemand et j’aime l’Allemagne. L’Allemagne a connu deux épisodes d’hyperinflation, ce qui n’a pas été le cas de la France, et nous avons probablement un souvenir plus vif de la déflation. J’ai un profond respect pour l’histoire de l’Allemagne et nous devons en tenir compte. Mais si nous considérons la situation actuelle de l’Europe, le danger auquel nous sommes confrontés est incontestablement la déflation, pas l’inflation.
Vous craignez la déflation ? Hors baisse du pétrole, l’inflation s’établit à 1 %, ce qui est loin d’être négatif.
Vous avez raison : le prix du pétrole et les prix des matières premières sont les facteurs déterminants du faible niveau de l’inflation. Mais l’inflation hors prix de l’énergie et des matières premières se situe toujours à 0,9 %, loin de notre objectif commun d’un niveau proche de 2 %. De plus, après un certain temps, la faiblesse des cours du pétrole affecte également les autres prix. Elle rend certains biens moins onéreux et peut ralentir la hausse des salaires. Dans ce cas, on ne peut faire simplement abstraction des cours du pétrole.
Que va faire la BCE ?
Comme vous le savez, nous réalisons tous les trimestres des prévisions en matière d’inflation et de croissance. Les prochains chiffres seront connus début mars, et là, nous verrons s’il convient d’agir. À elle seule, la baisse temporaire des cours du pétrole n’est pas une raison suffisante pour cela, mais si les faibles prix de l’énergie ont des effets durables à long terme, il nous faudra agir. Il semble que ce soit le cas, mais nous verrons en mars.
La BCE achètera-t-elle encore plus d’obligations publiques que les 60 milliards qu’elle acquiert chaque mois actuellement ?
C’est une possibilité parmi d’autres ; nous sommes prêts à agir mais nous devrons d’abord prendre connaissance des données économiques.
Les Allemands s’inquiètent des milliards que les banques centrales dépensent pour acquérir de la dette publique.
Nous devons expliquer que les banques centrales achètent des montants importants d’obligations publiques -ce que les économistes appellent l’assouplissement quantitatif (quantitative easing -QE)- pour accroître la liquidité et réduire les coûts de financement pour l’ensemble de l’économie. Nous agissons ainsi parce que c’est utile et sans danger, car nous sommes très attentifs à la stabilité financière. Regardez ce que font les autres banques centrales dans le monde : toutes, au Japon, aux États-Unis, au Royaume-Uni, ont procédé à des achats d’obligations publiques avant la BCE. Il faut le savoir parce que certains, en Allemagne, voient dans le QE une fantaisie européenne d’inspiration franco-italienne. Ce n’est pas le cas.
La banque centrale chinoise ne s’est pas lancée dans un programme de cette nature.
Manifestement la Chine se trouve dans une situation différente, mais toutes les économies avancées ont acheté d’importants montants d’obligations publiques. Elles l’ont fait parce que nous sommes confrontés à une faible croissance, à une faible inflation et à un bas niveau des taux d’intérêt. Dans cette situation, un tel programme est approprié. Certains ont même reproché à la BCE d’avoir agi trop tard.
C’est aussi votre avis ?
Non, je ne partage pas cette critique. Dans un premier temps, la BCE a réagi à la crise en assouplissant le crédit. Nous avons facilité l’octroi de prêts par les banques au secteur privé. En revanche, dès le début, les autres banques centrales ont acheté des obligations publiques. Cela peut s’expliquer par la structure du système financier. En Europe, le secteur privé est principalement financé par les banques, alors qu’aux États-Unis, par exemple, les entreprises ont souvent recours directement au financement de marché. L’Eurosystème est donc d’abord intervenu via les banques, et seulement dans un second temps sur le marché, avec l’assouplissement quantitatif.
Il est dangereux pour une banque centrale de financer indirectement l’État, qui pourrait devenir dépendant de cet argent facile.
Nous n’achetons que sur le marché secondaire, pas directement auprès du Trésor. En outre, les Gouverneurs -à commencer par moi-même- sont de fervents partisans de finances publiques saines. Par conséquent, l’assouplissement quantitatif est pleinement cohérent avec le Traité, tous les gouverneurs sont d’accord sur ce point, et avec notre mandat. Celui-ci est le maintien de la stabilité des prix, qui a été définie comme un taux d’inflation proche de, mais inférieur à 2 %, comme tel était le cas auparavant pour la Bundesbank. Si nous nous trouvons dans une situation où l’inflation est nettement trop faible et que nous disposons d’outils efficaces pour y remédier, nous avons le devoir de les utiliser.
Vous pouvez changer la cible. Beaucoup diraient qu’une inflation de 1 % est suffisante.
Non, nous ne pouvons pas. Si vous n’atteignez pas la cible et que vous en changez, vous perdez toute crédibilité.
N’avez-vous pas peur de ne pas pouvoir mettre un terme à ce programme – comme la Banque du Japon ?
Depuis 2014, la Réserve fédérale a réussi à arrêter d’augmenter la taille de son portefeuille d’obligations publiques.
Il existe une chose que les Allemands comme les Français n’apprécient pas dans la politique de la BCE : c’est qu’elle fait baisser les taux d’intérêt et que les épargnants ne savent plus où placer leur argent.
Pour les épargnants français aussi, le rendement de l’assurance-vie et les taux d’intérêt du fameux Livret A diminuent, ce qui n’est jamais une bonne chose. Ce sentiment est partagé par tous les épargnants du monde. Mais laissez-moi souligner un point. L’inflation est également très faible, ce qui signifie que le rendement nominal n’a pas à être aussi élevé qu’en période de forte inflation. Heureusement, pour la plupart, les épargnants continuent d’enregistrer des gains en termes réels.
Le programme d’assouplissement quantitatif a commencé il y a un an. Aujourd’hui l’inflation est toujours faible. La BCE a-t-elle échoué ?
Ce n’est à l’évidence pas le cas. Prenez les années 2015 à 2017. Notre estimation commune fait apparaître une augmentation de l’inflation de 1 % pendant cette période, grâce à l’assouplissement quantitatif. Si nous n’avions pas agi, l’inflation aurait été de 1 % plus faible. Nous avons été efficaces dans le cadre de notre mandat, conformément à notre devoir.