La question des conséquences du bas niveau des taux d’intérêt pour la stabilité financière est un sujet complexe. Il est d’autant plus ardu qu’il y a une confusion grandissante dans le débat public quant à la signification de l’expression « taux bas ».
Lorsque les gens parlent de taux bas, ils les confondent souvent avec les taux directeurs négatifs des banques centrales ou avec l’aplatissement de la courbe des rendements. Mais il s’agit là de concepts différents. L’expression « taux bas » elle-même présente de multiples facettes et recouvre des réalités différentes. Avant de parler des conséquences pour la stabilité financière, je souhaiterais commencer par ces questions : qu’entendons-nous par « taux bas » et quelles en sont les causes ?
Commençons par la référence la plus commune : les taux d’intérêt nominaux. La crise financière de 2007-2008 a clairement créé une rupture, avec la chute brutale des taux nominaux à court terme, d’abord aux États-Unis puis dans la zone euro, ceux-ci étant revenus de plus de 5 % à un niveau proche de 0 % en un cours laps de temps ; les taux nominaux à long terme ont diminué plus progressivement. Ces évolutions reflètent les réponses apportées à la crise par les banques centrales : elles ont dû réduire les taux d’intérêt pour stimuler l’économie et ramener l’inflation sur une trajectoire plus satisfaisante. Pour ce faire, l’Eurosystème a adopté un ensemble exhaustif de mesures de politique monétaire : la baisse des taux directeurs a réduit les taux d’intérêt du marché monétaire ; les indications fournies sur la trajectoire future des taux (forward guidance) ont suscité des anticipations relatives aux taux futurs à court terme, ce qui a aplati l’ensemble de la courbe des rendements ; le programme d’achats d’actifs a comprimé les primes de risque, et cette réduction s’est propagée aux différentes classes d’actifs et à l’ensemble des échéances par des effets de rééquilibrage des portefeuilles.
S’agissant des taux d’intérêt réels, la tendance observée après la crise financière est moins marquée, même si les taux à court et à long terme ont également baissé, tant aux États-Unis que dans la zone euro. Mais, point plus important, si nous remontons un peu plus loin en arrière, les taux réels ont fortement fluctué au cours de la période – ils ont même déjà été négatifs dans le passé, et ils ont culminé dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Cependant, on ne voit pas clairement quelle est la période faisant exception : est-ce la situation actuelle de taux bas ou l’épisode de taux élevés des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix ? Quoi qu’il en soit, la tendance générale depuis les années quatre-vingt est à une baisse des taux réels, plus encore en ce qui concerne les taux à long terme. Cela est conforme aux estimations d’un taux d’intérêt réel « naturel » ou « d’équilibre », qui peut être défini comme le taux d’intérêt réel compatible avec le plein emploi des facteurs de production et une inflation stable. Bien que ce concept fasse débat, il existe un large consensus sur le fait que le taux naturel a baissé pour s’inscrire à de très bas niveaux au cours des dernières décennies dans la plupart des économies avancées. Compte tenu de ces évolutions fondamentales, il serait déraisonnable de tabler sur une remontée des taux jusqu’aux niveaux des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix dans un avenir proche.
Premièrement, les taux d’intérêt nominaux sont probablement proches désormais de leur point bas, ce qui n’implique pas qu’ils vont remonter bientôt. La BCE a réduit l’un de ses taux directeurs jusqu’à le rendre négatif ; les taux négatifs sont un élément utile de notre boîte à outils, mais ils ont manifestement des limites. Nous savons qu’il y a une borne inférieure, même si nous ignorons où elle se situe exactement : quelque part légèrement en dessous de zéro. Toutefois, le rythme d’une éventuelle hausse des taux d’intérêt nominaux dépendra de la vitesse à laquelle l’inflation se rapproche de son objectif, elle-même liée notamment à l’orientation accommodante de notre politique monétaire et à la reprise économique au sens large. La BCE a énoncé clairement que les taux directeurs resteraient à leurs niveaux actuels ou à des niveaux plus bas sur la durée nécessaire. Elle ne sera en mesure de normaliser les taux directeurs que si elle les maintient à de bas niveaux aussi longtemps que nécessaire pour faire remonter l’inflation. C’est le paradoxe apparent souligné par Mario Draghi : « un bas niveau des taux d’intérêt aujourd’hui conduira à des taux plus élevés demain »1.
Deuxièmement, il y a davantage d’incertitude sur les taux d’intérêt réels, car, à long terme, ils résultent essentiellement de facteurs non monétaires : ils reflètent les fondamentaux propres à l’économie. L’excès de l’épargne par rapport à l’investissement est largement connu sous l’appellation de « savings glut » (surabondance d’épargne) : pourtant, il serait plus exact – et plus parlant – de le qualifier d’« investment dearth » (pénurie d’investissement). Quoi qu’il en soit, ce phénomène exerce des pressions à la baisse sur les taux réels. S’agissant de certains pays d’Asie de l’Est et de la zone euro, l’écart entre épargne et investissement est en effet extraordinairement important : en 2015, l’excédent du compte courant s’établissait à 3 % environ du PIB dans la zone euro, atteignant 8,5 % du PIB en Allemagne et 9,1 % aux Pays-Bas. Des taux d’intérêt réels à long terme plus élevés nécessitent de procéder à un rééquilibrage structurel entre épargne et investissement, et d’encourager clairement l’investissement plutôt que de réduire l’épargne. Cela suppose des réformes structurelles, ainsi que des actions coordonnées au niveau de la zone euro pour relancer l’investissement.
Dans ce contexte, à quel genre d’environnement économique les institutions financières peuvent-elles s’attendre ? À court terme, les taux d’intérêt demeureront bas et la courbe des rendements restera plutôt plate. À plus long terme, l’inflation remontant, les taux nominaux devraient très probablement augmenter de nouveau, plus fortement - ou moins lentement - que les taux réels. En outre, avec le redémarrage de l’inflation, la pente de la courbe des rendements devrait s’accentuer, les marchés anticipant une nouvelle hausse des taux d’intérêt futurs. C’est essentiel car ce qui compte pour la rentabilité des banques ce sont les taux nominaux, pas les taux réels, ainsi que la pente de la courbe des rendements.
Il existe actuellement deux sujets de préoccupation, même si l’environnement économique doit s’améliorer par la suite, comme je viens de l’indiquer :
La situation appelle deux réactions, l’une des institutions financières, l’autre des autorités de surveillance :
En conclusion, dans le contexte actuel, notre objectif ne doit pas être de calmer la douleur, qu’est censée être l’environnement de taux d’intérêt nominaux bas, mais plutôt d’éliminer la maladie, qui est une inflation trop faible. Notre engagement en tant que banquiers centraux est de préserver la stabilité des prix. Nos mesures de relance monétaire soutiennent la demande, afin que l’inflation revienne à son objectif à moyen terme et, qu’à leur tour, les taux directeurs retrouvent des niveaux plus élevés. Mais la politique monétaire ne peut pas remédier aux déséquilibres structurels qui sont à l’origine du faible niveau global des taux d’intérêt réels : la combinaison actuelle d’un excès d’épargne et d’une pénurie d’investissement. D’autres politiques, qui soient coordonnées, doivent intervenir pour relever ce défi, tandis que celles consacrées à la stabilité financière doivent maintenir une vigilance constante.
1. Entretien avec Bild publié le 28 avril 2016.