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La stagnation séculaire et la mesure de la croissance

Mesdames et Messieurs [diapo 1],

Je suis très heureux de vous accueillir tous à Paris pour cette conférence sur « la stagnation séculaire et la mesure de la croissance ». On devrait toujours être prudent lorsqu’on utilise des expressions aussi catégoriques et renvoyant à un horizon de long terme que celle de « stagnation séculaire » : l’économiste Alvin Hansen, qui a introduit cette expression pour la première fois en 1938, dans son célèbre ouvrage « Full recovery or stagnation », a vécu suffisamment longtemps – jusqu’en 1975 – pour connaître trente années de quasi pleine reprise économique, et non de stagnation. Néanmoins, ce risque, popularisé à nouveau récemment par Larry Summers, est un sujet de préoccupation pour les banquiers centraux. Pour quelles raisons ? Parce qu’un ralentissement durable de la croissance potentielle de la production pourrait rendre l’économie plus vulnérable à des chocs entraînant une baisse du taux d’intérêt naturel au-dessous de son plancher effectif. Qu’il soit séculaire ou dure de nombreuses années, un très bas niveau de croissance et d’inflation remet également en question l’efficacité des outils conventionnels de politique monétaire. Il peut nuire à la soutenabilité de la dette publique comme de la dette privée. Et, au-delà des préoccupations des banquiers centraux, il peut également porter atteinte au bon fonctionnement de nos modèles sociaux. Je voudrais préciser que je ne parlerai pas de politique monétaire aujourd’hui car je dois respecter la période de réserve qui précède la réunion du Conseil des gouverneurs. Permettez-moi simplement de dire que certains des commentaires récents au sujet d’un « retour de l’inflation », qui serait de nature à mettre sous pression le Conseil des gouverneurs, semblent très exagérés.

Où en sommes-nous ? Le ralentissement de la croissance par habitant dans les économies avancées remonte en réalité aux années soixante-dix [diapo 2]. La dégradation est intervenue en plusieurs étapes, la dernière ayant débuté au milieu des années deux mille après la révolution des TIC et avant la Grande Récession. Le problème est que ce ralentissement prolongé suscite des interrogations au sujet de la croissance potentielle future, en raison principalement de l’incertitude concernant la tendance de la productivité. Pour évaluer les risques, je souhaiterais évoquer plus en détail les trois hypothèses qui seront l’objet de notre conférence d’aujourd’hui [diapo 3] : premièrement, la croissance est-elle simplement sous-estimée ? Deuxièmement, le ralentissement observé est-il lié à la demande ? Troisièmement, s’agit-il d’un phénomène persistant dû à un ralentissement du rythme de l’innovation ? 

1. La croissance est-elle sous-estimée ? 

Les nouvelles technologies conduisent généralement à des erreurs de mesure de la production. Les comptes nationaux peinent en effet à prendre en compte les améliorations apportées à la qualité des produits, ainsi que l’entrée ou la sortie de produits. Par conséquent, ils ont tendance à surestimer l’inflation et à sous-estimer la production. Prenons, par exemple, le cas des équipements informatiques : la production de ces biens n’est aujourd’hui pas correctement prise en compte, même aux États-Unis. 

Mais la part croissante des technologies numériques dans l’activité économique crée de nouveaux défis spécifiques, sur le plan tant conceptuel que pratique. Prenons l’exemple des services de voyage. D’un point de vue conceptuel, la digitalisation gomme la frontière entre le marché et l’économie informelle, et favorise le développement de services de consommateur à consommateur (« C to C ») ; nous sommes nombreux, en effet, à réserver nos vacances directement en ligne. Cette désintermédiation des services s’est accompagnée d’une nette amélioration en termes de volume et de qualité. Cependant, les services de voyage sont désormais en grande partie des « produits maison », et la valeur ajoutée mesurée des services d’agences de voyage diminue. Sur le plan pratique, avec l’essor de la digitalisation, de nouveaux types de services peuvent être importés, notamment par le biais du e-commerce, et la localisation des activités est moins facile à déterminer. En outre, du fait que ces services ne sont pas standardisés et évoluent rapidement, il est plus difficile d’estimer le déflateur de la production de services en comptabilité nationale. 

Les difficultés et erreurs de mesure de la production constituent donc une véritable source de préoccupation. Cependant, elles ne peuvent à elles seules expliquer l’intégralité du ralentissement, car elles ne sont pas apparues soudainement au milieu des années deux mille.

2. S’agit-il également d’un phénomène lié à la demande ?  J’ai fortement tendance à penser que c’est le cas. 

Les chocs de demande négatifs sont particulièrement néfastes lorsque les taux d’intérêt sont déjà faibles, car la marge de manœuvre disponible pour stimuler la demande en abaissant les taux d’intérêt est limitée. Dans notre jargon de banquiers centraux, nous disons que les taux d’intérêt à court terme ne peuvent être ramenés au « taux naturel », qui correspond au niveau auquel la demande est égale à la production potentielle, et l’inflation stabilisée. Face à ces contraintes, les grandes banques centrales ont mis en œuvre toute une série de mesures non conventionnelles, notamment les indications sur la trajectoire future des taux (forward guidance) et l’assouplissement quantitatif, afin de stimuler la demande en abaissant davantage encore les taux d’intérêt à long terme.

Pourquoi la demande met-elle autant de temps à se redresser en dépit de ces mesures de forte stimulation ? [diapo 5] Il se peut que les  mécanismes de fixation des salaires jouent un rôle. Ce point n’a pas fait l’objet d’une attention suffisante, en raison de différences entre les pays et parce qu’il s’agit d’une question d’ordre microéconomique. La faible réaction des salaires aux mesures de stimulation et à un marché du travail tendu est particulièrement déroutante en Allemagne. À l’inverse, les salaires réels en France ont été relativement dynamiques en dépit de la détérioration du marché du travail, ce qui a abouti à de nouvelles pertes de compétitivité. Cela reflète en partie l’existence d’un salaire minimum et les règles de réévaluation automatique qui y sont associées. Et pourtant, le processus de fixation des salaires est une question importante non seulement pour l’emploi, pour la compétitivité et pour la croissance, mais également pour la politique monétaire. Les salaires sont un déterminant de l’inflation par les coûts tandis que l’objectif d’inflation est susceptible d’être pris en compte dans la négociation salariale – à moyen terme, les salaires devraient en théorie progresser à un rythme égal au taux de croissance de la productivité augmenté de l’objectif d’inflation. De plus, les politiques de fixation des salaires pourraient améliorer la coordination dans la zone euro, les salaires relatifs pouvant contribuer à la correction des déséquilibres. Bien que cette question fasse l’objet d’une moindre attention que la politique budgétaire dans le débat public, il pourrait être intéressant de l’approfondir davantage dans chaque pays, y compris en France, et dans l’ensemble de la zone euro. À cet égard, l’appel à une augmentation significative des salaires, formulé par Jens Weidmann en Allemagne en 2014, est une initiative courageuse et bienvenue.

Le désendettement constitue un autre facteur susceptible d’agir comme un frein à la demande. Les récentes crises financières ont provoqué un important processus de désendettement, qui a concerné les ménages, les entreprises et également les États. La dette des ménages a diminué le plus fortement dans les pays où elle avait le plus augmenté, comme aux États-Unis et en Espagne. Les entreprises ont réduit leur endettement net afin d’isoler leurs bilans de la crise. Et, pour s’assurer que leur dette demeure soutenable, les États ont dû réduire leurs déficits par rapport aux niveaux très élevés atteints lors de la Grande Récession de 2009. Malheureusement, les politiques d’assainissement budgétaire n’ont pas été suffisamment coordonnées au sein de la zone euro. Bien que le désendettement puisse être souhaitable au niveau individuel pour les groupes surendettés, si tous les agents économiques réduisent leur dette simultanément, le ralentissement de la demande agrégée apparaît alors inévitable.

S’agissant de facteurs plus structurels, les tendances démographiques et la productivité peuvent également peser sur la demande par leur impact sur l’épargne. Quels sont les déterminants de l’épargne à long terme ? Selon la théorie économique, les ménages épargnent davantage en phase de ralentissement de la croissance économique, soit parce que la population occupant un emploi diminue soit parce que la productivité par tête ralentit. Plusieurs facteurs sont susceptibles de réduire le taux de croissance de la population en âge de travailler et d’accroître l’âge moyen des travailleurs : la sortie progressive des « baby-boomers » de la population active, la politique de l’enfant unique en Chine et la baisse des taux de fertilité au sein de l’OCDE. Ceci peut également peser sur la productivité, les travailleurs plus âgés ayant davantage de difficultés à s’adapter aux nouvelles technologies. Un autre facteur démographique important est l’accroissement de la longévité qui, pour un âge donné de départ en retraite, augmenterait l’épargne.

Enfin, les inégalités , à la fois au niveau mondial et dans chaque pays, peuvent également affecter négativement la demande [diapo 6]. L’accroissement des inégalités de revenus au sein des pays (même si elles restent sensiblement plus faibles en Europe continentale) implique une baisse du pouvoir d’achat des ménages à faibles revenus, qui ont une propension plus forte à consommer. Des sociétés plus inclusives, avec moins de chômeurs et une distribution plus uniforme des revenus, se caractériseraient vraisemblablement par une demande plus dynamique. 

3. Assistons-nous à un ralentissement permanent du rythme du progrès technologique ? 

Le débat entre les techno-pessimistes et les techno-optimistes quant au rythme futur de l’innovation est bien connu. Il résulte du ralentissement de la productivité et de la contribution des TIC à la croissance au milieu des années deux mille, avant même la Grande Récession. C’est ainsi que les États-Unis ont connu une rupture de la tendance haussière de la productivité dès 2006. 

En pratique, la diffusion de la technologie peut souffrir de deux types de décalages : un décalage temporel, mais également un décalage spatial. Les décalages temporels se rapportent au délai nécessaire pour intégrer efficacement les innovations dans le processus de production, l’adaptation structurelle de l’économie et les processus d’apprentissage nécessaires pouvant prendre des décennies. Quel stade de diffusion avons-nous atteint pour les TIC ? Les structures des différentes entreprises ont-elles suffisamment évolué pour leur permettre de tirer pleinement profit des TIC ? J’en doute beaucoup étant donné les décalages temporels généralement observés dans la diffusion des technologies passées et les différences de niveaux de productivité selon les entreprises. Le second type de décalage, le décalage spatial, a trait à la diffusion inégale de la technologie entre les entreprises. Les entreprises les plus innovantes enregistrent généralement des taux de croissance de la productivité plus forts que les entreprises du même secteur qui les imitent. En France, la croissance de la productivité des entreprises innovantes est restée stable (ou a même progressé) pendant la période de ralentissement de l’activité [diapo 7]. Ce résultat peut refléter un phénomène de « gagnant qui remporte toute la mise ». Par exemple, dans l’économie numérique, en raison d’externalités de réseau, une entreprise bénéficiant d’un avantage comparatif marginal peut s’emparer de l’ensemble du marché et tirer profit du faible coût marginal de production d’unités supplémentaires de son produit. Cependant, il est possible que ces phénomènes soient spécifiques aux secteurs produisant des TIC. La croissance de la productivité dans les entreprises innovantes reflète essentiellement le rythme effectif des avancées technologiques et soutient donc la thèse techno-optimiste.   

J’ai partagé avec vous quelques réflexions relatives à ces trois hypothèses prometteuses. En conclusion, j’aimerais vous faire part de ce que je considère comme des priorités afin de sortir du piège de la croissance molle et d’éviter le risque de la stagnation séculaire.  Il est évident que nous devons accélérer les réformes au plan domestique afin de favoriser l’innovation et l’esprit d’entreprise. Mais au niveau européen, nous devons remédier à la « pénurie d’investissement » persistante qui a suivi la crise financière. Par conséquent, nous avons d’abord besoin d’une « Union de financement et d’investissement » en Europe afin d’orienter l’épargne abondante vers l’investissement et de fournir des sources de financement adaptées à l’innovation. Nous avons également besoin, dans une deuxième phase, d’une stratégie économique collective au sein de la zone euro, qui pourrait être soutenue par un « ministre des Finances » de la zone : la croissance et l’emploi seront plus forts en Europe si nous combinons davantage de réformes structurelles là où elles sont nécessaires, comme en France et en Italie, et davantage de soutien budgétaire et/ou salarial dans les pays disposant d’une marge de manœuvre en la matière, comme l’Allemagne. Je conclurai en vous souhaitant des discussions très fructueuses tout au long de cette conférence et je cède maintenant la place à la première session consacrée aux questions de mesure de la croissance. Je vous remercie de votre attention.

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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
La stagnation séculaire et la mesure de la croissance
  • Publié le 16/01/2017
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