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« La finance verte – Une nouvelle frontière pour le XXIe siècle. » - Conférence internationale des superviseurs sur le risque climatique – Amsterdam

Conférence internationale des superviseurs sur le risque climatique

Amsterdam, 6 avril 2018


Discours introductif de François Villeroy de Galhau,

Gouverneur de la Banque de France


« La finance verte – Une nouvelle frontière pour le XXIe siècle »

 

Mesdames et Messieurs,

Pouvait-on trouver un endroit plus adapté qu’Amsterdam pour accueillir une conférence sur le changement climatique ? Alors que le niveau des mers augmente, les deux-tiers du territoire des Pays-Bas risquent d’être inondési. Ce n’est pas un hasard si les mathématiciens de ce pays, comme le Pr. Laurens de Haan, ont apporté des contributions décisives pour déterminer la hauteur de sécurité des digues littorales en se basant sur la théorie des valeurs extrêmesii. L’intérêt des banquiers centraux et des superviseurs à l’égard du changement climatique peut sembler plus surprenant. C’est peut-être inattendu, mais ce n’est pas une mode, c’est une conviction : la stabilité climatique est, à long terme, l’un des déterminants de la stabilité financière. Cet aspect est encore plus important pour nous en Europe, car les Traités confient à l’Eurosystème la mission d’« apporter son soutien aux politiques économiques générales dans l’Union » iii ; cela comprend « le développement durable de l’Europe fondé sur [...] un niveau élevé de protection et d’amélioration de la qualité de l’environnement » iv (Art. 3).

Une chose est certaine : le temps nous est compté. Au sommet international sur le climat (One Planet Summit) qui s’est tenu à Paris en décembre dernier, le Président Macron a adressé un avertissement sérieux, en affirmant que « nous sommes en train de perdre la bataille » du changement climatique. Mark Carney nous dira plus tard si nous avons échappé à la fameuse « tragédie de l’horizon »v, qu’il avait décrite. Si les émissions de carbone conservent leur tendance actuelle, et si nous voulons maintenir l’augmentation de la température en deçà de 2 °C, notre budget carbone vi mondial sera consommé d’ici quinze à trente ansvii.

En tant que banquiers centraux et superviseurs, notre mission est à la fois humble et considérable. Humble parce que la réussite de l’Accord de Paris est de la responsabilité des États signataires : l’UE s’est engagée à réduire les émissions de carbone de 40 % au moins d’ici à 2030viii, et la réglementation financière ne peut se substituer à un programme ambitieux sur le climat. Considérable parce que nous devons faire tout notre possible pour soutenir et compléter l’action des États. Il s’agit là, pour nous, en tant que superviseurs du XXIe siècle, d’un défi majeur. Je dirais même que c’est notre « nouvelle frontière », à l’instar du financement de la croissance et des grandes infrastructures au XIXe siècle ou de la gestion des grandes crises financières au cours des cent dernières années.

Pour cette raison, je suis très heureux de constater que le Réseau des banques centrales et des superviseurs pour le verdissement du système financier (NGFS), lancé par la Banque de France en décembre dernier, prend de l’ampleur. Cette initiative pionnière rassemble, à l’heure actuelle, neuf banques centrales et superviseurs de différents pays du monde et elle est présidée par Frank Elderson (De Nederlandsche Bank). Nous prévoyons de publier notre premier rapport en avril 2019. En attendant, nous devons certes examiner de plus près les risques associés au changement climatique, mais nous ne devons pas ignorer les opportunités. Dans mes remarques d’aujourd’hui, j’aborderai les deux questions suivantes : (i) comment pouvons-nous mieux mesurer les risques de long terme associés au changement climatique ? (ii) et comment pouvons-nous développer les opportunités liées au financement de la transition ?

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1. Des risques physiques aux risques de transition, et de la photographie à la vidéo

Le Dr. Shuckburg vient de faire une excellente présentation des recherches disponibles, qui confirment que les forces du changement climatique sont puissantes et inévitables. Les risques physiques – la hausse de la fréquence et de la gravité des phénomènes météorologiques extrêmes – constituent évidemment la source de risque la plus visible et la plus immédiate pour le secteur financier. Avec 710 catastrophes naturelles en 2017ix, nous venons de vivre une nouvelle année record pour les turbulences climatiques. La barre des 600 catastrophes naturelles n’a été franchie que cinq fois, mais ces cinq fois ont eu lieu au cours des six dernières années Inutile de préciser que le secteur des assurances est en première ligne face aux risques physiques. Toutefois, contrairement à une opinion largement répandue, les risques physiques pourraient également largement concerner les banques, dans le cas où ils ne seraient pas couverts par les assurances. L’absence de couverture assurantielle en cas de catastrophe naturelle (protection gaps) peut augmenter le risque de crédit pour les banques si elle entraîne une baisse de l’activité économique et une hausse du chômage. Au niveau mondial, ces protection gaps sont déjà considérablesx. Ils pourraient encore se creuser, y compris dans les pays développés, si les assureurs augmentaient leurs primes ou se retiraient purement et simplement des compartiments de marchés à risque. Les risques physiques doivent donc, à tout le moins, être étroitement surveillés.

Mais ce n’est pas nécessairement aux plus grandes craintes que nous devons accorder le plus d’attention. Les risques de transition, ceux qui sont liés à l’ajustement vers une économie à faible émission de carbone, sont des risques de long terme moins visibles et qui ne se sont pas encore concrétisés. Les coûts de transition et les incertitudes quant aux gagnants et perdants créeront certainement une forte volatilité sur les marchés et entraîneront des résultats macroéconomiques agrégés défavorables. Selon nos premières estimations faites par l’ACPR – le superviseur français –, 13 % du total net des expositions de crédit des banques françaises concernent des secteurs vulnérables aux risques de transitionxi. La DNB s’est livrée à un exercice comparable et a trouvé quasiment la même exposition pour les prêteurs néerlandaisxii. Les institutions financières pourraient objecter que le délai de concrétisation de ces risques se situe bien au-delà de leur horizon d’investissement et de la maturité moyenne de leurs bilans. Elles pourraient soutenir qu’il est possible d’ajuster progressivement leurs expositions le cas échéant. De mon point de vue, il est illusoire de penser que lorsque les risques deviendront perceptibles, toutes les parties concernées seront capables de réduire leurs expositions au même moment et en bon ordre.

J’espère que la dynamique actuellement observée chez les superviseurs à travers le monde nous permettra de mieux mesurer et atténuer les risques de long terme associés au changement climatique, et donc de faciliter la transition. À cet égard, en tant que superviseurs, nous devons faire collectivement des progrès dans deux domaines prioritaires.

Notre première priorité devrait être l'identification et la publication des expositions aux risques existant dans le secteur financier : « la photographie des risques ». Un travail considérable a déjà été réalisé dans ce sens : les recommandations du Groupe de travail du Conseil de stabilité financière sur la publication d’informations financières relatives au climat (TCFD) fournissent une base complète et cohérente pour la publication volontaire d'informations sur les risques. En plus de cela, je propose que nous identifions les meilleures pratiques européennes et que nous nous engagions progressivement sur la voie d'une exigence de transparence obligatoire en Europe, sous réserve que deux conditions soient remplies afin de ne pas faire peser une charge excessive sur les établissements financiers : cette exigence doit être fondée (i) sur le principe « se conformer ou s'expliquer » (comply or explain) et (ii) sur une taxonomie commune avec un niveau d'agrégation suffisamment large. La loi française xiii exige déjà que les gestionnaires d'actifs, les banques et les compagnies d'assurance publient des informations sur la façon dont ils prennent en compte le changement climatique.

En outre, nous devrions développer des tests prospectifs de résistance au changement climatique (carbon stress tests) pour les assurances et les banques – c'est ce que j'appelle la « vidéo des risques ». Il s'agit à l'évidence d'une tâche complexe et difficile, mais elle est essentielle. Aujourd'hui, nous sommes capables de réaliser des analyses de sensibilité pour déterminer l'ampleur des pertes que pourraient subir les portefeuilles des établissements financiers dans un certain nombre de scénarios économiques. Mais l'un de nos devoirs dans le cadre du Réseau pour le verdissement du système financier sera de mener des travaux complémentaires sur deux questions fondamentales : (i) comment traduire les scénarios de changement climatique en scénarios économiques à même d'être utilisés dans le cadre de nos tests de résistance et (ii) évaluer l’impact des chocs sur la probabilité de défaut sur un horizon bien supérieur à celui habituel d’un an.


2. Transformer nos défis quantitatifs et qualitatifs en opportunités sans précédent

Notre objectif est de renforcer le rôle du système financier, non seulement dans la gestion des risques mais aussi dans la « mobilisation des capitaux en faveur des investissements verts et à faible émission de carbone » xiv. Mais financer la transition vers une économie à faible émission de carbone est un défi tout autant quantitatif que qualitatif.

Le défi quantitatif est lié aux investissements massifs requis dans trois domaines : premièrement, les infrastructures et les solutions techniques, en particulier dans les transports, la production et la consommation d'énergie et l'agriculture ; deuxièmement, les biens immatériels, y compris la formation continue et la recherche ; et troisièmement, l'adaptation et l'amélioration de l’existant, notamment la réhabilitation thermique des bâtiments. Les besoins sont si importants que le financement public à lui seul ne suffira pas : à titre d'exemple, selon les estimations, les besoins mondiaux pourraient atteindre 90 000 milliards de dollars sur les quinze prochaines années uniquement pour les nouvelles infrastructures vertesxv.

Fort heureusement, le secteur privé montre déjà un intérêt croissant pour la finance verte. Je pourrais citer beaucoup d'exemples, y compris la forte hausse du marché mondial des obligations vertes, + 78 % en 2017 xvi, ou le succès de la première émission d'obligations souveraines vertes françaises en janvier 2017, avec une allocation de 7 milliards d'euros et une demande totale de plus de 23 milliards d'euros qui a été complétée hier. Tout cela semble prometteur... mais ce n’est pas encore suffisant. La souscription systématiquement excédentaire d'obligations vertes à l’émission témoigne en réalité de l’insuffisance de produits financiers verts. Les marchés verts restent des marchés de niche : les obligations vertes ne représentent encore que moins de 2 % des émissions de titres de dette mondialesxvii. Le succès de la transition dépendra également de notre capacité à élargir les sources de financement : nous ne devons pas nous contenter des obligations vertes. Il nous faut plus de prêts verts, et plus de financements verts en général, accessibles aux particuliers, aux PME et aux start-ups.

Le financement vert nécessite un cadre propice à l'innovation : la titrisation verte, les obligations sécurisées vertes, les dérivés verts, les plates-formes de financement participatif vertes et la gestion d'actifs verte devraient tous être encouragés. De plus, nous devons soigneusement évaluer l'incidence des réglementations existantes. Face à la forte pression du secteur financier dans ce domaine, nous ne devons toutefois pas perdre de vue notre objectif principal en tant que superviseurs, à savoir la stabilité financière. Jusqu'à présent, aucun élément empirique ou théorique n'atteste que les actifs « verts » sont moins risqués que les autres, ni qu'ils pourraient justifier une pondération des risques moins élevée sous la forme d'un « facteur de soutien vert » (green supporting factor). Nous devrions plutôt cibler les actifs « marron » par la mise en place d’un « facteur de pénalisation marron », car les risques liés à la transition finiront par se matérialiser un jour. Cela pourrait être conçu comme un coussin pour le risque systémique (systemic risk buffer) spécifique, ou être intégré dans les exigences au titre du pilier 2. Cette deuxième solution présenterait l'avantage d’inciter les banques à améliorer leur capacité à gérer les risques liés au changement climatique.

Ceci m'amène à la question du défi qualitatif. Le risque d'écoblanchiment (greenwashing) peut discréditer les marchés verts et entraver leurs progrès. Selon moi, une taxonomie claire et harmonisée des actifs et des secteurs verts constitue la condition préalable à un développement ordonné des marchés. À cet égard, je salue le plan d'action de la Commission européenne, qui fournit l'un des projets les plus ambitieux jamais publiés en termes de finance durable. Mais nous devons aller plus loin, au moins au plan européen, y compris avec le Royaume-Uni : nous devons travailler à des normes communes sur le marché obligataire vert. À l'heure actuelle, deux normes en particulier sont plus répandues : les Green Bond principles (GBP) et la Climate Bond Initiative (CBI). Il serait logique de promouvoir une convergence vers une norme européenne harmonisée s'appuyant sur l'approche GBP en termes de processus et de transparence, et sur l'approche CBI s'agissant de la taxonomie. Et il devrait également exister systématiquement une mesure indépendante des impacts.

Enfin, et surtout, nous devons insuffler de la durabilité à nos propres activités, car notre crédibilité dépend également de notre exemplarité. À la Banque de France, nous avons franchi le mois dernier une étape décisive avec l'adoption d'une Charte d'investissement responsable. Nous sommes parmi les premières banques centrales à nous engager à améliorer la contribution de nos fonds propres et portefeuilles de retraite à la transition environnementale et avons l'intention de rendre compte de nos progrès chaque année.

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Je voudrais conclure par une citation d'un des plus grands écrivains européens du XIXe siècle, Victor Hugo, qui a écrit : « C'est une triste chose de penser que la nature parle et que le genre humain n'écoute pas. » Aujourd'hui, suffisamment d'éléments s'imposent à nous qui prouvent que le changement climatique parle de lui-même. Il est grand temps d'écouter et d'agir en conséquence. C'est pour cela que nous avons fortement à cœur de prendre nos responsabilités. Ce n'est pas encore le cas de tous les pays, malheureusement. Mais c'est notre cas, aujourd'hui, et nous formons déjà ensemble une puissante coalition des volontés. Je vous remercie de votre attention.


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i OCDE (2013), L’eau et l’adaptation au changement climatique : des politiques pour naviguer en eaux inconnues.

ii L. de Haan (1990), Fighting the arch-enemy with mathematics. Statistica Neerlandica 44, 45-68.

iii Article 127 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

iv Article 3 du Traité sur l’Union européenne.

v « Breaking the Tragedy of the Horizon – climate change and financial stability », discours prononcé par Mark Carney, Gouverneur de la Banque d’Angleterre et Président du Conseil de la Stabilité financière, Lloyd’s of London, 29 septembre 2015.

vi Montant cumulé maximum des émissions de carbone compatible avec le maintien d’une hausse de la température mondiale moyenne en deçà de 2 °C.

viii UE, Cadre pour le climat et l’énergie à l’horizon 2030. https://ec.europa.eu/clima/policies/strategies/progress_en

ix Munich Re (2018), « Hurricanes cause record losses in 2017 - The year in figures ». https://www.munichre.com/topics-online/en/2018/01/2017-year-in-figures#furtherinformation

x Geneva Association (2014), The Global Insurance Protection Gap : Assessment and Recommendations.

xi DG Trésor, Banque de France et ACPR (2017), L’évaluation des risques liés au changement climatique dans le secteur bancaire »,. Évaluation descendante (top-down) sur la base des neuf secteurs qui affichent le niveau le plus élevé d’émissions de CO2.

xii De Nederlandsche Bank (2017), Waterproof? An exploration of climate-related risks for the Dutch financial sector.

xiii Article 173 de la loi relative à la transition énergétique française du 17 août 2015.

xiv Déclaration commune des membres fondateurs du Réseau des superviseurs et des banques centrales pour le verdissement du système financier – One Planet Summit, 12 décembre 2017.

xv New Climate Economy (2016), The sustainable infrastructure imperative Financing for Better Growth and Development. http://newclimateeconomy.report/2016/wp-content/uploads/sites/4/2014/08/NCE_2016Report.pdf


 

Contact pour la presse : Mark Deen (mark.deen@banque-france.fr).

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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
« La finance verte – Une nouvelle frontière pour le XXIe siècle. » - Conférence internationale des superviseurs sur le risque climatique – Amsterdam
  • Publié le 06/04/2018
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