Mesdames, Messieurs,
Cette conférence internationale virtuelle « Green Swan 2021 » co-parrainée par la Banque de France, la BRI, le FMI et le NGFS aurait dû se dérouler à Paris, lieu de naissance de l’Accord sur le climat et du NGFS, mais c’est un grand plaisir pour moi de vous accueillir en ligne. L’engagement des banques centrales en faveur de la cause climatique peut apparaître aujourd’hui comme une évidence. Mais peu de sujets ont été marqués par un changement aussi rapide et massif. Ma génération a changé de point de vue, j’ai changé de point de vue. Désormais, nombre d’entre nous adhèrent au principe d’Hans Jonas : « Inclus dans ton choix actuel l’intégrité future de l’Homme comme objet secondaire de ton vouloir ». Il y a trois ans à Amsterdam, lors de la conférence inaugurale du NGFS, j’avais déclaré que le verdissement de la finance était notre « nouvelle frontière pour le XXIe siècle ». Aujourd’hui, le défi pourrait presque paraître inversé : nous sommes passés du risque de « faire trop peu, trop tard » à la critique faite par certains « d’être trop nombreux à en faire trop ». Non : nous n’en faisons pas trop (I) et nous ne sommes jamais trop nombreux (II).
Mais avant de commencer, je souhaiterais tirer deux enseignements utiles et prudents des critiques que je viens de mentionner. Premièrement, nous banquiers centraux et superviseurs, ne pouvons pas tout faire nous-mêmes ; nous ne sommes pas les seuls acteurs verts. Rien ne remplacera un prix du carbone approprié. Deuxièmement, nous agissons au nom même de notre mandat : notre prise en compte du changement climatique n’est ni un abus de mission, ni une simple conviction militante, et nous agirons avec la même crédibilité technique et le même professionnalisme que nous appliquons dans nos domaines « traditionnels ».
I. Nous n’en faisons pas « trop » : ce qu’il est de notre devoir de faire
Dans un environnement quelque peu « foisonnant », permettez-moi de proposer une clarification, avec un quadrant à deux dimensions.
L’axe vertical – le plus évident – se rapporte à nos missions en tant que superviseurs et recouvre à la fois les risques liés au climat pour les institutions financières et les opportunités – liées à la finance verte. L’axe horizontal concerne nos missions en tant que banquiers centraux et inclut l’investissement responsable pour notre portefeuille non lié à la politique monétaire et la politique monétaire. Pour de nombreuses banques centrales, mettre en œuvre des stratégies d’investissement responsable présente de nombreux avantages : les banques centrales peuvent alors mettre en pratique ce qu’elles prêchent en tant que superviseurs, protéger leurs propres bilans et contribuer à financer l’économie verte. Depuis 2019, la Banque de France a été la première banque centrale de l’Eurosystème à publier un rapport annuel spécifique sur sa politique d’investissement responsable. Et nous passons des mots aux actes : la Banque de France sortira complètement du charbon d’ici 2024. En ce qui concerne la finance verte, le changement climatique crée des opportunités pour les investisseurs : selon les estimations, la transition attendue vers une économie à bas carbone devrait nécessiter environ 1 000 milliards de dollars d’investissements par an.
Je vais à présent me concentrer sur la zone en haut à droite du quadrant : les risques liés au climat pour les institutions financières et le verdissement de la politique monétaire. Il s’agit des deux « principaux champs de bataille ». S’agissant des risques liés au climat, il existe deux leviers essentiels pour gagner la bataille : (i) la publication des données actuelles et leur standardisation et (ii) les évaluations prospectives – les tests de résistance.
La « photographie » des risques et leur « vidéo ».
La publication des données aidera les marchés à valoriser correctement les risques liés au climat et à garantir une allocation efficiente des capitaux. C’est pourquoi la publication des données doit devenir obligatoire, au moins, dans un premier temps, pour les institutions financières, comme cela est déjà le cas en France, et pour les grandes entreprises. Là aussi, l’UE donne l’exemple en ayant décidé de rendre obligatoire la publication standardisée des données à compter de l’année prochaine. En raison de lacunes en matière de données et d’une absence persistante de politiques claires en matière de transition, évaluer les expositions individuelles ou sectorielles aux risques climatiques demeure toutefois un problème épineux, comme l’a souligné le dernier rapport du NGFS publié la semaine dernière, et qui portait sur la manière de remédier aux données manquantes. Par conséquent, la mise en place d’un cadre international ambitieux pour la déclaration des informations financières relatives au climat est une autre priorité essentielle. Cela implique la création d’un cadre commun – élémentaire mais déjà significatif – pour toutes les juridictions avec la possibilité d’être plus ambitieuses pour celles qui le souhaitent. En outre, nous devons prendre en compte la « double matérialité » soutenue par la Commission européenne : tenir compte à la fois des risques qui affectent l’entité déclarante elle-même et de l’impact que celle-ci a sur l’environnement par son activité, et encourager également une large couverture des questions environnementales, sociales et de gouvernance (ESG), qui ne se limitent pas au changement climatique. À cet égard, l’initiative IFRS ne doit pas être autosuffisante, dans la mesure où elle pourrait négliger les dimensions S et G et où ces normes clés sont des biens publics qui nécessitent une « co‑construction » avec les autorités politiques. Les sociétés, financières ou non financières, qui se proclament « zéro carbone d’ici 2050 » doivent également être en mesure de publier leurs données et de fournir une trajectoire claire, une stratégie pour atteindre cet objectif, afin de s’assurer que leur engagement est crédible.
S’agissant des tests de résistance, les évaluations prospectives avec une analyse des risques climatiques reposant sur des scénarios joueront un rôle essentiel. Le mois dernier, l’ACPR (l’autorité de supervision française) a publié le premier exercice pilote sur le climat à l’échelle mondiale, couvrant à la fois le secteur bancaire et celui de l’assurance. L’exercice était sans précédent en raison de l’horizon temporel – 30 ans –, de la participation active des institutions financières elles-mêmes et de l’inclusion des risques tant physiques que de transition. On peut déjà en tirer deux enseignements : ces tests de résistance sont possibles ; et les risques sont mieux contrôlés si la transition est ordonnée et débute tôt. Mais nous sommes encore à mi-chemin en ce qui concerne la finalisation de notre méthodologie. L’ACPR encourage vivement tous les superviseurs à lancer leur propre exercice. Il vaut mieux apprendre par la pratique qu’attendre la solution parfaite avant d’entreprendre quoi que ce soit !
J’en viens à présent à la dernière zone du quadrant. Le verdissement de la politique monétaire demeure la question la plus brûlante. Ce n’est pas une mode, c’est un impératif. Les chocs à long terme liés au changement climatique sont potentiellement difficiles à gérer pour les banques centrales en raison de leur nature stagflationniste, car ils sont susceptibles de provoquer à la fois des tensions à la hausse sur les prix et un ralentissement de l’activité. Mais le changement climatique a également des effets à court terme sur les prix. La récente hausse des prix de l’énergie dans la zone euro est en partie liée à une augmentation des prix de l’électricité en Espagne en raison d’une vague de froid exceptionnelle et à l’introduction en Allemagne d’une surtaxe carbone sur les prix des combustibles liquides et du gaz. En outre, comme l’indique le rapport du NGFS sur la politique monétaire de mars dernier, « les banques centrales doivent être conscientes des risques climatiques susceptibles de menacer l’intégrité de leurs bilans ». Reconnaissons-le : le bilan de la BCE est « exposé » aux risques climatiques par le biais des titres qu’elle achète et des actifs remis en garantie par les contreparties bancaires, dans une mesure insuffisamment prise en compte.
Comment, concrètement, pourrions-nous réduire cette exposition ? L’automne prochain, nous déciderons avec Christine Lagarde, dont je tiens à féliciter l’engagement fort, et avec le Conseil des gouverneurs des conclusions de notre « Revue stratégique ». Pour contribuer à ce débat, j’espère vivement que la BCE sera la première banque centrale à adopter les trois étapes suivantes : (1) prévoir, et donc modéliser. Cette dimension de recherche économique est souvent négligée : il est néanmoins essentiel de comprendre les interdépendances complexes entre phénomènes physiques et phénomènes économiques, entre secteurs et pays, et entre horizons temporels ; (2) communiquer : imposer une obligation de transparence y compris aux contreparties ; (3) intégrer le risque climatique dans nos opérations sur les entreprises (aussi bien les politiques d’achats d’actifs que de garanties).
II. Pas « trop nombreux » : comment transformer le débat mondial en action mondiale
En moins de quatre ans, le NGFS est passé de 8 à près de 100 membres, mais nous ne serons jamais trop nombreux. Ce nombre croissant pose néanmoins la question de notre collaboration efficace à l’échelle internationale. Nous devons absolument transformer le débat mondial en décision mondiale et – en fin de compte – en action mondiale.
Nous avons fonctionné avec des coalitions volontaires et qui rassemblent de plus en plus de membres comme le NGFS, ou la TCFD pour les entreprises. Et alors que l’Europe était un élément essentiel au cœur de cette coalition, dès le début, nos collègues de Chine, du Mexique et de Singapour étaient autour de la table. Aujourd’hui, avec la nouvelle administration en place aux États-Unis, les instances « obligatoires » entrent en scène. Les organismes de normalisation, les organisations et les instances internationales ont placé aujourd’hui la finance durable au premier rang de leurs priorités. Dans ce contexte, le NGFS est activement sollicité et impliqué dans la nouvelle feuille de route internationale pour le climat du G20 et du CSF. Pour atteindre cet objectif, nous devons tirer parti des meilleurs atouts de notre réseau : son agilité ; sa compétence technique en tant que pôle de connaissances ; et, si vous me le permettez, les efforts inlassables de son président, mon collègue Frank Elderson, ainsi que l’engagement de la Banque de France à assurer son Secrétariat mondial. Une équipe de 14 agents de la Banque de France constitue l’épine dorsale du Secrétariat, avec le ferme soutien de notre nouveau Centre du changement climatique présidé par Nathalie Aufauvre. Compte tenu de l’élargissement du NGFS et de l’approfondissement de ses travaux, les détachements d’autres membres du NGFS seraient les bienvenus pour contribuer au dynamisme du Réseau, par le biais de séjours d’un an, sur place, à Paris, ou d’options flexibles, incluant le travail à distance. Nous avons l’intention de redoubler d’efforts pour faire connaître et diffuser les travaux du NGFS parmi nos membres et au-delà.
Nous avons des moyens accrus, et encore de nombreuses voies à explorer. Si je ne devais insister que sur deux tâches pour lesquelles l’ensemble de notre communauté mondiale a besoin du NGFS, je citerais : i) des scénarios économiques liés au climat. Nous avons publié une première vague en juillet 2020, que nous actualiserons la semaine prochaine. J’ai lu quelques doutes infondés à leur propos : le NGFS travaille avec les meilleurs instituts de recherche partenaires, publie toute une palette de scénarios futurs plausibles et différenciés – qui ne sont pas destinés à servir de prévisions centrales – et incorporera régulièrement les nouveaux acquis scientifiques. Cela fournit, en tant que bien public commun pour la COP26, le meilleur cadre fiable pour l’évaluation des risques financiers. ii) la communication des données et des méthodologies pour les tests de résistance, afin de mesurer de manière de plus en plus précise et crédible les risques liés au climat pour les institutions financières. Il s’agit d’une condition préalable à toute décision éventuelle relative à des exigences de fonds propres supplémentaires. Pour ces tâches, croyez-moi : nous, membres du NGFS, sommes prêts à « retrousser nos manches », et avons toujours l’enthousiasme des pionniers.
En conclusion, l’accélération a été la règle du jeu depuis 2017. Nous devrions toutefois accélérer encore en 2021. Nous avons un alignement politique exceptionnel, avec des échéances internationales majeures : la COP26 bien entendu, mais aussi un sommet du G7 en juin, une conférence du G20 en juillet à Venise et un sommet du G20 en octobre à Rome. Il est temps que tous les responsables politiques – nous y compris – soyons à la hauteur de l’exigence de Hans Jonas, pour l’intégrité future de l’humanité. Je vous remercie de votre attention.
[i] Hans Jonas, The Imperative of Responsibility: In Search of an Ethics for the Technological Age.
[ii] Responsible Investment Report of the Banque de France 2019, June 2020.
[iii] “Progress report on bridging data gaps”, NGFS Report, 26 May 2021.
[iv] “The role of central banks in the greening of the economy”, Speech by François Villeroy de Galhau, 11 February 2021
[v] “Adapting central bank operations to a hotter world: Reviewing some options”, NGFS Report, 24 March 2021.