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Le Monde : « Le principal frein à la croissance est l’insuffisance de main-d’œuvre »

Comment l’économie française a-t-elle démarré l’année?

Notre enquête de conjoncture début février confirme que la reprise française est solide, et résiste à Omicron. Elle conforte notre prévision de croissance, qui devrait être d’au moins 3,6% sur 2022. Notre enquête souligne aussi la persistance des difficultés d’approvisionnement, qui devraient selon les entreprises se résorber d’ici la fin de l’année. Mais surtout, 52% des entreprises connaissent des difficultés de recrutement. Dans la durée, le principal frein à la croissance française est cette insuffisance de main d'œuvre, qualifié et non-qualifié.

Peut-on néanmoins espérer un retour au plein emploi ?

Oui, si nous sommes tenaces et que nous regardons enfin au-delà de la seule urgence Covid. Je veux souligner un point essentiel : aujourd'hui, l'économie française connaît une croissance élevée et une inflation trop forte, mais d'ici deux ans, cette image devrait s’inverser. En 2024, l'inflation sera probablement revenue autour de 2% et la croissance aura retrouvé à 1,4% sa trajectoire pré covid, trop faible pour nous ramener vers le plein emploi. Il est souhaitable et possible de se fixer un objectif plus ambitieux, autour de 0,5% de croissance potentielle supplémentaire par an : alors le plein emploi et le désendettement peuvent être enfin à l'horizon, mais plutôt d’ici dix ans qu'à l'horizon d'une année.

Comment atteindre cet objectif?

La vitesse du « véhicule France », ces deux dernières années, la vitesse du "véhicule France" venait du fait qu'on appuyait à fond sur la pédale d'accélérateur, budgétaire et monétaire. Et il le fallait. Mais on ne peut pas appuyer indéfiniment sur l'accélérateur parce qu'il se heurte à deux limites : la dette publique pour le budget, et l’inflation pour la monnaie. Aujourd'hui, le sujet est donc différent : c’est celui de l’efficacité du moteur. Il faut lever les freins à la vitesse de croisière de notre économie, et ce par les réformes.

La France ne manque évidemment pas de dépenses publiques. La France ne manque même pas globalement d'investissements, même si on doit investir plus dans l'innovation et les deux transitions, numérique et écologique. La France manque d’offre de travail. En 2004, le taux d’emploi -c'est à dire la part de la population des 15-64 ans effectivement en emploi- était au même niveau en France et en Allemagne. Depuis, nous avons un peu progressé, mais beaucoup moins que l’Allemagne : le taux d’emploi y est de 75%, contre seulement 67% en France. Si nous étions au même niveau, nous aurions 3 millions de personnes en plus en emploi, et beaucoup moins de chômage.

Ce déficit d'emplois est concentré sur les deux extrémités en termes d'âge, c'est-à-dire les jeunes et les seniors. Pour les jeunes, c’est le retard encore de l’apprentissage, et plus généralement de la formation professionnelle. S’agissant des seniors, tout le monde sait qu’il faudra une réforme des retraites – mais pour cela, que les entreprises fassent une meilleure place aux seniors.

Aujourd’hui, la préoccupation première des Français n’est pas le chômage, mais le retour de l’inflation. Pensez-vous comme la présidente de la BCE, Christine Lagarde que l’inflation retombera en 2023?

Nous pensons toujours qu'il s'agit d'une bosse, mais plus haute et plus longue que prévu. Rappelez-vous cependant, il y a un an, l'inflation était à zéro en France et même négative en zone euro ; on s’inquiétait alors de sa faiblesse. Cela fait partie des surprises, dans un contexte post-Covid absolument sans précédent. Le niveau actuel, à 5,1% en zone euro et 3,3% en France, est probablement proche du haut de la bosse, atteint d’ici quelques mois. Au passage, l'inflation française est nettement inférieure à la moyenne de la zone euro, du fait notamment de la meilleure maîtrise des coûts de l’énergie. Ceux-ci jouent évidemment un grand rôle dans la hausse actuelle.

Si on regarde l'inflation « sous-jacente », hors énergie et alimentation, elle est à 2,3% pour la zone euro et 1,7% pour la France, et donc beaucoup plus proche de notre objectif de 2%. Mais il faut aussi y veiller. Nous, Banque centrale européenne et Banque de France, donnons avec Christine Lagarde une garantie forte aux citoyens européens et français : nous ferons ce qu'il faut pour que l'inflation revienne durablement autour de 2%. Nous en avons fermement et la capacité, et la volonté.

En attendant, les ménages craignent légitimement de voir s’éroder leur pouvoir d’achat. Faut-il augmenter les salaires?

Il y a des augmentations de salaires justifiées dans certains secteurs qui ont un sujet d’attractivité, par exemple l'hôtellerie et restauration. Ce qui paraît essentiel, c'est que les augmentations restent négociées au niveau des branches et des entreprises, au plus près de la réalité économique et sociale. Des mesures trop générales feraient courir le risque d’une spirale prix-salaires qui serait préjudiciable à tous. Nous ne l’observons cependant pas à ce stade en France, ni dans la zone euro. Après la « bosse » de 2022, on peut prévoir ensuite une inflation à 2% et des rémunérations par tête en moyenne à + 3% : donc un gain de pouvoir d’achat, prolongeant les 8% de progression cumulée depuis 2015.

Certains pensent que l’inflation n’est que le début d’une crise énergétique liée à la transition écologique. Pensez-vous que ce soit le cas?

Il ne faut pas confondre les horizons de temps. La crise de l’énergie actuelle résulte surtout du redémarrage brutal de la demande mondiale alors que l’offre est contrainte par les moindres investissements passés et les tensions géopolitiques.

Le débat porte en revanche sur le moyen et long terme. Les effets de la transition écologique seront étalés dans le temps, au moins jusqu'en 2030, et probablement au-delà. Elle peut provoquer deux effets contraires : un prix du carbone plus élevé –souhaitable- renchérirait le coût de certaines productions ; à l’inverse, une transition désordonnée pèserait sur la croissance et in fine sur l’inflation. Donc, la modestie s’impose : nous ne savons pas encore quel sera l’effet global de la transition écologique sur les prix, mais nous travaillons activement sur cette « économie du climat », avec notre Réseau mondial basé à Paris (NGFS).

Jeudi 3 février, suite à la réunion du conseil des gouverneurs, Christine Lagarde a refusé d’exclure un relèvement des taux de la BCE en 2022. Faut-il donc s’attendre à une hausse prochaine des taux?

Nous avons annoncé que nous procéderions en séquence, avec une normalisation graduelle : d’abord l'arrêt des achats nets de dettes, ensuite un relèvement de taux et enfin seulement l'arrêt de la politique de réinvestissement (des titres déjà achetés qui arrivent à échéance). La direction du voyage est claire, mais le rythme d’enchaînement de ses étapes dépendra de l’inflation observée et de la situation économique. 

N’y a-t-il pas un risque à agir bien plus tard que les Américains, qui ont annoncé une hausse de leur taux dès mars, ou les Britanniques, qui l’ont déjà réalisé à deux reprises ?

C’est parce qu'ils sont dans une situation différente ! Non seulement l'inflation y est plus haute (7% aux Etats-Unis, 5,4% au Royaume-Uni), mais le marché du travail y est au plein emploi avec de fortes tensions salariales. Aux Etats-Unis, il y a en outre un excès de demande.

Tous les pays ont fortement augmenté leur dette publique pendant la pandémie. Si les taux montent, quel sera l’effet sur les comptes publics ?

Parier sur le maintien durable de taux d'intérêt extrêmement bas serait irresponsable pour l'avenir de notre dette. Si on fait l’hypothèse que l'ensemble des taux d'intérêt monteraient de 1%, au bout de dix ans le coût supplémentaire en intérêts serait de 39 milliards d'euros par an, l'équivalent du budget actuel de la Défense nationale. C'est très significatif. Dire que la dette n'a pas d'importance parce qu’elle ne coûte rien, c’est confondre une situation temporaire avec un jeu dangereux sur la longue durée.

Pendant la crise Covid, la dette est passée de 98% à 115% du PIB. C’était justifié. Mais désormais, il est à la fois impératif et réaliste de revenir nettement sous 100% sur dix ans : il nous faut combiner un supplément de croissance, et une meilleure maîtrise et efficacité de nos dépenses publiques, les plus élevées des pays développés. Je crois profondément à notre modèle social et environnemental européen : mais il coûte en France bien plus cher que nos voisins. Nous n’avons donc plus les moyens de multiplier les dépenses ou baisses d’impôts supplémentaires.

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InterviewFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Le Monde : « Le principal frein à la croissance est l’insuffisance de main-d’œuvre »
  • Publié le 10/02/2022
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