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Börsen Zeitung : « La BCE va rester vigilante sur l’inflation »

Interview accordée au Börsen Zeitung

M. Villeroy de Galhau, presque partout en Europe et dans la zone euro, le nombre d'infections à la Covid-19 augmente rapidement et, dans de nombreux pays, les autorités publiques imposent de nouvelles restrictions. Dans quelle mesure craignez-vous que cette quatrième vague de coronavirus n’aggrave encore plus le récent affaiblissement de l'économie de la zone euro ? Existe-t-il même une menace de nouvelle récession ?

Non ! La zone euro connaît cette année une forte reprise économique. La croissance devrait s’établir autour de 5 %. L'économie de la zone euro vient juste de retrouver son niveau d’avant la crise, six mois plus tard que les États-Unis, mais six mois plus tôt que prévu il y a un an. Bien sûr, l’Europe doit rester extrêmement vigilante face au virus. Mais dans toutes les économies, nous avons appris à vivre, à produire et à croître économiquement avec la Covid – et à nous en protéger.

Donc, la pandémie fait moins peur, tout au moins économiquement ?

La santé reste la priorité n° 1. Mais l’expérience des 20 derniers mois montre que chaque nouvelle vague de coronavirus a causé moins de dommages économiques que la précédente. Il ne faut pas non plus oublier une chose : la vaccination est plus avancée en Europe que sur n’importe quel autre continent. C’est une grande réussite sur le plan sanitaire mais également un avantage économique.

Malgré le ralentissement de l’économie, l’inflation dans la zone euro augmente fortement – même plus fortement qu’anticipé, et dorénavant pour une durée plus longue que prévu. En octobre, le taux d'inflation était de 4,1 % – taux qui n’avait été atteint qu'une seule fois depuis 1999. S’agit-il vraiment juste d’un phénomène temporaire, comme l’affirme la BCE ?

L’inflation en Europe reste nettement inférieure à celle enregistrée aux États-Unis, et davantage encore si l’on regarde l’inflation sous-jacente, qui exclut l'énergie et les produits alimentaires : 2,0 % contre 4,6 %. Mais, elle est effectivement plus élevée que prévu. Ce qui est très important, c’est d'en examiner les causes. L’inflation européenne ne résulte pas de la demande ; il n’y a pas de demande excessive de biens par rapport au niveau pré-Covid. L’inflation dans la zone euro est clairement liée à l’offre ; elle est le résultat de goulets d'étranglement dus au redémarrage de l'économie après la pandémie. C’est évident pour l'énergie, les matières premières, les principaux composants industriels comme les puces électroniques. Nous prenons ces tensions très au sérieux ; mais elles devraient s’atténuer avec le temps.

Tout n’est donc pas si grave, ni même permanent ?

Il s’agit d’une bosse d’inflation. Prédire exactement quel niveau elle va atteindre à la décimale près et combien de mois cela va durer serait malvenu. Mais il ne fait aucun doute que cette bosse est pour l’essentiel temporaire. Par conséquent, la crainte d’une « stagflation » est injustifiée. Premièrement, nous sommes loin d’une stagnation sur le plan économique. Et deuxièmement, comme je l’ai dit, l’inflation résulte essentiellement de goulets d'étranglement au niveau de l’offre. On devrait plutôt parler de « shortflation », en référence à ces pénuries transitoires. Pour nous, la BCE, cela signifie que nous devons être à la fois patients et vigilants.

Ce qui signifie exactement ?

Patients parce qu’un durcissement prématuré serait une erreur. Cela ajouterait un choc de demande négatif au problème temporaire de l’offre. Mais nous devons également être vigilants des deux côtés. Nous nous sommes clairement engagés à atteindre notre cible d’inflation de 2 % à moyen terme. Si les forces inflationnistes devaient devenir plus persistantes, nous n’hésiterions pas à agir. N’ayez aucun doute sur notre volonté et notre capacité à ancrer l’inflation à 2 %. Nous devons suivre de très près les évolutions des salaires. Elles pourraient faire d’un phénomène temporaire un problème plus durable. Jusqu’à présent, cependant, nous ne constatons aucun signe de fortes hausses générales des salaires dans les différents secteurs et pays.

Votre collègue au Conseil des gouverneurs, le vice-président de la BCE Luis de Guindos, a alerté sur la possibilité d’un changement de perception de l’inflation, avec des conséquences à plus long terme.

Pour l’instant, les anticipations des marchés relatives à l'inflation à long terme restent bien ancrées autour de 2 %. Mais en ces temps incertains, nous devons plus que jamais nous fonder sur les données. C’est ce que j’appelle du « pragmatisme déterminé » : résolument déterminés à maintenir l’inflation à moyen terme autour de 2 % ; absolument guidés par les réalités économiques et leurs possibles évolutions.

La présidente de la BCE Christine Lagarde a annoncé que le programme d’achats d’urgence face à la pandémie (PEPP) prendrait fin en mars 2022. Est-ce que cela reste valable malgré la nouvelle vague de coronavirus ? Dans l’affirmative, d’autres mesures seront-elles nécessaires pour éviter des effets de falaise négatifs (negative cliff effects) – tels qu’une augmentation du programme d’achats d’actifs APP mené en parallèle?

Je ne pense pas que les évolutions actuelles changent cette évaluation. En l’état actuel des choses, nous devrons mettre fin aux achats nets dans le cadre du PEPP en mars 2022. Nous ferons ce que nous avons dit, et comme cela est déjà anticipé par les marchés financiers, nous ne devrions pas trop craindre d’« effets de falaise ». Ce que nous ferons au-delà doit encore être discuté et décidé à partir de décembre. Mais pour ce qui concerne l’orientation générale de notre politique monétaire, je pense qu’il existe un large consensus au sein de notre Conseil des gouverneurs. Il y a, selon moi, deux étapes. Premièrement, nous devons sortir de nos instruments de crise Covid – tout comme le font les autres grandes banques centrales. Cela s’applique au PEPP et à l’actuel programme des TLTRO. Ensuite, dans un second temps, nous commencerons à ajuster graduellement l’orientation accommodante de notre politique monétaire, en prenant une décision quant aux achats nets d’actifs dans le cadre de l’APP, puis sur les taux d’intérêt directeurs et les réinvestissements d’actifs. La direction de notre politique et l’enchaînement des séquences sont clairs. Les points en suspens et qui doivent le rester largement sont le calendrier et le rythme que nous adopterons le long de cette trajectoire, en suivant de près les perspectives économiques et d’inflation. Et nous pouvons tirer des leçons du succès de nos instruments de crise.

Que voulez-vous dire exactement ?

Nous devons notamment tirer deux leçons. La première concerne le PEPP. La flexibilité est au moins aussi importante que le volume. C’est pourquoi accroître les achats nets dans le cadre de l’APP après le PEPP est à ce stade une possibilité, mais pas encore une nécessité. Si le PEPP a eu autant de succès, c’est parce qu’il offre de la flexibilité sur trois volets. Tout d’abord, le calendrier. Il n’y a pas de montant fixe par mois. Cette flexibilité pourrait être facilement transférée à l’APP. Les deux autres volets sont la flexibilité concernant les catégories d'actifs et la flexibilité entre les juridictions. Par exemple, au début de la crise Covid, le marché du commercial paper a été l’objet de fortes tensions. Grâce à la flexibilité du PEPP, nous avons pu intervenir massivement sur une courte durée et les problèmes ont rapidement disparu. C’est un bon exemple de ce que j’appelle une option de contingence. Cette flexibilité n’est pas pertinente dans le cas de l’APP. L’APP possède son propre statut juridique et sa propre logique. Mais cela vaut la peine d’examiner comment nous pourrions conserver de tels éléments de flexibilité sous d’autres formes dans le futur, dans le cadre de notre « boîte à outils virtuelle ».

Le PEPP est également plus flexible, car il permet de plus grands écarts par rapport à la clé de répartition du capital de la BCE et ne comporte pas de limites d’achats comme pour l’APP. Cela devrait-il également être maintenu ?

Le PEPP possède ses propres limites et ses propres règles. Et la question n’est pas de venir en aide à un pays A ou à un pays B. Il s’agit de la transmission efficace de la politique monétaire dans l’ensemble de la zone euro et pour l’ensemble des agents économiques. Il est intéressant de souligner que nous n’avons pas eu tant besoin que ça de recourir à cette flexibilité. Sa seule existence a permis de garantir la transmission efficace de la politique monétaire.

Vous évoquiez deux leçons. Outre le PEPP et sa flexibilité, qu’avez-vous à l’esprit ?

La seconde leçon concerne nos opérations de refinancement à long terme pour les banques, les TLTRO. Deux éléments ici : l’un est le prix des prêts. Sous certaines conditions, il s’agit d’une sorte de subvention pour les banques. Cela faisait sens dans les circonstances exceptionnelles de 2020, mais plus maintenant. Nous devons donc y mettre fin. L’autre élément est le volume de financement : les TLTRO ont été des instruments efficaces d’apport de liquidité permettant de préserver le volume de crédits consentis aux PME et aux entreprises. Dans ce cas, nous devons être attentifs aux éventuels effets de falaise dans le futur et ne pas écarter la possibilité d’avoir à fournir un filet de sécurité.

Votre homologue Klass Knot, président de la banque centrale néerlandaise, a récemment déclaré que la BCE devrait s’abstenir de tout engagement excessif à assouplir sa politique monétaire dans un avenir proche – notamment en période d’inflation élevée et de risques d’augmentation de l’inflation.

Je ne commente jamais les déclarations de mes collègues. Cela étant, comme la situation continue d’être incertaine, nous devons garder les options ouvertes. Comme je l’ai dit, nous devons être très prévisibles en ce qui concerne notre cible – 2 % d’inflation – et notre direction, tout en veillant à ne pas trop nous engager sur nos instruments et notre calendrier. Il est inutile de se lier excessivement les mains.

 Le gouverneur de la banque nationale d’Autriche, Robert Holzmann, a déclaré que la BCE pourrait mettre un terme à tous les achats d’obligations, y compris le programme d’achats d’actifs (APP), en septembre 2022. Est-ce une option réaliste ?

Ces réflexions sont prématurées. Comme je l’ai dit, nous nous fondons exclusivement sur les données. Ce n’est pas seulement une question de prudence. C’est une question de professionnalisme et de crédibilité envers notre mandat de maintien de la stabilité des prix.

Lorsque vous mettez l’accent sur la dépendance à l’égard des données et sur l’incertitude – est-il vraiment possible d’exclure des augmentations de taux d’intérêt en 2022, une éventualité sur laquelle les marchés spéculent déjà ?

En juillet, dans notre forward guidance, nous avons clairement formulé trois conditions pour une hausse des taux. Si l’on considère les perspectives d'inflation, comme Christine Lagarde l’a très justement souligné, il est à ce jour très improbable que ces conditions soient remplies l’année prochaine.

Le président du conseil de surveillance prudentielle de la BCE, Andrea Enria, a récemment déclaré qu’à l’heure actuelle, les inconvénients liés aux taux d'intérêt bas et négatifs l’emportent sur les avantages pour les banques. Le Conseil des gouverneurs a toujours affirmé que la balance est positive.

Tout d’abord, nous élaborons notre politique monétaire pour tous les citoyens et agents économiques et pas uniquement pour les établissements financiers. D’ailleurs, les banques bénéficient aujourd’hui des taux très favorables appliqués aux TLTRO, comme je l’ai dit précédemment. Mais il est clair que la solidité et la bonne santé des banques européennes est importante pour la transmission efficace de notre politique monétaire et pour la stabilité financière. C’est pourquoi j’étais parmi les premiers à plaider pour le tiering...

... c’est-à-dire pour un système à deux paliers permettant qu’une partie des excédents de liquidité des banques ne soit pas soumise au taux négatif de la facilité de dépôt.

Si l'on regarde la situation aujourd’hui, l’excédent de liquidité des banques est bien plus important qu’il y a deux ans, en 2019, lorsque le tiering a été mis en place. Par conséquent, il existe des arguments solides pour augmenter le multiplicateur du tiering.

Cela fera-t-il également l'objet de débats et d'une décision dès la réunion de décembre ?

Nous sommes encore à un mois de la réunion, soyons patients ! En décembre, nous prendrons les décisions qui seront nécessaires à ce moment-là – conformément aux nouvelles prévisions et analyses économiques de la BCE. Mais la réunion de décembre ne sera pas la dernière réunion de politique monétaire. Certaines décisions pourront être prises plus tard et une certaine optionalité devra probablement être maintenue.

De nombreux détracteurs soutiennent que la BCE ne sera pas en mesure de relever ses taux directeurs si cela s’avérait nécessaire car certains pays de la zone euro se retrouveraient alors immédiatement en difficulté – ce qui reviendrait à un régime de dominance budgétaire...

Non ! Je me vois dans l’obligation de vous interrompre et de vous contredire immédiatement. Oui, les pays européens ont des niveaux de dette publique très élevés, et c’est en partie justifié par la crise de la Covid. Mais en tant que banque centrale, nous ne pouvons et ne pourrons jamais garantir des taux d'intérêt bas indéfiniment. Ce que nous devons garantir, c’est une inflation de 2 % pour les citoyens et les acteurs économiques. La dominance budgétaire serait absolument incompatible avec notre mandat de maintien de la stabilité des prix et notre indépendance.

Pourtant selon certains observateurs la BCE serait déjà prise au piège de la dominance budgétaire.

Non, pas du tout. Nous sommes déterminés à mettre fin au PEPP. Nous envisageons l’adaptation progressive du soutien apporté par la politique monétaire, qui ne suivra pas un calendrier politique ; nos décisions ne seront pas influencées par des considérations politiques. La trajectoire sera exclusivement déterminée par les perspectives économiques. Autour de la table du Conseil des gouverneurs, nous sommes tous juridiquement engagés envers l’objectif de stabilité des prix. Ce n’est pas uniquement un engagement de l’Allemagne.

En Allemagne, dernièrement, les critiques à l’égard de la BCE sont redevenues plus virulentes. À quel point cela est-il dangereux pour la BCE et pour l’euro ?

J’entretiens une relation très personnelle avec l’Allemagne. C’est pourquoi je suis conscient des préoccupations de l’Allemagne et je les prends très au sérieux. Et je le promets : le Conseil des gouverneurs de la BCE ne cèdera à aucune pression politique. Indépendamment de cela, permettez-moi d’ajouter que certaines critiques récentes visant la Présidence de la BCE sont clairement injustifiées.

L’annonce de la démission prématurée du Président de la Bundesbank Jens Weidmann à la fin de l’année a intensifié les préoccupations – en particulier en période de forte inflation.

L’inflation en Allemagne est actuellement plus forte que la moyenne de la zone euro. Cela contribue à l’inquiétude générale. Mais la Bundesbank et le ministère fédéral de l'Économie considèrent également qu’il s’agit d'un phénomène temporaire. Encore une fois, il existe actuellement deux possibles erreurs de politique monétaire et nous devons les éviter toutes les deux. Nous ne devons pas surréagir et durcir prématurément la politique monétaire. Mais si la situation évoluait, nous n’hésiterions pas à agir. En ce qui concerne la démission de Jens Weidmann, je dois dire que je perds un ami au sein du Conseil des gouverneurs. Nous étions proches et avions bâti une relation de confiance. Bien sûr, nous étions parfois en désaccord. Et c’est là tout l’intérêt du Conseil des gouverneurs. Mais les débats ont toujours été très objectifs et loyaux.

M. Weidmann n’est pas le premier banquier central allemand à quitter prématurément le Conseil des gouverneurs ou le directoire de la BCE. N’est-ce pas problématique que les banquiers centraux allemands éprouvent des difficultés à soutenir la politique monétaire de la BCE sur le long terme ?

Tout d’abord, c’est une décision personnelle et il faut la respecter. Mais le fait est que Jens Weidmann est à ce jour le plus ancien membre du Conseil des gouverneurs de la BCE, où il siège depuis plus de dix ans. Il a été un banquier central très actif au cours de cette période. C’est un accomplissement impressionnant. Donc je ne pense pas qu’il existe une quelconque « malédiction » qui pèserait sur les banquiers centraux allemands à la BCE.

Mais les idées que se font les Allemands d'une banque centrale et de la politique monétaire ne seraient-elles pas incompatibles à long terme avec celles de la majorité des pays du sud de la zone euro ?

Je ne suis pas d’accord. Nous avons unanimement adhéré il y a 30 ans au Traité sur l’Union européenne, sur la base du maintien de la stabilité des prix et de l’indépendance de la banque centrale. Personnellement, je crois fermement en ces deux valeurs allemandes. Nous avons adopté la nouvelle stratégie de la BCE en juillet, également de manière unanime – avec la cible d'inflation claire et symétrique de 2 %. La réussite de la BCE dépend fortement de la réussite de la Bundesbank. Par conséquent, il ne serait pas sérieux de prétendre désormais qu’il existe des différences de philosophie irréconciliables. 80 % des citoyens européens et 84 % des Allemands soutiennent l’euro : c’est notre réussite collective.

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InterviewFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Börsen Zeitung : « La BCE va rester vigilante sur l’inflation »
  • Publié le 24/11/2021
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