« Financement en fonds propres des entreprises en France et en zone euro : quels besoins ? quels outils ? quel rôle
pour la Banque de France ? »
Mesdames, Messieurs les parlementaires, Mesdames et Messieurs,
Je suis très heureux de participer à ce grand rendez-vous de l’investissement productif, qui est placé sous le signe d’un paradoxe. La France est un pays d’épargne et celle des ménages est très abondante. Leur patrimoine financier représente 4 924 milliards d’euros (au 30 septembre 2017), plus de deux fois le PIB annuel. Pourtant, nos entreprises manquent encore de fonds propres et n’ont souvent comme seul recours que l’endettement. Il importe donc de s’interroger : (A) quelle est exactement la situation française et comment se compare-t-elle à celle étrangère ? (B) quelles voies pour mettre davantage l’épargne au service de la croissance et de l’emploi ?
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A. Quelle est la situation française ?
1) En France comme dans la zone euro, les entreprises se financent insuffisamment par fonds propres, et l’épargne des ménages y est peu investie. [slide 2] Le contraste est grand entre les États-Unis, où les fonds propres des entreprises représentent 123 % du PIB, et la France où le ratio n’est que de 74 %. De ce point de vue, la France ne se distingue pas de l’ensemble de la zone euro (73 %). [slide 3] Quand un ménage américain investit la majorité, 57 % exactement, de son épargne financière en actions, un ménage français la place à l’inverse, à 69 %, en produits de taux, y compris parce qu’on l’y a incité depuis longtemps, par des exemptions fiscales notamment.
2) Cette situation, assez générale en Europe, est plus préoccupante en France car les entreprises françaises y ont plus besoin d’apports de fonds propres que chez nos voisins. Pourquoi cela ? Parce qu’elles ne semblent pas disposer des mêmes capacités d’autofinancement de leurs investissements que leurs homologues allemandes certes, mais aussi du Sud de l’Europe. [slide 4] Regardons « la capacité de financement » des entreprises, c’est-à-dire la différence entre leur autofinancement et leurs investissements. On observe très clairement que ce solde est nul, alors qu’il est franchement positif chez nos voisins : 4 % de la valeur ajoutée en Allemagne, 3,6 % en Italie. [slide 5] Cette situation est – il faut bien le dire – anormale chez nos voisins et peut refléter un déficit d’investissement. La différence française est aujourd’hui la résultante d’un facteur positif – des investissements plus forts – et d’un élément négatif – un autofinancement encore faible relativement, même si les mesures gouvernementales ont accru quelque peu les marges depuis 2014. [slide 6] L’endettement de nos entreprises s’accroît dès lors beaucoup plus vite que chez nos voisins : en un an, l’endettement des sociétés non financières s’est alourdi de 2,6 point de PIB en France, alors qu’il a été stable en Allemagne et qu’il s’allégeait de 2,1 points en Italie. Nous sommes maintenant significativement au-dessus de la moyenne de la zone euro.
3) Nous avons donc deux défis : une dette qui croît un peu trop vite, et pas assez de fonds propres pour financer l’innovation.
Face à cette situation, il est tout d’abord indispensable d’éviter une course sans limite à l’endettement. Le Haut Conseil de Stabilité Financière, sous la présidence du ministre Bruno Le Maire, a donc décidé en décembre une mesure macroprudentielle visant à limiter la forte croissance de l’endettement de certaines grandes entreprises, y compris via les marchés. Cette mesure – qui est une première en Europe – s’appliquera au 1er juillet après l’accord des autorités européennes.
Mais parallèlement nous devons mieux orienter une épargne financière pourtant abondante : 5 % du revenu brut disponible en France. Notre problème n’est pas de quantité, mais de qualité. Globalement, l’économie française ne manque pas de crédits mais manque de fonds propres. Une économie en rattrapage, comme l’Europe de l’après-guerre ou les pays émergents aujourd’hui, se finance bien par dette car le chemin y est relativement balisé. Mais le financement par fonds propres est la clé de l’innovation pour les entreprises, et donc de la croissance dans les économies proches de la « frontière technologique », comme aux États-Unis et – nous le souhaitons – en France : l’innovation étant plus risquée, son financement doit en effet rapporter davantage.
B. Quelles solutions ?
Tout ne dépend pas ici de la finance bien sûr : les entreprises elles-mêmes, dont les PME et ETI familiales, doivent être prêtes à ouvrir leur capital et leurs conseils d’administration pour pouvoir se développer. Ce n’est jamais une décision facile, et cet « effet bonzaï » sur la taille des entreprises françaises est connu.
1) Mais du côté du financement, la priorité aujourd’hui est d’imaginer de nouveaux produits d’épargne, plus productifs pour notre économie.
Dans cette démarche, les assureurs ont un rôle clé à jouer : le secteur
de l’assurance est en effet le principal investisseur institutionnel de la zone euro, et l’assurance-vie est de loin le premier placement financier des Français (1 920 milliards d’euros à fin septembre 2017). Il y a certes les produits d’assurance-vie en unités de compte, dont la collecte brute a progressé récemment (+ 36 milliards euros à fin 2017) mais qui ne sont pas exempts de limites : les flux peuvent être procycliques – c’est ce qui s’est passé très concrètement lors de la dernière crise, avec des retraits rapides qui ont aggravé la chute du CAC 40 –, et, surtout, ces produits n’offrent pas de protection en capital, et je rappelle ici le devoir de conseil des professionnels sur les risques réellement pris par les assurés, particulièrement en phase haute du cycle boursier. De l’autre côté, Eurocroissance était une bonne idée mais nous devons en constater le démarrage décevant, avec seulement un peu plus de 2 milliards d’euros d’encours actuellement.
Essayons de poser le problème des produits plus largement, en partant des attentes des Français. Les épargnants français sont certes très attachés aux placements sûrs, mais le débat gagnerait à mieux distinguer deux composantes de cette recherche de sécurité : les Français sont davantage attachés à la protection du capital qu’à la liquidité, car ils sont de plus en plus orientés vers le long terme du fait notamment de la nécessité de préparer leur retraite. Il est donc bienvenu que les professionnels commencent à imaginer aujourd’hui une assurance-vie de long terme, moins liquide, mais assortie d’une forme de protection du capital, et significativement investie en actions. Le ministre en a fait une des propositions très positives du Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises (Pacte) ; le législateur
s’en saisira cette année. Ceci profitera aussi aux épargnants qui bénéficieront du rendement plus élevé des actions dans la durée. [slide 7] À titre d’illustration, sur 40 ans en France, le rendement cumulé des actions a été plus de trois fois supérieur à celui du livret A, et s’est également situé au-dessus des rendements obligataires (souverains).
2) C’est aux professionnels de concevoir les bons produits, mais les pouvoirs publics et les régulateurs ont également un rôle à jouer pour encourager leur développement.
Du côté de la Banque de France et de l’ACPR, nous veillons à ce que le cadre réglementaire soit stable et propice au bon financement de notre économie. Pour ce qui concerne les banques, les « règles du jeu » du financement ont été stabilisées grâce à l’accord final sur la réforme de Bâle 3 que nous avons conclu en décembre. Et je le dis fort et clair ici : tous les secteurs-clés de l’économie française resteront totalement financés avec Bâle 3, de l’immobilier aux PME, en passant par les grands projets d’investissement. La régulation n’entraîne aujourd’hui aucune contrainte limitant l’offre de crédit en France.
Pour les assurances, nous suivons de près la revue européenne de Solvabilité II. Sur bien des points, ce nouveau cadre réglementaire est une avancée très importante, mais nous devons, avec la participation active des professionnels, analyser de près ses impacts, en particulier sur les comportements d’investissement (notamment en actions) et le financement de l’économie, pour pouvoir proposer des ajustements si nécessaire dans les deux revues de 2018 et 2020.
Le succès des nouveaux produits d’épargne suppose aussi d’éviter les distorsions fiscales en faveur de l’épargne sans risque, et de sortir progressivement de la multiplicité des niches. Le PFU participe de cette neutralité vis-à-vis des différentes formes d’épargne, souhaitable depuis longtemps. Je lis certaines réflexions des banques sur un nouveau produit long à leur bilan : pourquoi pas, mais il ne peut pas s’agir d’une nouvelle niche fiscale sur l’épargne ; nous avons abusé de cette intéressante spécificité hexagonale. La neutralité fiscale devrait idéalement se retrouver aussi du côté des entreprises financées pour ne pas pénaliser le financement par fonds propres plutôt que par endettement : ce chantier est évidemment plus lourd, et ce biais se retrouve malheureusement dans presque tous les pays.
Le défi du financement appelle enfin une réponse européenne : je plaide pour une « Union de financement pour l’investissement et l’innovation », qui mobilise mieux les 350 milliards d’euros d’épargne européenne excédentaire au service des fonds propres et de l’innovation, digitale ou énergétique. Elle réunirait et amplifierait l’Union bancaire, l’Union des marchés de capitaux et le plan Juncker.
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Je veux terminer par une réflexion plus générale. Au-delà des mesures techniques que j’ai évoquées, ce meilleur financement de notre économie ne se fera pas sans l’amélioration de l’information et des connaissances des Français en matière financière. Tant qu’on pourra vendre des illusions sur le bitcoin et autres crypto-actifs, on ne fera guère avancer le financement de l’investissement productif. Les professionnels ont le devoir de bien éclairer leurs clients sur la nature des investissements réalisés, et sur les risques qu’ils comportent : l’ACPR et l’AMF y veillent. Mais les Français doivent aussi être mieux formés et informés pour faire leurs choix de placements financiers en toute connaissance de cause, et être à même, s’ils le souhaitent, de prendre davantage de risques raisonnés. Je suis très heureux que le Premier ministre y ait insisté tout à l’heure. La Banque de France, en tant qu’opérateur de l’éducation économique et financière des publics, à la demande des ministres de l’Économie et des Finances comme de l’Éducation nationale, est pleinement engagée dans cette démarche, avec l’appui de tous ses partenaires – associations, acteurs institutionnels et professionnels. Ce sera une de nos priorités en 2018. Je vous remercie de votre attention.