Tout d'abord, je tiens à vous souhaiter chaleureusement à tous la bienvenue ici, à la Banque de France. Je suis très heureux d'inaugurer cette conférence consacrée à l'avenir de l'épargne, en compagnie d'intervenants et d'experts d'une telle qualité : universitaires de renom, éminents experts du secteur de la banque et de l'assurance, ainsi que régulateurs. Avant de leur laisser la parole, je voudrais partager avec vous quelques réflexions concernant le rôle que peut jouer l'épargne dans un contexte macroéconomique actuellement difficile.
La croissance après la crise a été décevante, aussi bien à l'échelle mondiale, avec un taux tout juste supérieur à 3 % en 2015 - et aussi très probablement en 2016, qu'en Europe, où elle plafonne (diapo 2). Quel est donc le problème ? Nous devons à Ben Bernanke, au milieu des années 2000, d’avoir forgé la célèbre expression « global savings glut » (surabondance d'épargne au niveau mondial) pour désigner l'excédent d'épargne des économies de marché émergentes. L'épargne est toujours abondante au niveau mondial mais une chose a radicalement changé au cours des dernières années : (diapo 3) c’est l'investissement, qui a fortement diminué en proportion du PIB dans les économies avancées. C’est ce que je qualifie d'« investment dearth » ou pénurie d'investissement. C’est particulièrement vrai dans la zone euro, où l'écart entre l'épargne et l'investissement est très élevé : l'excédent du compte courant a atteint 350 milliards d'euros en rythme annuel en août 2016, soit plus de 3 % du PIBi. Je suis convaincu que la solution pour combler cet écart n’est pas de réduire l'épargne mais d’accroître l'investissement productif – et l'épargne peut jouer un rôle essentiel à cet égard. Permettez-moi d'approfondir le sujet en répondant à trois questions : quelles sont les preuves dont nous disposons ? Quelles sont les causes ? Quels sont les remèdes ?
Le ratio de l'investissement total rapporté au PIB offre un premier aperçu de la pénurie d'investissement actuelle (diapo 4). La crise de 2007-2008 a entraîné une forte baisse du ratio d'investissement total. Dans de nombreux pays, il n'a pas encore retrouvé ses niveaux d'avant crise. C'est tout particulièrement le cas dans la zone euro où le ratio d'investissement total a diminué de 3 points environ depuis le point haut qu'il avait atteint en 2007 et ne s'est que légèrement redressé depuis. Par comparaison, le rythme de reprise est beaucoup plus soutenu aux États-Unis.
Maintenant (diapo 5), regardons de plus près les composantes de cette pénurie d'investissement : l'investissement immobilier et l’investissement public ont contribué à la baisse de l'investissement total après la crise mais ce qui importe le plus pour notre économie, c'est la contraction de l'investissement des entreprises. Selon les estimations du FMI, il est de 10 à 15 % inférieur aux prévisions d'avant-crise dans la zone euroii. Toutefois, pour bien comprendre la situation, il nous faut examiner de plus près la nature de l'investissement des entreprises. Nous devons distinguer l'investissement dans la construction d'une part – qui n'est pas en soi facteur d'innovation – de l'investissement dans la recherche et le développement et dans les équipements industriels, d'autre part, ce que j'appelle l'« investissement productif »iii. Ce qui est préoccupant, c'est que son niveau est insuffisant : dans l'ensemble de l'économie, le taux d'investissement productif est resté
longtemps inférieur à son niveau d'avant 2007 dans la zone euro et demeure plus faible en France qu'en Allemagne.
Cela nous amène à la troisième caractéristique importante de cette pénurie d'investissement : le comportement des entreprises (diapo 6). Depuis 2009, il a radicalement changé : compte tenu de la faiblesse de l'investissement des entreprises, les sociétés non financières sont devenues prêteurs nets alors qu'elles étaient auparavant emprunteurs nets. Ainsi, elles ont alimenté l'excédent du compte courant de la zone euro. En résumé, toutes ces réalités convergent : la cause du problème qui se pose aujourd'hui en Europe réside davantage dans le déficit d'investissement que dans la surabondance de l'épargne.
Permettez-moi de m’arrêter sur les principaux leviers de l'investissement. Le premier, et le plus important, est la demande attendue (diapo 7). La faiblesse générale de l'activité économique a un effet dissuasif sur la plupart des entreprises. La dernière enquête semestrielle menée par Bpifrance montre que la demande demeure le principal obstacle à l'investissement pour les chefs des petites entreprises françaisesiv. Ce diagnostic est confirmé au niveau macroéconomique par l'un des récents documents de travail de nos services, au terme de recherches sur un panel de 22 économies avancées : la demande attendue constitue le principal déterminant du recul de l'investissement des entreprises (contribution négative de plus de 80 %)v. Le second levier économique important de l'investissement est la confiance ou, en d'autres termes, le niveau d'incertitude (17 %)vi. Si l'environnement est flou, complexe ou instable – en particulier du point de vue des règles et des normes –, les entreprises adoptent un comportement attentiste et reportent leurs décisions d'investissement. Par conséquent, la simplification et la stabilisation des règles est un moyen clé, mais souvent sous-estimé, de stimuler l'investissement des entreprises.
Les leviers économiques sont les plus importants mais les leviers financiers jouent également un rôle. Actuellement, le coût du financement par endettement est faible dans la zone euro, il n’existe aucun signe de rationnement du crédit et, pourtant, l’investissement des entreprises ne réagit pas pleinement. Par conséquent, qu’est-ce qui ne va pas ? Deux éléments étroitement liés peuvent expliquer cette énigme.
Premièrement, l’économie de l’Europe se situant « à la frontière technologique », les entreprises doivent innover davantage, ce qui signifie qu’elles doivent diversifier leurs sources de financement : pour pouvoir prendre plus de risques, elles ont besoin de moins d’autofinancement et de financement par endettement et de davantage de financement par fonds propres. Cependant, (diapositive 8) et c’est la seconde caractéristique de notre environnement actuel, le coût des capitaux propres (cost of equity - CoE) est resté élevé en dépit de la forte baisse des taux d’intérêt au cours des vingt dernières années. Selon les calculs de la Banque de France, le coût nominal des capitaux propres demeure supérieur à 9 % pour les grandes entreprises cotées dans la zone euro – alors que le taux sans risque se situe autour de 0 %. En d’autres termes, la prime de risque a augmenté. Le coût élevé des capitaux propres incite les entreprises à donner la priorité aux dividendes et aux rachats d’actions par rapport à l’investissement. De plus, cette situation va souvent de pair avec un taux de rendement minimal à dépasser (« hurdle rate »)vii durablement élevé au sein des entreprises, avec pour résultat une sélection excessivement sévère des projets d’investissement. Les États-Unis en sont un bon exemple (diapositive 9) : depuis le début des années 2010, les rachats d’actions et les dividendes ont fortement augmenté pour représenter plus de 100 % des bénéfices déclarés, tandis que l’investissement productif s’est sensiblement ralenti jusqu’à enregistrer une croissance pratiquement nulle.
D’abord et avant tout, nous avons besoin en Europe d’une thérapie globale, tant économique que financière. Sur le plan économique, la politique monétaire est active et efficace mais elle ne peut pas rester la seule partie à jouer. La croissance sera plus forte en Europe si nous combinons des réformes structurelles – y compris des mesures pro-business – là où elles sont nécessaires, comme en France, et davantage de soutien budgétaire pour stimuler l’investissement dans les pays qui disposent d’une marge de manoeuvre, comme l’Allemagne. Mais nous devons également traiter le volet financier de cette pénurie d’investissement. Les États-Unis nous montrent combien cela peut s’avérer crucial à long terme. Leur modèle a des caractéristiques positives : (diapositive 10) les fonds propres des entreprises représentent 121 % du PIB aux États-Unis, contre seulement 52 % dans la zone euro, ce qui signifie qu’aux États-Unis l’innovation trouve plus facilement les financements appropriés. Mais il a également des limites que nous devons garder à l’esprit : un coût des capitaux propres excessif peut avoir des effets néfastes.
Pour relever ce défi financier, l’épargne a un rôle central à jouer. Je vais mettre l’accent sur deux pistes pour la diriger vers l’investissement productif. Premièrement, l’épargne doit être réorientée vers le long terme, plus aisément que vers la prise de risque directe. Les épargnants français, et plus généralement européens, affichent une plus grande aversion au risque que les américains et cela ne va probablement pas changer. Le premier motif d’épargne dans la zone euro est en effet de se prémunir contre des évènements inattendus (cité par plus de 50 % des ménagesviii). Mais dans le même temps, les épargnants sont de plus en plus préoccupés par l’augmentation de l’espérance de vie et la nécessité de préparer leur retraite : la prévoyance pour la vieillesse arrive au deuxième rang des principaux motifs d’épargne (près de 40 % des ménagesix). Il y a donc un sens à proposer aux épargnants, à titre complémentaire, de nouveaux produits d’épargne, moins liquides au cours des premières années mais assortis d’une forme de protection du capital sur le long terme. Ces nouveaux produits offriront aux
intermédiaires financiers – en particulier aux sociétés d’assurance-vie – des passifs suffisamment longs pour leur permettre de prendre des risques mutualisés, essentiellement sous forme d’investissements en capital, et permettront aux épargnants de bénéficier du meilleur rendement des actions sur la durée. Pour promouvoir ces produits, il faut également à tout le moins éviter les distorsions fiscales qui pourraient les pénaliser davantage que les investissements liquides et sans risque.
Deuxièmement, l’épargne doit mieux circuler à travers l’Europe, pour se diriger là où se trouvent les besoins d’investissement. Une grande partie de la solution se situe au niveau européen, avec la construction de ce que j’appelle une « Union de financement et d’investissement » (UFI), plutôt qu’une « Union des marchés de capitaux » seulement. Cette UFI regrouperait les initiatives qui existent déjà, l’Union des marchés de capitaux bien sûr mais aussi le Plan Juncker et l’Union bancaire, afin d’en amplifier l’impact par des synergies et des mesures plus ambitieuses. Permettez-moi de citer deux mesures visant à surmonter les obstacles à l’investissement transfrontière. Premièrement, l’UFI encouragerait le développement d’un écosystème paneuropéen de capital-risque. Une des limites les plus claires de l’Europe est la taille de ses fonds comparés à ceux des États-Unis : l’échelle de tailles varie d’au moins 1 à 10 en raison des frontières nationales et du biais domestique en Europe. Cela limite malheureusement la capacité des fonds européens à prendre des participations suffisamment importantes, notamment dans des entreprises prometteuses (« scale up » companies), qui deviendront ultérieurement des start-ups à succès. Le second exemple concerne les barrières réglementaires et juridiques au financement par fonds propres. L’UFI favoriserait une plus grande harmonisation des régimes de faillite et une information financière plus large et plus standardisée sur les entreprises européennes, y compris les PME. À cet égard, l’expérience acquise dans certains États membres – en France par exemple, l’expertise de la banque centrale en matière de cotation des entreprises – pourrait être mise à profit.
En conclusion, permettez-moi de citer Benjamin Franklin qui, dans son essai intitulé The Way to Wealth, donnait un conseil qui reste largement d’actualité : « les grands vaisseaux peuvent s’aventurer davantage, mais les petits bateaux doivent rester près du rivage ». Dans le contexte actuel, l’épargne ressemble certainement plus à un grand vaisseau qu’à un petit bateau. Et pourtant, à la différence des grands vaisseaux, elle ne prend pas suffisamment de risques raisonnables. Notre avenir dépendra de sa capacité à s’aventurer davantage pour contribuer à résorber la pénurie d’investissement, fléau de notre économie. Je vous ai fait part de mes réflexions sur les formes que cette évolution pourrait prendre et je vous souhaite des débats fructueux tout au long de cette conférence.
i Solde cumulé sur douze mois du compte courant pour la période s'achevant en août 2016. Source : BCE.
ii FMI, Perspectives de l'économie mondiale, avril 2015, chapitre 4 « L'investissement privé : où est le hic ? » Les chiffres expriment l'écart moyen en pourcentage par rapport aux prévisions du printemps 2007.
iii FBCF pour les machines et les équipements et la propriété intellectuelle.
iv 63 % des chefs de petites entreprises françaises citent la demande comme étant un obstacle à l'investissement. Source : Bpifrance, 63e enquête de conjoncture dans les PME, mai 2016.
v Matthieu Bussière, Laurent Ferrara et Juliana Milovich : « Explaining the recent slump in investment: the role of expected demand and uncertainty », Banque de France document de travail n°571 – septembre 2015.
vi Ibid.
vii Le hurdle rate est le taux de rendement interne qui doit être dégagé pour qu’un projet soit approuvé par une entreprise.
viii « Savings and investment behaviour in the euro area », Occasional paper series n°167, BCE, janvier 2016. Note : La Finlande, la France et l’Italie ne sont pas incluses dans le panel.
ix Ibid.