Liste actualité
InterventionDiscours

Conférence annuelle du marché boursier : Innovation et mutation

Mesdames, Messieurs,

C’est un grand plaisir pour moi de répondre à l’invitation de Stéphane Boujnah, et de participer à cette conférence annuelle, dont le sujet est central pour l’économie française aujourd’hui. Notre économie, qui se situe à la frontière technologique, doit pouvoir innover toujours plus – et donc se transformer, muter - pour relever ses perspectives de croissance. En conséquence, l’investissement des entreprises, qui est l’une des clés de l’innovation, doit pouvoir trouver des financements nouveaux. Cela ne veut pas dire que le financement traditionnel par le crédit bancaire n’est plus nécessaire, loin de là. Mais cela signifie que l’offre doit pouvoir se diversifier pour répondre aux besoins de financement des entreprises, quels que soient leur taille, leur âge ou leur secteur. Et bien évidemment, dans ce domaine, Euronext et la communauté financière dans son ensemble ont un rôle essentiel à jouer. Mais avant d’aborder plus en détail ces leviers financiers de l’investissement des entreprises, je voudrais d’abord revenir sur les leviers économiques qui précèdent les besoins de financement.

I. Dans le domaine économique, où en est-on en France et dans la zone euro et comment « transformer l’essai » ?
L’année 2016 a commencé comme celle de la volatilité : faiblesse des marchés financiers et des matières premières, depuis la Chine et le Moyen-Orient ; incertitudes politiques en Europe, au Sud, à l’Est, au Nord-Ouest avec le référendum britannique, et même au centre avec la crise des réfugiés. Nous avons un devoir de vigilance, mais nous avons deux autres impératifs : d’abord distinguer le fond du buzz, les vrais défis –et il n’en manque pas– des déclarations fracassantes et parfois excessives de ce début d’année ; ensuite tenir, face à la volatilité de l’instant, nos caps de moyen terme. Je ne parlerai pas ce soir de la politique monétaire, puisque nous sommes dans la période de réserve avant le Conseil des Gouverneurs de jeudi. Mais cette ambition de long terme doit valoir pour toute la politique économique, y compris la nécessité des réformes.

a) Nous sommes aujourd’hui dans un mouvement de reprise confirmé, avec pour 2015 plus de 1 % de croissance en France, et 1,5 % dans la zone euro. En 2016, malgré les incertitudes, tout indique que la croissance devrait être supérieure. En dépit de l’affaiblissement des grands pays émergents, l’économie française et européenne devrait continuer à bénéficier de la conjonction exceptionnelle de trois impulsions : (i) la baisse significative des prix du pétrole et des matières premières (de respectivement –45 % et –31 %, en dollars, entre le 1er janvier 2015 et le 14 janvier 2016) ; (ii) l’évolution à la baisse du taux de change de l’euro par rapport au dollar (-10 % sur la même période) ; (iii) et des taux d’intérêt très bas (- 80 pb sur le taux des crédits bancaires, depuis juin 2014). La politique monétaire non conventionnelle que nous avons menée en Europe depuis juin 2014 a fait beaucoup pour notre économie. Nous avons maintenant des estimations fiables et convergentes de son efficacité : elle augmente la perspective de croissance de la zone euro d’environ 1 % sur la période 2015-2017, et celle d’inflation de 0,5 pp en 2016 et 0,3 pp en 2017. Tout cela est beaucoup… et à cette aune notre performance de croissance reste insuffisante : moins que ne devraient le permettre ces stimuli économiques exceptionnels, et moins que la moyenne européenne.

b) Il faut désormais transformer la reprise économique trop modérée que nous connaissons en une croissance forte, durable et créatrice d’emplois. Cela passe notamment par une relance de l’investissement des entreprises. En France aujourd’hui, ce n’est pas la quantité de l’investissement qui pose problème, puisque le taux d’investissement des sociétés non financières, à 22,9 % en 2015, est plutôt bon par rapport à sa moyenne de long terme, à savoir 21,4 % depuis 1980. Mais c’est sa qualité et sa productivité qui font défaut pour pouvoir soutenir la croissance : beaucoup de construction, pas assez de machines et équipements ou de recherche et développement. La relance de l’investissement productif ne se décrète pas d’en haut : elle passe par les décisions de milliers d’entrepreneurs. Mais tous sont sensibles avant tout à trois leviers. Premièrement, les perspectives de croissance, puisque les carnets de commande, c’est-à-dire la demande ou le PIB attendus, sont la motivation principale de l’investissement. Pour augmenter la croissance à moyen terme en France, les réformes structurelles sont indispensables. Nous connaissons aujourd’hui les handicaps de la France : le fort endettement de son secteur public, la détérioration de sa compétitivité, la lourdeur de ses procédures. Nous connaissons aussi les solutions : elles ont marché chez nos voisins européens, la Suède des années 1990, l’Allemagne des années 2000, l’Espagne des années 2010. Deuxième levier, la confiance. L’incertitude est l’ennemie de l’investissement. Pour la réduire, il faut viser la simplification, la stabilité et la visibilité des règles. Enfin, troisième levier, la rentabilité. Ce facteur joue le plus directement pour beaucoup de PME qui sont sensibles au volume de leur autofinancement.

II. Cependant, si les leviers économiques sont premiers dans les décisions d’investissement des entreprises, les leviers financiers ont également un rôle important à jouer.

a) Aujourd’hui, nos entreprises ont besoin de financements mieux adaptés : notre défi est le financement en fonds propres plus que la dette. Pour que les investissements puissent être de plus en plus tournés vers l’innovation, et donc, de fait, de plus en plus risqués, il faut que les financements évoluent. À investissements innovants, financements nouveaux. Les entreprises européennes ont donc non seulement besoin de crédits moins garantis, mais également, pour les entreprises en création ou en croissance, de davantage de fonds propres. En effet, les fonds propres ont deux atouts : ils permettent d’une part au créateur de disposer de fonds durables et d’autre part à l’investisseur d’avoir un fort potentiel d’appréciation par rapport au risque qu’il prend. Une économie en rattrapage – comme l’Europe jusqu’aux années 1980, ou beaucoup de pays émergents aujourd’hui – peut se financer par dette. Une économie à la frontière technologique, qui suppose plus de risques, doit se financer davantage par fonds propres. Or, dans la zone euro la structure de financement des entreprises reste majoritairement centrée sur la dette plutôt que sur les fonds propres. À titre de comparaison, les fonds propres nets des sociétés non financières représentent 123 % du PIB aux États-Unis, contre 52 % en zone euro. Cet écart transatlantique, peu cité, est plus significatif encore que le taux de désintermédiation de la dette : les fameux 20 % de financements de marché européens face aux 75 % américains.

b) Pour ce qui concerne la dette, la situation en France est aujourd’hui globalement satisfaisante. D’une part, les financements bancaires restent accessibles. D’abord en volume, puisque les concours bancaires pour les entreprises progressent plus rapidement en France que partout ailleurs en Europe : + 4,5 % en rythme annuel à fin novembre 2015, contre + 2,1 % au Royaume-Uni, + 1,0 % en Allemagne, + 0,0 % en Italie et + 0,9 % en moyenne dans la zone euro. En outre, les taux d’intérêt en France sont parmi les plus bas d’Europe. Le taux d’intérêt nominal des nouveaux crédits bancaires est aujourd’hui inférieur à 2 % en moyenne, contre environ 5 % en 2007. Enfin, l’accès des PME au crédit d’investissement est bon : le taux de satisfaction des demandes en France (c’est-à-dire obtention du crédit en totalité ou à plus de 75 %) atteignait 92 % au troisième trimestre 2015 selon l’enquête menée par la Banque de France, même s’il faut progresser sur les TPE. D’autre part, les financements obligataires se développent. Le mouvement de diversification des sources de financement par la dette est plus marqué en France que chez ses voisins européens, avec un recours accru à l’endettement de marché. Le taux de désintermédiation, c’est-à-dire la part des financements obligataires dans l’endettement financier des entreprises, est passé de 24,2 % en 2008 à 38,6 % en 2015, alors qu’il n’atteignait à la même date que 14,1 % en Allemagne et 13,5 % en Italie. Néanmoins, en France, l’endettement de marché concerne toujours essentiellement les grandes entreprises, pour qui le financement obligataire représente environ 70 % de leur endettement financier contre environ 25 % pour les entreprises de taille intermédiaire et moins de 5 % pour les PME. Pour autant, une désintermédiation forcée aurait peu de sens : il doit s’agir d’une diversification optionnelle des financements, déterminée par la demande des entreprises elles-mêmes et non pas imposée selon un calendrier et des objectifs prédéterminés.

c) Le développement prioritaire du financement par les fonds propres passe par plusieurs canaux. Du côté des fonds propres « internes », c’est-à-dire de l’autofinancement, les perspectives s’améliorent. Pour les PME en particulier, l’autofinancement est crucial car il reste le principal outil de financement de leurs investissements, même quand l’endettement est disponible. À cet égard, la baisse du taux de marge des entreprises françaises depuis 2008 a été un sujet d’alerte. Mais elle a été bien identifiée et traitée par le crédit d’impôt compétitivité emploi (CICE) et le pacte de responsabilité et de solidarité. Ces réformes permettent une amélioration effective du taux de marge des entreprises, qui passerait de 29,5 % en 2014 à plus de 32 % en 2017. Du côté des fonds propres « externes », vous êtes bien sûr au coeur de l’action. Euronext en tant que principale place boursière pan-européenne, a un rôle central à jouer dans le financement par les marchés des entreprises, par la dette bien sûr, mais surtout par les fonds propres. À cet égard, je salue la volonté d’Euronext –supervisé par l’AMF avec qui la Banque de France travaille en excellente coopération- de ramener les investisseurs en Bourse, mais également celle d’orienter les entreprises de toutes tailles et de tous secteurs sur les marchés. Sur les trois premiers trimestres de l’année 2015, Euronext a ainsi permis la cotation de 38 entreprises, pour un total de 82,9 Md€ de fonds propres et de dette levés sur les marchés primaire et secondaire. Sa filiale EnterNext, dédiée à la promotion et au développement des PME-ETI, a permis l’introduction en bourse de 26 PME-ETI et la levée de 6 Md€ sur la même période. Vous contribuez ainsi à deux réconciliations essentielles : celle des entreprises et de la finance, et celle des Français et du risque. Vous le faites avec une dimension européenne, mais je le dis clairement : avoir une place forte dans les infrastructures de marché est décisif pour l’économie française. Je voudrais dépasser Euronext avec deux orientations plus générales en faveur des fonds propres.

L’épargne des Français, d’une part, doit s’adapter à l’environnement actuel de taux bas. C’est une opportunité d’encourager une épargne plus « à risque » et plus à long terme, dans l’intérêt tant des épargnants eux-mêmes que de notre économie. Aujourd’hui, seuls 31 % des placements financiers des ménages sont constitués d’actifs risqués, contre 45 % dans la zone Euro. Il faut pour cela agir dans deux directions : répercuter progressivement la baisse des taux sur la rémunération de l’épargne sans risque – c’est pourquoi j’ai proposé la baisse des taux du PEL, et c’est pourquoi il faut poursuivre résolument la baisse des rendements de l’assurance vie investie en fonds euro. La deuxième direction, c’est le développement de produits nouveaux : moins liquides sans doute, assortis ou non d’une protection en capital sur le long terme, et pouvant bénéficier du meilleur rendement des actions sur la durée. Et il faut à tout le moins éviter des distorsions fiscales au détriment de ces produits par rapport à l’épargne liquide et sans risque. Cette neutralité fiscale devrait, symétriquement, se retrouver du côté des entreprises financées : éviter de favoriser le financement par dette plutôt que par capitaux propres… et nous savons qu’il y a du chemin à faire. D’autre part, pour favoriser le financement par les fonds propres, il faut développer les flux de capitaux transfrontières en zone euro. L’un des grands paradoxes de la zone euro est que l’investissement y est trop faible, alors même que l’épargne y est globalement abondante : la zone euro bénéficie d’un fort excédent courant, plus de 300 Md€ par an, soit plus de 3 % du PIB sur la période de quatre trimestres s’achevant au troisième trimestre 2015. Le problème est que l’épargne circule mal entre les différents pays de la zone euro du fait de la fragmentation financière. Cette situation a des conséquences graves. Elle crée un manque à croître, puisque l’excédent d’épargne des pays coeur ne rencontre pas la demande d’investissement des pays périphériques. Elle crée également une fragilité de la zone euro, étant donné que les chocs nationaux ne sont amortis ni par des transferts budgétaires, en l’absence d’union budgétaire, ni par des flux privés durables. À titre de comparaison, aux États-Unis, les flux de capitaux entre les États fédérés permettent d’amortir les chocs à hauteur de 39 %, alors que les transferts publics ne jouent qu’à hauteur de 13 % 1. Il s’agit bien de flux en fonds propres, et non en crédit : ils sont en effet beaucoup plus efficaces pour amortir les chocs, puisqu’ils opèrent un véritable partage du risque transfrontière.

Une bonne part de la solution se joue à l’échelle européenne avec le projet d’Union des marchés de capitaux (UMC) porté par la Commission européenne. Cependant, ses objectifs et son ambition doivent être plus clairement définis pour assurer son succès. C’est pourquoi il me paraît préférable de parler d’Union de financement et d’investissement, pour deux raisons : d’abord parce que les marchés de capitaux ne sont qu’un outil – c’est le bon financement de l’investissement qui est l’objectif principal – ; ensuite, parce que les canaux de financement doivent rester divers – les marchés de capitaux devront s’articuler avec les banques, ainsi qu’avec les fonds propres « privés » souscrits directement par les assureurs et gestionnaires d’actifs. L’Union de financement et d’investissement doit être la consolidation en synergie de l’UMC, de l’Union bancaire et du plan Juncker. Cela permettrait de développer encore davantage l’investissement en fonds propres transfrontières, et de partager nos risques au travers de mécanismes innovants comme un venture capital européen.

Je conclurai par une remarque plus générale. Parfois la menace du fatalisme nous guette : notre croissance dépendrait principalement de la Chine, et l’innovation serait l’apanage des États-Unis. Notre environnement international compte, certes, mais notre destin économique dépend d’abord de nous-mêmes, de notre capacité à innover et à nous réformer. Dans cette mutation, le financement n’a qu’une part, et une part qui est au service de l’économie et des entreprises. Mais c’est une part importante et je suis heureux que cette conférence lui ait donné toute sa place.

Je vous remercie de votre attention.

1. P. Asdrubali, B. E. Sorensen et O. Yosha, « Channels of interstate risk sharing: United States 1963-1990 », the Quarterly Journal of Economics, vol. 111, 1996, Oxford University Press.

Télécharger la version PDF du document

DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Conférence annuelle du marché boursier : Innovation et mutation
  • Publié le 19/01/2016
  • FR
  • PDF (179.43 Ko)
Télécharger (FR)