Mesdames, Messieurs,
C’est un plaisir d’être à Francfort aujourd’hui à l’occasion de la 7e conférence annuelle de l’AEAPP et je tiens à remercier chaleureusement le président de l’AEAPP, Gabriel Bernardino, pour son aimable invitation. Je dois dire que je me sens comme chez moi, car nous sommes tout près des locaux de la BCE où je prends part aux réunions du Conseil des gouverneurs au moins tous les quinze jours. Mais aujourd’hui je m’exprimerai en tant que président de l’autorité française de supervision (Autorité de contrôle prudentiel et de résolution - ACPR), qui fait partie du conseil des autorités de surveillance de l’AEAPP et qui est chargée de la supervision des sociétés d’assurance et des banques en France. C’est une responsabilité importante, le marché français de l’assurance étant le deuxième marché de l’Union européenne, juste derrière le Royaume-Uni, avec un bilan agrégé de 2 600 milliards d’euros environ.
Étant donné que j’interviens juste avant le panel consacré à l’innovation, je saisirai cette opportunité pour mettre l’accent sur trois types d’innovation, qui à mon avis pourraient nous amener à repenser l’assurance et les pensions : l’innovation institutionnelle, l’innovation économique et l’innovation technologique.
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1 - L’innovation institutionnelle
Je commencerai par l’innovation institutionnelle. Sur ce sujet, je tiens en premier lieu à rendre hommage à l’AEAPP qui, depuis sa création en janvier 2011, a fait un travail remarquable pour promouvoir une réglementation européenne solide et cohérente et des pratiques de supervision harmonisées au sein de l’Union européenne. La création de l’AEAPP, à la suite du rapport Larosière, traduisait la nécessité d’avancer vers une supervision plus intégrée au niveau européen après la crise financière de 2007-2008 et je crois que c’est une réussite. Dans un contexte d’intégration croissante des marchés financiers, l’AEAPP a contribué à garantir une véritable égalité de traitement à l’ensemble des acteurs du secteur de l’assurance et des pensions professionnelles au niveau européen, en coordination avec les autorités nationales et les autres autorités européennes de surveillance (AES). Ce cadre de supervision équilibré nous permet de gérer l’innovation « institutionnelle » – c’est là mon premier point – que nous commençons à voir apparaître en conséquence du vote en faveur du Brexit. Certaines entités britanniques envisagent en effet la possibilité de ne constituer que des coquilles vides dans l’Union européenne, des « plaques de cuivre », tout en gardant leurs ressources au Royaume-Uni. Je souscris ici totalement à la vigilance souhaitée par l’AEAPP sur ce sujet. En outre, le Brexit est associé à certains risques, d’où la nécessité de plans de contingence. Je pense notamment aux assurés européens ayant souscrit directement auprès d’organismes britanniques et qui devraient continuer à bénéficier de la même protection. L’AEAPP, en liaison avec les autorités britanniques, a fort justement attiré l’attention des organismes d’assurance britanniques sur la nécessité d’élaborer des plans visant à gérer le Brexit, indépendamment des négociations toujours en cours. Il est particulièrement important de garantir que le Brexit se passe le mieux possible, avec des effets limités pour les assurés.
À l’avenir toutefois, il conviendrait d’envisager un ajustement du cadre institutionnel européen, afin qu’il reste aussi efficace que possible. La revue des AES devrait nous inciter à renforcer les missions de l’AEAPP. Il y a deux domaines en particulier où un renforcement de la convergence est nécessaire, afin que tous les consommateurs européens soient protégés quelle que soit la localisation de l’organisme d’assurance dans l’Union européenne : l’assurance en responsabilité civile dans la construction et dans les services médicaux. L’AEAPP a déjà lancé des plates-formes de coopération afin de faciliter les échanges d’informations concernant l’assurance en responsabilité civile dans la construction. Nous sommes très favorables à la poursuite de ces initiatives et à l’adoption de mesures visant à harmoniser les pratiques de supervision à cet égard. Dans le même temps, nous devrions maintenir une distinction claire entre la surveillance prudentielle au quotidien confiée aux autorités nationales compétentes (ANC) et le rôle d’harmonisation réglementaire qui doit être joué par l’AEAPP. Conformément à ce principe, par exemple, il serait préférable que la validation des modèles internes reste de la responsabilité des ANC afin de refléter le lien étroit entre ces décisions et le dialogue permanent entre l’organisme d’assurance et son superviseur national ; l’AEAPP, pour sa part, pourrait se concentrer plus efficacement sur la mission essentielle que représente le renforcement de l’harmonisation des pratiques nationales.
Au-delà de ces ajustements souhaitables du cadre institutionnel européen, il convient de réaliser des progrès concrets vers un mécanisme de résolution européen, qui fournirait des outils plus adaptés afin de limiter l’impact de la faillite d’un organisme d’assurance et d’accroître la confiance. La France a œuvré en ce sens au niveau national et un tel mécanisme sera en place dans notre pays avant décembre[i]. Le régime français de résolution dans le secteur de l’assurance requiert des organismes d’assurance d’une certaine taille qu’ils élaborent des plans de redressement préventifs, qui constitueront la base des plans de résolution préventifs. De plus, l’ACPR s’est vu confier plusieurs pouvoirs à utiliser dans un contexte de résolution, comme la possibilité de nommer un administrateur chargé de la résolution dans l’organisme d’assurance, de limiter la distribution de dividendes ou d’organiser des transferts de portefeuilles à un autre organisme d’assurance.
2 - L’innovation économique
Je vais maintenant aborder mon deuxième point : l’innovation économique. L’économie de l’Europe étant proche de la « frontière technologique », il est nécessaire que les entreprises innovent davantage. Pour ce faire, elles doivent être capables de prendre davantage de risques, ce qui nécessite plus de financement par fonds propres, sur le long terme, plutôt que du financement par la dette. À cet égard, la zone euro est très en retard : les fonds propres représentaient seulement 68 % du PIB fin 2016, contre 128 % aux États-Unis. Et pourtant, les ressources sont abondantes : l’excédent d’épargne par rapport à l’investissement est de 350 milliards d’euros environ par an, soit plus de 3 % du PIB. Il est donc essentiel pour l’économie de la zone euro de mieux orienter cette épargne vers l’investissement productif au-delà des frontières, notamment en faveur des fonds propres qui sont la clé d’une économie de l’innovation. Les start-ups le savent bien, mais en Europe, nos entreprises en croissance (scale-ups), nos entreprises de taille intermédiaire et nos PME doivent aussi avoir davantage accès au levier financier des actions. Le secteur de l’assurance a un rôle primordial à jouer, puisque c’est le principal investisseur institutionnel de la zone euro, avec un total d’actifs de près de 7 800 milliards d’euros au deuxième trimestre 2017.
En pratique, quelle est la voie à suivre ? Une grande partie de la solution se situe au niveau européen. Jusqu’à présent, les efforts vont dans la bonne direction, mais les travaux doivent maintenant s’accélérer avec ce que j’appelle une « Union de financement pour l’investissement et l’innovation ». Cette Union de financement est l’accélérateur microéconomique dont nous avons besoin pour réaliser des progrès concrets vers une véritable Union économique au sein de la zone euro. Les éléments constitutifs de cette Union de financement pour l’investissement et l’innovation existent déjà : i) l’Union des marchés de capitaux, qui favorise la diversification du financement privé ; ii) le plan d’investissement Juncker, qui oriente l’investissement public et privé vers l’économie réelle ; et iii) l’Union bancaire, qui vise à résoudre la fragmentation financière persistante. Cependant, ces initiatives souffrent de l’absence d’une gouvernance unifiée par une Union de financement, qui permettrait de contourner les obstacles bureaucratiques et de renforcer les synergies. De plus, pour que cette Union financière soit effective, des progrès sont encore nécessaires dans quatre domaines clés : premièrement, en incitant aux investissements transfrontières (essentiellement en fonds propres) par le biais des règles comptables, de la fiscalité et des lois sur les faillites ; deuxièmement, en développant des produits d’épargne et des véhicules d’investissement à long terme à l’échelle européenne, comme les fonds de capital-risque européens – je mettrai l’accent sur cet axe de progrès qui revêt un intérêt particulier pour le secteur de l’assurance; troisièmement, en achevant l’Union bancaire ; et quatrièmement, en contrôlant les activités et les risques financiers dont l’importance est vitale pour la zone euro, tels que les contreparties centrales super-systémiques.
Dans ce contexte, les assureurs ont un rôle essentiel à jouer en prenant l’initiative de nouvelles formes d’assurance-vie compatibles avec l’environnement de taux d’intérêt bas, avec le besoin de financement par fonds propres de la zone euro et avec les attentes des ménages de la zone – la prévoyance pour la vieillesse se situe désormais au deuxième rang des principaux motifs d’épargne. Cela signifie que les assureurs doivent poursuivre leur réflexion pour développer à l’échelle européenne de nouveaux produits d’épargne de long terme. Ces produits doivent bénéficier du rendement plus élevé des actions dans la durée et ils peuvent être moins liquides, tout en étant également assortis d’une forme de protection du capital. Il demeure cependant essentiel que l’innovation en matière de produits continue de s’effectuer avec prudence, sans nuire à la protection des assurés. À cet égard, il convient d’accorder une attention particulière au produit paneuropéen d’épargne-retraite individuelle (PEPP). Ce produit constitue une piste de développement de produits à l’échelle européenne et répond au besoin des assureurs de sortir du cumul garantie en liquidité et garantie en capital. Il soulève cependant quelques inquiétudes : l’information sur les risques encourus dans le cadre des différents types de garanties peut ne pas être suffisamment claire pour les consommateurs ; de plus, la garantie peut finalement dépendre de la société financière proposant ce produit, puisqu’il existe une différence, par exemple, entre les entreprises d’assurance respectant la directive Solvabilité II et les gestionnaires d’actifs, soumis à de moindres exigences en capital.
Ceci m’amène à l’aspect réglementaire. Les assureurs doivent ici aussi jouer leur rôle, en contribuant activement à la revue du nouveau cadre réglementaire issu de la directive Solvabilité II. Sur bien des points, Solvabilité II est une avancée très importante pour le secteur de l’assurance. Mais cela ne signifie pas qu’elle est parfaite : nous devons analyser de près ses impacts, en particulier sur les comportements d’investissement et le financement de l’économie, pour pouvoir proposer les ajustements nécessaires. Des progrès ont d’ores et déjà été apportés pour le financement des projets et entreprises d’infrastructure, grâce à deux amendements entrés en vigueur respectivement en avril 2016 et en septembre 2017, qui ont adapté le calibrage des exigences en capital. Mais plus largement, les revues de la formule standard et des mesures du « paquet branches longues », prévues respectivement pour 2018 et 2020, sont des rendez-vous importants pour apporter les améliorations indispensables. Les travaux sont en cours et je salue la proposition publiée par l’AEAPP début novembre de réduire les exigences en capital pour les titres de créance non notés et les fonds propres non listés sous certaines conditions.
C’est la Commission qui a spécifiquement fait la demande d’examiner ces investissements non notés ou non listés. Mais nous pouvons souhaiter avoir une vision plus large et intégrer d’autres types d’investissements à long terme dans des propositions innovantes afin de modifier Solvabilité II, en vue de parvenir au bon équilibre entre une supervision efficace et le financement de l’économie réelle. Il appartient maintenant au secteur de saisir cette opportunité de partager ses points de vue et son expérience : la réglementation de demain doit bénéficier de vos idées. En ce qui concerne la question globale du calcul de la solvabilité, par exemple, la corrélation entre les classes d’actifs, afin de reconnaître pleinement les avantages en termes de diversification des investissements à long terme, pourrait constituer une avancée innovante.
3 - L’innovation technologique
Permettez-moi d’aborder à présent mon troisième et dernier point : l’innovation technologique. La révolution digitale crée de nombreuses opportunités pour les acteurs financiers comme pour les consommateurs, avec notamment un nombre croissant de services financiers plus accessibles et une satisfaction des clients plus complète. En France, l’ACPR est mobilisée pour soutenir l’innovation, comme le montre la création du Pôle de l’innovation FinTech et du Forum FinTech avec l’Autorité des marchés financiers française. Au sein de ce forum FinTech nous travaillons en étroite collaboration avec d’autres autorités publiques afin de promouvoir le développement des FinTech et des InsurTech en France. Il y a un an, l’ACPR a autorisé la première assurance santé entièrement digitale, l’InsurTech « Alan ».
Dans le cas des organismes d’assurance, la révolution digitale débute par une refonte complète des relations avec la clientèle et des habitudes des consommateurs. Mais elle va plus loin. Dans le cadre de la révolution digitale, le secteur de l’assurance peut apporter stabilité et protection, ce qui est la raison d’être depuis toujours de l’assurance. Je souhaiterais souligner deux sujets qui sont essentiels à mes yeux : la cyber-assurance et le big data.
La couverture contre les cyber-risques, premièrement, est une préoccupation qui touche l’ensemble des entreprises, des plus petites aux plus grandes, car les cyber-attaques sont de plus en plus fréquentes et coûteuses : selon un rapport de Lloyd’s and Cyence, on estime qu’en 2016, les cyber‑attaques ont coûté aux entreprises environ 450 milliards de dollars au niveau mondial. En dépit de ces menaces, le marché de la cyber‑assurance est encore trop peu développé. Les organismes d’assurance peuvent et doivent s’inspirer de leur propre expérience dans la lutte contre les cyber‑risques pour faire émerger une offre européenne de cyber-assurance plus mature.
Les données à caractère personnel et le Big Data sont le deuxième sujet sur lequel je souhaiterais mettre l’accent. Naturellement, le développement des objets connectés, qui démultiplient la quantité d’informations sur les assurés, est une opportunité pour le métier de l’assurance qui consiste précisément à collecter et exploiter des données pour mesurer un risque et en déduire une tarification. Néanmoins, les organismes d’assurance doivent adopter une approche responsable : il faut trouver un juste équilibre entre la segmentation et le partage du risque entre assurés. Ce sont les principes de solidarité et de mutualisation consubstantiels à l’assurance qui sont en jeu. Et il ne faut pas perdre de vue nos valeurs collectives à l’égard du respect de la vie privée.
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Pour conclure, je souhaite souligner que toutes ces innovations exigent une certaine créativité de la part des superviseurs comme des assureurs. John Maynard Keynes, qui a profondément renouvelé la pensée économique, était bien conscient de la nécessité de sortir des sentiers battus. Dans la préface de La théorie générale, il a écrit : « La difficulté n’est pas de comprendre les idées nouvelles, elle est d’échapper aux idées anciennes qui ont poussé leurs ramifications dans tous les recoins de l’esprit des personnes ayant reçu la même formation que la plupart d’entre nous. »[ii]. Ayons le courage de penser différemment. À cet égard, en tant qu’organismes d’assurance, il vous appartient de façonner l’assurance du futur et, comme je l’ai dit, il y a beaucoup à faire. En tant que superviseurs, nous devons également faire preuve de suffisamment de souplesse pour soutenir vos innovations, tout en garantissant le respect des principes clés que j’ai mentionnés précédemment. Je suis très heureux que cette question soit développée lors de la prochaine table ronde cet après-midi. Je vous souhaite une réflexion très fructueuse. Je vous remercie de votre attention.
[i] Loi Sapin, 9 décembre 2016 ; cadre définitif adopté avant décembre 2017 par ordonnances.
[ii] J.M. Keynes (1935), Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie.