Mesdames, Messieurs,
C’est un plaisir pour moi d’être avec vous aujourd’hui, en dépit de la guerre en Ukraine qui pèse sur nos esprits. L’heure est à l’urgence, et nous devons gérer plusieurs crises en même temps : bien que largement éclipsé, le dernier rapport du GIEC nous rappelle une autre priorité brûlante, et à quel point cette semaine de la durabilité est bienvenue. Il serait tentant aujourd’hui de faire passer l’urgence avant la durabilité. Mais comme l’écrivait le célèbre auteur de romans policiers Raymond Chandler dans Le grand sommeil : « Il n’existe pas de piège plus mortel que celui que l’on se tend à soi-même ». Permettez-moi de proposer aujourd’hui deux remèdes simples pour éviter le piège fatal du court-termisme: (I) L’Europe doit rester en pole position pour parvenir à la neutralité carbone, et (II) nous devons développer encore la macroéconomie du climat, et préciser la manière dont elle interfère avec la crise actuelle de l’énergie.
L’Union européenne s’est engagée sur des cibles ambitieuses de réduction de ses émissions carbone, avec pour objectif de restreindre ses niveaux d’émissions de 1990 de 55 % d’ici 2030 et d’atteindre la neutralité carbone d’ici 2050. L’Eurosystème contribue largement à cette dynamique, et vise à aligner ses actions sur les progrès de la politique et des initiatives de l’UE en la matière – et je dois souligner ici que la Banque de France a souvent joué un rôle de locomotive. Nos actions s’articulent autour de deux axes, comme résumé dans ce quadrant.
Nous devons tout d’abord favoriser une opportunité financière, car les besoins de financement correspondants sont massifs : au moins 350 milliards d’euros d’investissements supplémentaires par an sont nécessaires pour atteindre notre objectif d’ici 20301. Nous n’avons pas d’autre choix que d’accélérer le rapide développement de la finance verte. De fait, la croissance du marché des obligations vertes bat des records : il a doublé en 2021, atteignant 460 milliards d’euros au niveau mondial – et ces obligations sont pour moitié libellées en euros.
La dynamique soutenue des marchés financiers verts est une bonne nouvelle, à la condition essentielle qu’ils tiennent leurs promesses. Cela nous rappelle le mythe platonicien de l’anneau de Gygès2 : en accordant à un berger le pouvoir de devenir invisible, celui-ci ne craint plus de commettre des actes injustes. L’écoblanchiment ne doit pas être l’assassin de la finance verte. L’Europe travaille donc activement pour améliorer la transparence et la publication obligatoire des informations pour une discipline de marché plus saine et une meilleure allocation des capitaux. Toutes les grandes entreprises devront déclarer publiquement l’alignement de leurs activités avec la taxonomie – sur cette question, parvenir à de bons compromis est plus efficace et intelligent que de rechercher éternellement le perfectionnisme – et publier des données fondées sur les normes ESG à venir – qui s’appliqueront à partir de 2024 au travers de la directive relative à la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD). La publication d’informations s’applique également aux produits financiers jugés « durables »3 et sera complétée par un label officiel pour les obligations vertes, la norme européenne sur les obligations vertes (European Green Bond Standard) – qui sera adoptée, je l’espère, d’ici l’été. La coopération internationale sur le développement de normes extrafinancières, en particulier entre l’EFRAG (European Financial Reporting Advisory Group) et l’ISBB (International Sustainability Standards Board), sera essentielle pour garantir la comparabilité et l’interopérabilité, tout en évitant une harmonisation vers le bas.
Sur l’axe vertical, en tant que superviseurs, la transparence accrue permet de fournir une image plus claire des risques liés au climat. La publication /la photo des risques actuels a été enrichie par la conduite de tests de résistance climatiques prospectifs, qui fournissent la « vidéo » des risques à long terme : l’autorité de surveillance française, l’ACPR, a réalisé l’année dernière le premier exercice pilote « bottom-up », tandis que la BCE a lancé son propre exercice en janvier. Dans un premier temps, ces tests de résistance devraient être rendus obligatoires pour les banques et les sociétés d’assurance. Nous devons affiner la méthodologie, et (seulement) quand les risques liés au climat seront bien appréhendés, des exigences de fonds propres supplémentaires pourraient, dans un second temps, être imposées par les superviseurs. En outre, les banques devraient être tenues de publier des plans de transition qui seraient évalués par les superviseurs : un décalage par rapport à l’objectif de politique climatique pourrait être considéré comme l’indication d’un risque de transition significatif – entraînant potentiellement une exigence de fonds propres supplémentaire. Dans tous les cas, je privilégierais des exigences de fonds propres supplémentaires au titre du pilier 2, compte tenu de la nécessité de garantir la disponibilité et la comparabilité des données relatives aux actifs. Et ces exigences supplémentaires devraient rester totalement fondées sur le risque, plutôt que d’être poétiquement fondées sur des couleurs : il convient d’être prudent vis-à-vis de l’idée simpliste et binaire du facteur de soutien vert ou du facteur brun pénalisant.
S’agissant de nos actions en tant que banque centrale, nous avons tout d’abord à cœur de mettre nous-mêmes en pratique ce que nous recommandons : il n’y a rien de mieux que de montrer l’exemple. La Banque de France a été la première banque centrale de l’Eurosystème à adopter une Charte d’investissement responsable, en 2018, pour ses portefeuilles de fonds propres. Ceux-ci sont déjà alignés sur une stratégie de 2°C et seront progressivement abaissés sur 1,5°C. Nous étendrons progressivement cette mesure à l’ensemble de nos portefeuilles non monétaires. Les banques centrales de l’Eurosystème s’engagent également à mettre en œuvre une stratégie durable et responsable pour les portefeuilles non monétaires libellés en euros et à publier les premiers résultats d’ici 2023.
S’agissant de la politique monétaire, la BCE a élaboré un plan d’action ambitieux qui sera mis en œuvre d’ici 2024, auquel la Banque de France a contribué de manière décisive4. Le plan prévoit, entre autres, d’imposer une obligation de transparence aux actifs et aux émetteurs éligibles – qui devrait également s’appliquer aux titres adossés à des actifs et aux obligations sécurisées. Il inclut également l’intégration des aspects liés au changement climatique dans les opérations de politique monétaire de la BCE, notamment par le biais d’un ajustement du dispositif gouvernant la répartition des achats d’actifs (tilting) dans le cadre du CSPP et de décotes différenciées pour les garanties, basées sur des critères relatifs au risque climatique. Ces actions doivent reposer sur des métriques crédibles d’émissions carbone incluant toutes les émissions indirectes produites le long de la chaîne de valeur d’une entreprise (ce que l’on appelle les émissions de « scope 3 »). Nous devons également adopter une approche prospective en prenant en compte l’engagement des entreprises à réduire leurs émissions : en matière de transition climatique, la trajectoire est tout aussi importante que le point de départ et une approche dynamique est préférable à des exclusions arbitraires.
Au-delà du changement climatique, la perte de biodiversité commence à devenir un sujet de préoccupation pour le secteur financier : jeudi, le NGFS et la plateforme de recherche INSPIRE publieront le dernier d’une série de rapports sur la perte de biodiversité et la stabilité financière, en s’appuyant sur les efforts collectifs des différentes banques centrales et des milieux universitaires, y compris des chercheurs de la Banque de France5.
En amont, nous avons réalisé des progrès significatifs grâce au GIEC sur la physique du changement climatique. En aval aussi, en faisant de la finance verte le catalyseur de la transition des entreprises. Mais entre les deux, il y a un chaînon manquant : la macroéconomie du climat et son incidence sur la croissance et la stabilité des prix. C’est pourquoi son incorporation dans la modélisation macroéconomique est l’une des priorités de la BCE.
Dans un environnement aussi hautement incertain, l’analyse par scénario s’est révélée utile pour permettre aux autorités de planifier leurs réponses. Grâce à une collaboration fructueuse entre 108 superviseurs et banques centrales dans le monde entier, le NGFS (Réseau pour le verdissement du système financier) – dont le secrétariat mondial est basé à Paris – a produit des scénarios macrofinanciers détaillés, qui constituent le cadre le plus complet à ce jour pour l’évaluation des risques financiers liés au climat. D’ici l’été, le NGFS va actualiser ses six scénarios financiers, étroitement alignés avec les scénarios climatiques correspondants du GIEC lorsque cela est applicable. Ils incluront une meilleure évaluation des risques physiques et des évolutions macroéconomiques, en particulier concernant la dynamique des prix. C’est une grande réussite, mais ce n’est que le début. L’an prochain, le NGFS devra (a) continuer à mieux modéliser les risques physiques, (b) ajouter une granularité sectorielle et géographique tout en intégrant pleinement les derniers résultats pertinents du GIEC. Il devra également compléter ces scénarios par une série de chocs plus défavorables à court et à moyen terme (2030), modélisant une accélération du changement climatique et de la transition.
Globalement, les résultats des scénarios liés au climat sont très clairs : plus nous amorçons la transition rapidement, moins les coûts en termes de PIB seront élevés.
Dans le cadre des scénarios « trop peu, trop tard », à la fin du siècle, la perte globale de PIB pourrait être comprise entre au moins 10 % et 20 % du niveau de PIB mondial, contre 7 % dans le scénario de l’accord de Paris. Toutefois, ces estimations ne tiennent pas compte des évolutions plus volatiles susceptibles d’intervenir à court terme, sous l’effet d’une transition désordonnée ou de changements de politique imprévus. Devrons-nous faire face à une « inflation verte » ? Une typologie des chocs potentiels – liés à l’offre et à la demande – est nécessaire pour évaluer correctement les implications des risques de transition sur la stabilité des prix et la croissance.
De tels chocs pourraient avoir un impact inflationniste, tout particulièrement dans le cas d’un choc d’offre négatif, et notamment s’il se produit de façon désordonnée comme c’est le cas actuellement avec la guerre en Ukraine. À l’inverse, certains chocs pourraient avoir un effet désinflationniste, en cas d’incertitude accrue ou de perturbations financières liées à des actifs dévalorisés (stranded assets).
De tels effets pourraient se combiner, amplifiant ou atténuant l’impact global ; cela étant, le plus probable est que la transition se traduise par des tensions inflationnistes, en particulier sur les prix de l’énergie6. Mais je voudrais préciser un point : les politiques de transition climatique ne sont pas responsables de la hausse actuelle de l’inflation. D’après nos estimations, la hausse des prix du carbone liée au système d’échange de quotas d’émission de l’UE explique seulement 7 % de l’augmentation des prix de l'électricité en France en 2021.
Pour ce qui est des évolutions inattendues à court terme, la transition climatique risque clairement d’être éclipsée – et peut-être retardée – par la guerre en Ukraine. Les mesures les plus rapides permettant de réduire la dépendance de l’Europe au gaz russe pourraient se traduire par un recours accru au charbon et au pétrole dans certains pays. En outre, la guerre menée par la Russie va probablement entraîner un ralentissement de la croissance et maintenir l’inflation à un niveau plus élevé plus longtemps, réduisant ainsi les marges budgétaire et monétaire disponibles pour le financement de technologies vertes.
Il est par conséquent urgent de trouver une « voie de compatibilité » qui, à la fois, favorise notre autonomie énergétique et garantisse notre transition vers une économie bas carbone. Les stabilisateurs publics et privés constituent à cet égard de précieuses ressources, à la fois pour amortir les retombées économiques du conflit, et pour accélérer les investissements dans des activités durables. Tout d’abord, le programme Next Generation EU, qui consacre déjà 30 % de son budget à la lutte contre le changement climatique, devra être accéléré. Mais plus encore, l’investissement privé jouera un rôle clé : l’UE dispose de la plus grande réserve d’épargne au monde – 300 milliards d’euros d’excédent d’épargne. Il est temps de construire le pont entre ces ressources financières et nos besoins d’investissement en énergie, en faisant enfin de l’Europe un véritable marché unique de financement. En mai dernier, Christine Lagarde s’est prononcée à juste titre en faveur d’une Union verte des marchés de capitaux7.
Du côté de la BCE, nous devons poursuivre sur la voie de la normalisation progressive de la politique monétaire afin de maintenir l’ancrage des anticipations d’inflation – il est temps en effet de lever le pied de l’accélérateur à inflation, comme nous l’avons décidé lors de notre dernier Conseil des gouverneurs. Ceci dit, nous ne devons pas surréagir à la volatilité à court terme des prix de l’énergie ; nous devons plutôt nous concentrer davantage sur l’inflation sous-jacente et sur le moyen terme.
Je me dois de souligner le remarquable alignement des intérêts publics et privés sur cette question de la finance verte au cours des dernières années – mais ce n’est que le début. Et ce ne peut être le seul levier d’action dans la mesure où rien ne remplacera un prix du carbone ; la finance verte ne peut être le seul instrument de verdissement de nos économies. Soyez assurés que les banques centrales feront tout leur possible pour favoriser la transition au nom même de leur mandat. Je vous remercie de votre attention.
1 Commission européenne, Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions, Stratégie pour le financement de la transition vers une économie durable, 6 juillet 2021.
2 Platon, La république
3 Règlement européen sur la publication d’informations en matière de durabilité dans le secteur des services financiers
4 Villeroy de Galhau, F., « Le rôle des banques centrales dans le verdissement de l’économie », discours, 11 février 2021.
5 Svartzman, R. et al, « Un “printemps silencieux” pour le système financier ? Vers une estimation des risques financiers liés à la biodiversité », Working Paper Series no. 826, Banque de France, 27 août 2021.
6 Schnabel I., “A new age of energy inflation: climateflation, fossilflation and greenflation”, discours, 17 mars 2022.
7 Lagarde (C.) « Towards a green capital markets union for Europe », discours, 6 mai 2021.