Mesdames, Messieurs,
C’est un grand plaisir pour moi d’inaugurer cette conférence, d’une thématique tout à fait d’actualité : « Régulation financière - stabilité contre uniformité, le point sur les acteurs non bancaires ». Cet intitulé invite tous les participants à une réflexion sur le défi auquel les décideurs sont confrontés aujourd’hui :
- d’une part, éviter les arbitrages réglementaires et assurer une approche cohérente de la régulation financière entre les différents secteurs ;
- et d’autre part, prendre en compte les modèles d’activité et les risques spécifiquement liés à chaque acteur ou secteur du système financier.
Nous allons explorer cette question, et j’aimerais tout d’abord remercier le professeur Jean Tirole, prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d'Alfred Nobel en 2014, qui prononcera aujourd’hui le discours liminaire. C’est également un grand honneur pour moi d’accueillir les éminents intervenants, universitaires, décideurs, et représentants des différents secteurs qui ont accepté de venir partager leurs vues sur la meilleure façon de réguler les acteurs non bancaires.
Au cours des dernières années, la Banque de France a développé une collaboration étroite avec Jean et ses collègues de l’École d’économie de Toulouse. Ce partenariat a revêtu différentes formes, notamment l’organisation de plusieurs conférences communes sur la liquidité, sur l’avenir de la régulation ou sur la dette publique, qui se sont concrétisées par des éditions spéciales de notre Revue de la stabilité financière. Jean a également développé sa réflexion autour de la politique macro-prudentielle et des interactions stratégiques. C’est ce qui est au coeur de la conférence d’aujourd’hui.
Dans les médias, les acteurs non bancaires sont souvent appelés « secteur bancaire parallèle » (shadow banks). Cela ne signifie toutefois pas qu’ils échappent à toute régulation. Ainsi, les sociétés d’assurance, parfois incluses dans la définition du « système bancaire parallèle » sont étroitement régulées en France et surveillées par l’ACPR, tandis que l’Autorité des marchés financiers (AMF) surveille les gestionnaires d’actifs.
La régulation du système bancaire parallèle a été et reste, vous le savez, l’un des principaux objectifs du G20 et du Conseil de stabilité financière (CSF) depuis la crise financière de 2008. L’objectif sous-jacent était d’éviter l’arbitrage réglementaire et les transferts de risques en dehors du système bancaire à un moment où la supervision bancaire a été considérablement renforcée.
Même si cet objectif est tout à fait légitime du point de vue de la stabilité financière, j’aimerais mettre l’accent sur deux idées :
(1) Premièrement, un certain nombre d’écueils sont apparus en chemin. Et, en effet, il ne faut pas confondre mise en cohérence des règles et uniformité des règles.
(2) Deuxièmement, une approche « taille unique » (one-size-fits-all) de la régulation du système bancaire parallèle pourrait avoir des conséquences néfastes.
1. Permettez-moi de développer le premier point : la crise de 2008 a montré que ledit « secteur bancaire parallèle » a joué un rôle important dans la propagation et dans l’amplification de l’instabilité dans l’ensemble du système financier. Par conséquent, apporter un éclairage sur ces entités et les réguler afin de prévenir la contagion et l’arbitrage réglementaire constitue depuis lors une priorité du programme de régulation financière du G20. La Banque de France a participé à ces travaux dès le début.
Dans un premier temps, les travaux ont consisté à définir le « secteur bancaire parallèle ». Ce secteur, qui englobe à l’échelle mondiale une grande variété d’institutions réalisant de l’intermédiation du crédit et de la transformation d’échéances en dehors du secteur bancaire « traditionnel », transforme donc des actifs illiquides en actifs liquides.
Le système de finance parallèle s’est progressivement étendu à différents acteurs et activités : les fonds d’investissement monétaires, la titrisation, les opérations de pension et autres cessions temporaires de titres. Les travaux consacrés à la prévention des risques financiers émanant du système bancaire parallèle sont devenus indissociables de ceux visant à mettre fin au concept de « trop important pour faire faillite ». Dans le sillage des banques d’importance systémique mondiale (GSIB), le CSF a commencé à travailler à l’identification et à la définition d’une réglementation applicable aux assureurs d’importance systémique mondiale (GSII), aux institutions d’importance systémique mondiale hors banques et hors assurances (NBNI) et aux infrastructures de marché / contreparties centrales critiques.
D’abord centrés sur la surveillance et les déclarations statistiques, ces travaux mettent désormais l’accent sur l’élaboration de la réglementation. Au-delà des exercices annuels de surveillance des activités bancaires parallèles, les décideurs entendaient s’assurer qu’aucune partie du système financier n’échappait à la régulation et que des corpus similaires de règles s’appliquaient à des ensembles similaires de risques. En termes d’amélioration de la régulation des institutions d’importance systémique mondiale (G-SII), des progrès demeurent possibles en matière de surveillance et il est nécessaire de disposer de données pertinentes, notamment pour une meilleure compréhension de l’interdépendance entre les G-SII. La cohérence entre secteurs a été considérée comme étant un facteur clé pour la prévention du risque d’arbitrage réglementaire et la préservation d’une égalité de traitement appropriée.
À la suite de la recommandation du G20, le CSF a lancé un ambitieux programme réglementaire qui vise à mieux contrôler les risques liés au secteur bancaire parallèle. De fait, les États-Unis ont récemment adopté un cadre réglementaire pour les fonds monétaires (en juillet 2014). D’autres examens sont en cours ; je pense notamment à l’évaluation des risques et du caractère systémique des gestionnaires d’actifs dont les actifs ont enregistré une croissance considérable au cours de ces dernières années ou au développement rapide des fonds indiciels négociables en bourse (ETF), qui fournissent de la liquidité en temps réel au passif tandis que les actifs correspondants ont une liquidité plus faible.
En Europe, cette initiative à caractère mondial s’est traduite par un certain nombre d’initiatives réglementaires telles que le règlement sur les opérations de financement sur titres (mises en pension et prêts de titres) ou le règlement sur les fonds monétaire. L’objectif final consistait à transformer le secteur bancaire parallèle en un pourvoyeur de « financement de marché » réglementé et plus sûr.
2. J’en viens maintenant au deuxième point que je souhaite aborder : même si l’arbitrage réglementaire est un risque, la cohérence entre les secteurs ne doit pas être confondue avec l’uniformité et une approche unique pour tous pourrait avoir des conséquences néfastes inattendues.
Du point de vue de la stabilité financière, on pourrait aisément conclure que les risques de retraits massifs de dépôts sont très semblables, qu’il s’agisse des banques ou du secteur bancaire parallèle, et doivent donc être traités de la même façon sur le plan réglementaire. Cependant, le déroulement et les conséquences d’une hausse des rachats dans le secteur des assurances ne sont guère comparables à ce qui se passerait pour les banques. Par ailleurs, le secteur bancaire parallèle est beaucoup plus complexe, il n’est pas harmonisé et il est difficile à appréhender dans sa globalité, même après l’importante diminution des activités liées à ce secteur dans le sillage de la crise financière. En effet, des entités comme les sociétés d’assurance, les contreparties centrales, les gestionnaires d’actifs et l’ensemble des autres acteurs non bancaires ont leurs modèles d’activités et leurs spécificités propres.
Par conséquent, la reproduction de l’approche adaptée aux banques d’importance systémique mondiale (GSIB) à ces acteurs non bancaires peut soit entraîner des solutions inappropriées (« capacité totale d’absorption des pertes » ou TLAC pour les contreparties centrales, « exigence de capital supplémentaire » ou HLA mal calibrée pour les G-SII), soit favoriser la pro-cyclicité. Dans le second cas, l’ensemble des intervenants de marché prendraient les mêmes positions, sur les mêmes instruments financiers et au même moment, ce qui favoriserait un marché « à sens unique ». Ce comportement grégaire, en amplifiant une décision de marché irrationnelle qui ne se base pas sur des fondamentaux, risque d’entraîner des conséquences préjudiciables en termes de stabilité financière qui pourraient rapidement s’étendre à l’ensemble de la sphère financière.
Par ailleurs, aucun de ces secteurs n’est actuellement dépourvu de réglementation en Europe (directive AIFM pour les fonds alternatifs, directives OPCVM pour les fondsd’investissement, Solvabilité 2 pour les assurances, EMIR pour les contreparties centrales) et l’application à l’identique de certaines règles découlant de la supervision bancaire à ces entités n’aurait absolument aucun sens.
Plus généralement, il incombe aux autorités d’agir de façon cohérente et d’essayer d’anticiper et d’atténuer les éventuelles conséquences imprévues de leurs décisions. Par exemple, il pourrait sembler contradictoire d’encourager la compensation centrale des produits dérivés ou la négociation sur une plate-forme de négociation organisée en vue de réduire les risques systémiques tout en prélevant une taxe sur les transactions financières sur ces opérations, si celles-ci sont jugées plus sûres.
Les autorités doivent s’assurer que leurs actions ne constitueront pas un facteur d’instabilité du marché, susceptible de s’étendre au marché et de créer une nouvelle crise.
Conclusion
Comme nous pouvons le constater, les autorités ont encore du pain sur la planche s’agissant de l’élaboration d’un cadre réglementaire adapté au secteur bancaire parallèle, permettant à celui-ci d’être suffisamment solide pour fournir un « financement de marché » durable. Le projet d’Union des marchés de capitaux lancé par la Commission européenne vise à établir un cadre réglementaire solide. C’est dans ce but, par exemple, que la Commission, avec l’aide de l’Association bancaire européenne, a récemment défini des critères pour une « titrisation simple, transparente et standardisée » (STS). L’idée est à la fois de regagner la confiance des investisseurs à l’égard des actifs titrisés, confiance qui souffre encore (il faut bien l’admettre) de la crise des subprime américains, et d’inciter les banques à réduire leurs portefeuilles de prêts pour alléger leurs bilans afin de refinancer l’économie réelle. En favorisant ce nouveau type de titrisation, la Commission européenne veille à éviter une autre crise des subprime.
En effet, le rééquilibrage du dosage des financements de l’économie de l’UE, tel que l’encourage l’initiative de l’Union des marchés de capitaux, constitue un objectif valable, à condition que soit mis en place un cadre réglementaire et de prévention des risques judicieusement calibré. Voici quelques-uns des défis à relever au cours des prochaines années. Je souhaite que cette conférence soit fructueuse et je laisse maintenant la parole à Jean Tirole.