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Mise en ligne le 14 Mai 2025

Audition de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France.
Devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale, Paris, 14 mai 2025
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les députés,
Je vous remercie de me recevoir aujourd’hui devant la Commission des affaires étrangères de notre Assemblée nationale. C’est un événement inhabituel, et même une première, alors qu’il m’arrive souvent de m’exprimer devant la Commission des finances. Que votre Président en soit chaleureusement remercié, et ceci souligne aussi la nouveauté des temps, marquée par le basculement américain, l’imprévisibilité internationale et, je le crois, une « attente d’Europe ». Ces ruptures valent en matière économique autant que diplomatique ; je me concentrerai naturellement sur le premier champ. Mais je voudrais d’emblée dissiper une idée trop reçue : le chantier économique et financier n’est pas que technique, il porte une dimension politique essentielle de souveraineté (I). Et je voudrais ensuite dépasser un autre doute : l’Europe économique n’est pas condamnée à prolonger son inertie passée ; elle peut et doit saisir un moment unique (II).
I. L’Europe économique et financière : un chantier politique plus encore que technique.
1.1. Le défi européen : transformer nos atouts économiques et financiers en souveraineté
Le défi de la puissance pour la France et l’Europe de 2025, c’est à l’évidence la défense, mais c’est tout autant l’économie. La première jambe n’avancera pas durablement sans la seconde. L’Europe n’est certes pas sans atouts économiques ; nous n’en avons, ni assez conscience, ni assez confiance. Notre marché unique pèse autant que les États-Unis en parité de pouvoir d’achat (17 900 milliards d’euros pour l’UE contre 18 400 pour les États-Unis en 2024i). L’Union européenne dispose d’une ressource abondante : une épargne financière privée chaque année plus élevée, représentant un flux de 1085 milliards d’euros (6% du PIB) l’an dernierii. Nous disposons d’une main d’œuvre hautement qualifiée – notre continent a su former plus de 500 prix Nobel –, d’un État de droit solidement ancré et d’un modèle social partagé. Si l’Amérique hélas se replie et renonce à son leadership international, l’Union européenne est attendue comme un pôle d’équilibre potentiel par nos partenaires internationaux.
Mais nous avons aujourd’hui à transformer ces atouts en puissance. Notre marché unique est beaucoup moins attractif que le marché américain, notamment pour les entreprises innovantes, car il demeure beaucoup trop fragmenté. Notre excédent d’épargne financière, bien que considérable (plus de 400 milliards d’euros l’an dernieriii), est en partie intermédié par la finance américaine, et insuffisamment affecté aux fonds propres des entreprises européennesiv. En matière de recherche, la mobilité transatlantique demeure très déséquilibrée : près de 120 000 chercheurs européens travaillent aujourd’hui aux États-Unis. En résultante, l’Europe accuse un retard dans le domaine technologique : les investissements privés vont trop aux secteurs existants, et pas assez aux secteurs innovants, c’est le « piège de la technologie intermédiaire », souligné entre autres par Jean Tirolev.
La France a depuis longtemps été la première et légitime avocate de cette nécessaire souveraineté économique européenne, mais elle doit aujourd’hui malheureusement rétablir sa crédibilité budgétaire, si elle veut pleinement entraîner ses partenaires. Avoir enfin moins de déficits et de dette en France, pour regagner plus d’influence en Europe.
1.2 L’Europe a pourtant su conquérir une souveraineté commerciale et monétaire
Il est pourtant deux domaines où l’Europe, grâce à son unité, a su conquérir une souveraineté : la puissance commerciale et la souveraineté monétaire.
L’Union européenne est la première puissance commerciale du mondevi, et elle parle ici d’une seule voix autour de la Commission. Les mesures protectionnistes américaines sont un jeu « perdant-perdant » mais où l’initiateur est le plus sanctionnévii : il y aura cette année aux États-Unis moins de croissance qu’attendu en janvier dernier, et plus d’inflation. Les « accords » annoncés ces derniers jours avec la Grande-Bretagne puis la Chine, pour être moins mauvais que les mesures brutales du 2 avril, ne sont pas de bons accords : encore trop de tarifs pénalisants – dont le « socle » sans précédent de 10% ! –, et surtout toujours autant de flou et d’imprévisibilité qui provoquent l’attentisme. Les Européens ont su jusqu’à présent garder leur sang-froid et leur unité : il est juste d’avoir mis sur la table des mesures en réponse, mais avec entrée en vigueur différée pour permettre une négociation et espérer une désescalade. Par ailleurs, l’Europe a tout intérêt à nouer des alliances commerciales avec un maximum d’autres partenaires, de l’Amérique latine (dont le Mercosur) à l’Asie, dès lors que ces accords sont équilibrés.
En matière monétaire, nous avons su, il y a plus de 25 ans, bâtir une souveraineté commune avec l’euro. Il y a fallu une volonté politique, et une méthode mobilisatrice. Reconnue dans le monde entier, elle nous donne aujourd’hui l’autonomie indispensable face à la volatilité américaine. Dans les années 1980-1990, souvenons-nous à quel point nos décisions de politique monétaire étaient affectées par celles sur le dollar ; aujourd’hui, elles nous appartiennent pleinement.
Malgré un environnement international traversé par de profondes incertitudes, la situation monétaire en zone euro est aujourd’hui plus claire. Pour la première fois depuis plusieurs années, nous sommes revenus vers la zone qu’on peut appeler le « 2-2 » : une inflation proche de 2 %, notre cible, et un taux directeur à 2,25 %, bien en deçà des niveaux américainviii et britanniqueix, à 4,25%. Ce succès conforte le soutien historiquement élevé des citoyens français et européens pour la monnaie unique, à 81% en Europe.
Face à une certaine incertitude sur les actifs financiers américains et à une attente de diversification de nos partenaires, le renforcement du rôle international de l’euro peut devenir un impératif stratégique. Certes, ce rôle n’était pas stipulé dans les objectifs des traités européens, et, lors de la création de l’euro, l’Eurosystème a adopté une position de neutralité quant aux ambitions internationales de l’eurox. Mais à l’aune des 20 ans de l’euro, la BCExi soulignait le passage du « ni-ni » (ni empêchement, ni soutien) à une « heureuse coïncidence » des objectifs internes de l’Eurosystème avec la dimension externe de l’euro. La place du dollar restera naturellement importante ; et ce renforcement du rôle de l’euro doit donc présenter un caractère progressif et équilibré, reposant sur le choix des acteurs privés. Mais c’est aussi en synergie avec une opportunité interne : celle de consolider notre architecture commune – qu’il s’agisse de l’Union pour l’épargne et l’investissement et de l’offre d’actifs sûrs libellés en euro.
II. Dépasser la tétanie, pour saisir « le moment de l’Europe »
J’en viens maintenant à une deuxième idée reçue : la souveraineté économique européenne serait un objectif impossible à atteindre. Certes, cette ambition d’Union économique, présente dès l’origine à côté de l’Union monétaire, renforcée depuis quinze ans avec les projets d’Union bancaire et d’Union des marchés de capitaux, progresse trop lentement. Mais si le basculement américain peut avoir une vertu et une seule, c’est de sonner le réveil de l’Europe. Pour autant, ne nous racontons pas d’histoire : notre réponse collective n’est pas encore à la hauteur. De ce sursaut, nous avons la capacité, à condition que nous en ayons la volonté, fermement et durablement. L’installation du nouveau gouvernement allemand accompagne cette fenêtre d’opportunité.
Fixer une date mobilisatrice pour atteindre notre souveraineté économique et financière
Les rapports Draghixii et Lettaxiii en 2024, puis la « Boussole pour la compétitivité » et la stratégie d’Union pour l’épargne et l’investissement de la Commission européenne respectivement en février et mars 2025 sont remarquablement convergents sur les réformes structurelles nécessaires ; et ces actions nécessaires n’impliquent aucun coût budgétaire. Nous avons besoin d’une mobilisation générale, comme la Banque de France a titré sa récente « Lettre au Président de la République » , selon trois impératifs, 3 « i », ou si l’on préfère, la taille multipliée par le muscle et par la vitesse.
Premièrement, nous devons intégrer plus le marché unique. Cela signifie miser sur sa taille en supprimant les obstacles internes dans de nombreux domaines tels que les services et l’énergie. Il faut aussi investir mieux, en priorité dans les innovations de rupture les plus prometteuses, et en particulier celles liées à l’intelligence artificielle (IA). Pour y parvenir, il nous faut développer le muscle financier européen grâce à une véritable Union pour l’épargne et l’investissement orientant davantage notre abondante épargne privée vers les fonds propres et le capital-risque en Europe. Il faut enfin innover plus vite. L’Europe a besoin de simplification : moins de bureaucratie, de procédures et de délais. Simplifier n’est pas pour autant déréguler, l’approche européenne restera ferme sur les objectifs, mais sera plus agile dans la conception.
Mais cette souveraineté économique et financière ne pourra être atteinte qu’à une condition forte, centrale : que les ambitions politiques et les anticipations des acteurs économiques soient rapidement alignées. Pour ce faire, j’appelle à une date mobilisatrice comme, par le passé, Jacques Delors avait su le faire avec le 1er janvier 1993 pour le marché unique, puis le 1er janvier 1999 pour la monnaie uniquexv. C’est à la Commission de la proposer, au Conseil de la fixer, mais pourquoi pas le 1er janvier 2028 : nous devons nous donner deux à trois ans pour sortir plus puissants et souverains du tournant amorcé par l’actuelle administration américaine. Face à l’illusoire « Liberation Day » américain, Christine Lagarde a ainsi appelé à une « marche vers l’indépendance européennexvi ». En conséquence, la Commission devrait viser de présenter cette année l’ensemble de ses propositions législatives. C’est maintenant, ou ce ne sera jamais ; l’Histoire n’attend pas.
J’ajoute pour terminer une dimension technologique essentielle de notre souveraineté monétaire. La numérisation de l’économie européennexvii accentue dans les paiements du quotidien une dépendance aux acteurs non européens, notamment aux réseaux internationauxxviii et aux géants du numérique. En outre, l’essor des stablecoins – le plus souvent adossés au dollar, et fortement encouragés par le gouvernement américain – pose un risque sérieux de « privatisation » et de « déseuropéanisation » de la monnaie. Ces raisons conduisent l’Eurosystème à plaider vigoureusement pour un euro numérique, un billet dans l’espace numérique. L’ambition n’est pas de se substituer à la monnaie fiduciaire ou aux solutions bancaires existantes ; mais là aussi, un projet apparemment technique recouvre une dimension politique essentielle.
Face au basculement américain, et alors que nous venons de commémorer le 80e anniversaire de la fin de la Seconde Guerre mondiale et le 75e anniversaire de la déclaration Schumanxix, les mots de Robert Schuman résonnent aujourd’hui avec une acuité particulière : « il n’est plus question de vaines paroles, mais d’un acte, d’un acte hardi, d’un acte constructifxx ». Oui, il est urgent de sortir d’une certaine nonchalance économique, et de dépasser la tétanie face à la nouvelle administration américaine. Notre mobilisation doit être générale : cette réponse française et européenne ne peut être que collective, juste dans le partage de l’effort et décisive dans la vitesse de l’action. Alors, et alors seulement, ce peut être le moment de la France et de l’Europe. Je vous remercie de votre attention.
i PIB PPA en euros courants en 2024, source : AMECO/Commission européenne, octobre 2024.
ii Flux annuel glissant au T4 2024. Calculs de la Banque de France.
iii Villeroy de Galhau (F.) (2025), Lettre au Président de la République : De la tétanie à la mobilisation générale, comment agir face au basculement américain, 9 avril.
iv Villeroy de Galhau (F.) (2025), S’aventurer en eaux libres pour débloquer le potentiel d’innovation de l’Europe, discours, Euronext Paris, 18 mars.
v Fuest (C.), Gros (D.), Mengel (P.-L.), Presidente (G.) et Tirole (J.) (2024), EU Innovation Policy – How to Escape the Middle Technology Trap, European Policy Analysis Group, avril.
vi La Commission européenne considère l’Union comme première puissance commerciale mondiale en se fondant sur le nombre de pays pour lesquels elle est le premier partenaire commercial, sur ses parts mondiales dans les échanges de biens et services, ainsi que sur ses flux d’investissements directs. Source : Commission européenne (2025), The EU’s position in world trade.
vii Villeroy de Galhau (F.) (2025), Sur les marchés et dans les esprits : préserver le partenariat transatlantique, discours, Atlantic Council, Washington, 23 avril.
viii Taux des fonds fédéraux dans une fourchette comprise entre 4,25% et 4,5% au 14 mai 2025.
ix Taux britannique à 4,25% au 14 mai 2025.
x Villeroy de Galhau (F.) (2023), L’euro comme actif complémentaire d’un système plus multilatéral, discours, Conférence « L’internationalisation de l’euro et création de l’UMC de l’UE », Paris, 16 juin
xi Banque centrale européenne (2019), Rapport sur le rôle international de l’euro, juin, pp. 38-39 ; Banque centrale européenne (2020) Rapport annuel 2019, mai, p. 67.
xii Draghi (M.) (2024), The future of European competitiveness, septembre.
xiii Letta (E.) (2024), Much more than a market, avril.
xiv Villeroy de Galhau (F.) (2025), Lettre au Président de la République : De la tétanie à la mobilisation générale, comment agir face au basculement américain, 9 avril.
xv Villeroy de Galhau (F.) (2025), Sur les marchés et dans les esprits : préserver le partenariat transatlantique, discours, Atlantic Council, Washington, 23 avril.
xvi Lagarde (C.) (2025), Interview France Inter, 31 mars.
xvii En France, les espèces étaient utilisées dans 43% des transactions de proximité en 2024, contre 68% en 2016. cf. Banque de France (2025), Les Français continuent d’apprécier les espèces, même si leur usage se réduit au profit des paiements par carte et mobile, Bulletin de la Banque de France, 25 février.
xviii Ils représentent 66% des paiements par carte en zone euro au premier semestre 2024.
xix Schuman (R.) (1950), Déclaration, 9 mai.
xx Schuman (R.) (1950), Déclaration, 9 mai.
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Mise à jour le 14 Mai 2025