Mesdames, Messieurs,
Je suis très heureux d’être parmi vous ce soir à l’Université LUISS, dans cette magnifique salle de bal de la Villa Blanc, et je tiens à remercier chaleureusement la Vice-Présidente Paola Severino. L’Université LUISS est bien connue pour l’excellence de son enseignement et l’un de vos illustres anciens présidents, Guido Carli, qui a donné son nom à votre Université, fut l’un des signataires du Traité de Maastricht en 1992.
Aujourd’hui, je m’exprime devant vous en ami de l’Italie, un pays qui m’est cher. Pendant plusieurs années de ma vie professionnelle, je suis venu tous les mois à Rome, et j’ai eu le plaisir d’apprendre votre langue. Je suis heureux de la présence ici de mon ami le Gouverneur Ignazio Visco, qui est mon voisin le plus proche à Francfort : nous y sommes assis côte à côte. Je viens aussi en Européen convaincu, qui connait bien l’Allemagne ou la Belgique. C’est également l’engagement de Sylvie Goulard, présente aujourd’hui comme sous-gouverneur de la Banque de France. Je suis très conscient de l’ampleur des défis auxquels l’Italie est confrontée, dont jusqu’à une période récente les flux migratoires, d’autant plus que nous partageons une culture, une histoire et aujourd’hui des institutions et des défis communs. En tant que banquier central, je vais cependant me concentrer sur l’aspect économique, et notamment sur notre monnaie partagée et sur la zone euro.
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En préambule, je voudrais rappeler quelques faits stylisés, parfois trop vite oubliés. L’Italie est forte de nombreux atouts : c’est la deuxième industrie de la zone euro, après l’Allemagne mais devant la France. Ses performances à l’export se sont améliorées ces dernières années, notamment grâce à une plus grande spécialisation dans les produits à forte valeur ajoutée[i] et au génie de ses « imprenditori », de Brescia à Bologne. De plus, grâce en partie aux réformes engagées par les gouvernements italiens successifs depuis 2012, la situation macroéconomique de l’Italie est globalement solide [slide]. Pour citer quelques indicateurs clés : une position extérieure nette, presque à l’équilibre (- 5 % du PIB en 2017), et meilleure que celle de la France ; un compte courant excédentaire depuis 2013 (2,8 % du PIB en 2017) ; et un endettement privé plus faible que dans la moyenne de la zone euro. Oui, l’Italie – comme l’Europe d’ailleurs – peut avoir beaucoup plus de fiertés qu’on ne le dit. La fierté permet davantage de sérénité, sans agressivité. Et elle n’exclut pas la lucidité.
L’Italie est en effet moins en croissance qu’elle ne le devrait [slide]. Le PIB réel n’a pas retrouvé son niveau d’avant la crise. Le PIB réel par tête est, quant à lui, inférieur à son niveau de 2007. Cette faiblesse du taux de croissance est une raison centrale du fort taux d’endettement public, en augmentation depuis 2008. Autre conséquence de la faible croissance : un fort taux de chômage, particulièrement élevé chez les jeunes (32 % en septembre 2018 chez les 15-24 ans). Le drame des « scoraggiati », notamment au Sud, ce doit être le nôtre à tous.
C’est avec ce paysage sous les yeux ici et maintenant, à Rome, que je veux éclairer les perspectives économiques pour la zone euro. Je souhaite partager avec vous deux convictions :
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I. L’euro est du côté des solutions, non des problèmes.
La tentation existe d’attribuer à l’euro cette faible croissance. Dans cette vue, la monnaie unique serait un carcan imposé à nos pays par l’Allemagne, et géré par « Francfort » au bénéfice de celle-ci. Tout débat est légitime, et nous ne devons pas fuir celui-ci. Mais l’euro est au contraire du côté des solutions, pour quatre raisons. Deux sont liées au temps long, à ces vingt ans de l’euro que nous allons marquer le 1er janvier prochain : la volonté historique ; le bilan économique. Et deux sont liées à la nature même des politiques économiques pratiquées aujourd’hui : la politique monétaire unique ; et la décentralisation des autres politiques.
1/ Permettez-moi d’abord un bref rappel historique : dès le début, l’Italie et la France ont voulu l’euro, beaucoup plus que l’Allemagne. Je me souviens de Rome en décembre 1990 où, depuis le Palazzo Montecitorio, nous avons ouvert la Conférence intergouvernementale sur l’Union économique et monétaire – c’est Guido Carli justement qui présidait. Nous avons ensuite bâti l’euro, ensemble, pas à pas – et depuis lors, Français et Italiens – de Tommaso Padoa-Schioppa à Mario Draghi – l’ont géré bien plus que les Allemands.
Alors oui, Francfort est en Allemagne… comme Bruxelles est en Belgique. Mais le poids de l’Italie et de la France dans la décision est beaucoup plus grand qu’avant, car à l’époque de la lire et du franc, nos politiques monétaires devaient en pratique quasiment se conformer à celle de l’Allemagne. Il ne nous restait qu’une liberté, celle de dévaluer périodiquement nos monnaies ; c’était humiliant aussi, et surtout appauvrissant pour les peuples. Au-delà des effets bénéfiques de court terme liés à la baisse du prix des exportations, les effets négatifs à moyen terme des dévaluations sont potentiellement bien plus élevés, nous les avons un peu oubliés : inflation via le renchérissement du prix des importations, baisse de la valeur du patrimoine du pays et augmentation de ses dettes extérieures. La créativité italienne, votre génie commercial depuis Venise, Gênes et Florence, comptent beaucoup plus que la facilité d’une lire faible.
2/ La seconde raison, c’est le bilan économique. Depuis vingt ans, l’Italie et la France ont fortement bénéficié des avantages de la monnaie unique :
Les citoyens sont en conséquence très attachés à la monnaie unique : 61 % des Italiens et 70 % des Français soutiennent l’euro aujourd’hui[ii]. Et ce soutien populaire, partout, est un des plus grands succès de l’euro.
3/ Les deux dernières raisons tiennent à la nature même du système original qui unit les 19 pays de la zone euro : la politique monétaire est partagée ; les autres politiques économiques sont décentralisées. Commençons par notre politique monétaire : l’engagement de l’Eurosystème depuis la crise de 2011 a été décisif pour réduire la fragmentation entre les pays de la zone euro. [slide] Les taux d’intérêt ont plus baissé en Italie qu’ailleurs, pour les entreprises, les ménages et l’État, et les banques italiennes ont reçu plus de liquidités qu’ailleurs. Ceci fait dire à certains que notre politique monétaire est menée aujourd’hui pour bénéficier à l’Italie : ils ont tort. La politique monétaire ne peut pas être menée pour un seul pays : ni l’Allemagne, ni la France, ni l’Italie. Le Conseil des gouverneurs décide collectivement, et indépendamment de toute influence, et sa position est d’ailleurs claire : aucune politique budgétaire nationale ne doit influencer notre politique monétaire commune, ni aujourd’hui, ni demain. Nous devons, de par le mandat qui nous a été confié démocratiquement, avoir une seule boussole : la stabilité des prix dans toute la zone euro, avec une inflation à moyen terme inférieure à mais proche de 2 %. Et c’est ainsi que nous contribuons à la croissance durable, en gérant le cycle économique et en assurant des taux d’intérêt bas.
4/ Ceci amène à la quatrième raison : en zone euro, les politiques budgétaires et structurelles sont de la responsabilité des États eux-mêmes. Nous avons construit un système fondé sur le principe de subsidiarité, qui laisse le maximum de décisions au niveau national. C’est une bonne nouvelle pour la démocratie. La contrepartie de cette décentralisation, c’est bien sûr le respect d’un minimum de règles, dont le Pacte de stabilité et de croissance.
Mais le respect de ces règles est aussi dans notre intérêt national. Si les déficits et la dette publics étaient la clé de la croissance, nos deux pays en seraient les champions en Europe : ce n’est malheureusement pas le cas. À court terme, il n’est pas sûr qu’un déficit accru, s’il s’accompagne globalement d’une prime de risque accrue sur les taux d’intérêt, ait un effet positif sur la croissance. La très récente Revue de stabilité financière de la Banque d'Italie a notamment estimé les coûts de transmission de spreads publics accrus vers les entreprises et les ménages italiens, à travers à la fois des taux d'intérêt plus élevés et de moindres volumes de prêts[iii]. À plus long terme, aucun pays ne peut laisser sa dette publique toujours augmenter. Au-delà du risque d’insolvabilité, il y a là une question d’équité : c’est un fardeau qui se transmet aux générations futures.
Je n’ai évidemment pas à me prononcer sur les choix italiens, car les solutions vous appartiennent. L’Italie a su dans son histoire se moderniser en profondeur. La persévérance est souvent une vertu difficile, dans nos deux pays. Mais mener des réformes d’ampleur dans la durée semble être la clé de la croissance, comme le montrent les exemples de nos partenaires européens [slide]. Les succès sont au Nord de l’Europe, mais aussi au Sud avec l’Espagne et le Portugal ; et ils sont partout compatibles avec le modèle social que nous partageons et soutenons tous.
Nos deux pays ont des fragilités persistantes, notamment sur le marché du travail, avec un taux de chômage trop élevé. Mais notre fragilité la plus largement partagée est le retard en matière de formation et d’éducation. Environ un quart des adultes en Italie et en France ont un faible niveau de compréhension de l’écrit[iv] et les résultats de l’enquête PISA de suivi des élèves ne sont pas meilleurs. Au total, plus d’un quart des jeunes de 18 à 24 ans en Italie et 19 % en France ne sont ni en emploi, ni en études, ni en formation, soit nettement plus que la moyenne de l’OCDE à 14 %. Et donc nous n’avons pas de priorité plus grande que le développement des compétences, de l’apprentissage, et de la formation professionnelle.
Parallèlement aux bonnes réformes dans nos deux pays, la décentralisation dans la zone euro appelle une autre conséquence : il faut un ajustement plus symétrique, avec des relances salariales et budgétaires dans les pays qui disposent de marges de manœuvre pour le faire, comme l’Allemagne et les Pays-Bas. Cette relance a heureusement commencé, avec les plans budgétaires des coalitions élues en 2017, et une augmentation plus rapide des salaires à mesure que ces pays sont proches du plein emploi. Les excédents extérieurs excessifs sont aussi le signe d’une mauvaise allocation des ressources. La Procédure concernant les déséquilibres macroéconomiques, menée par la Commission européenne, doit donc être symétrique.
II. Pour construire une zone euro plus solidaire, nous avons besoin d’une Italie engagée.
Pour autant, la zone euro doit être améliorée : si l’Union monétaire est un succès, la faiblesse de l’Union économique reste un problème. Nous nous devons de trouver un « chemin de crête » combinant responsabilité et solidarité. La France et l’Allemagne ont, depuis Meseberg, en juin dernier, fait des premières propositions. Je sais combien ce sujet est sensible en Italie… mais je voudrais le dire en ami : acceptez de regarder et discuter le fond, avant de vous inquiéter du principe même d’une discussion franco-allemande, souvent nécessaire mais jamais suffisante. Et soyez assurés que l’Italie est ardemment souhaitée autour de la table des négociations, et trouvera je le crois, son intérêt dans un renforcement de la solidarité privée et publique.
1/ La première priorité est d’accroître le partage du risque privé. Il faut ici partir des besoins réels, et notamment ceux des entreprises et des entrepreneurs. Pour investir et innover, sur le digital ou sur la transition énergétique par exemple, les entreprises doivent être capables de prendre davantage de risques. Ceci nécessite plus de financement par fonds propres, sur le long terme, plutôt que du financement par la dette. Dans ce domaine, la zone euro est très en retard : les fonds propres représentaient seulement 77 % du PIB mi-2018, contre 124 % aux États-Unis. Et pourtant, nous avons des ressources abondantes : environ 350 milliards d’euros d’épargne excédentaire en zone euro. [slide] Nous devons donc construire une « Union de financement pour l’investissement et l’innovation » pour faire se rencontrer ces ressources et ces besoins.
Cette Union est la somme de deux initiatives existantes, et d’abord l’Union bancaire, qui nécessite d’être enfin finalisée. La priorité est de compléter le « deuxième pilier » de résolution des banques en difficulté, avec la mise en place d’un filet de sécurité commun au Fonds de résolution unique, un « common backstop ». Sa mise en place doit être parallèle à une réduction suffisante des risques, mais elle ne doit pas être retardée par l’accumulation de critères quantitatifs rigides. En outre, il est essentiel de lever les obstacles aux consolidations transfrontières saines, qui permettraient aux banques de mieux faire circuler l’épargne au-delà des frontières nationales. Mais cette Union de financement doit aussi s’appuyer sur l’Union des marchés de capitaux. Celle-ci fait l’objet d’un consensus politique, mais il faut maintenant la faire avancer concrètement sur la révision des lois de faillite et le renforcement de l’ESMA.
2/ Au-delà du partage du risqué privé, un dispositif public partagé de solidarité est indispensable [slide]. L’un des axes en est le renforcement du Mécanisme européen de stabilité (MES), et notamment de ses instruments de précaution : la prévention crédible des crises nécessite non seulement une discipline budgétaire, mais aussi de disposer des instruments nécessaires pour aider un État membre à amortir les chocs asymétriques susceptibles d’apparaître brutalement, en dépit de tous ses efforts. Pour être efficaces, les instruments de précaution devront à mon sens s’appuyer sur des critères ex ante objectifs et simples [tels que le respect des règles], plutôt que sur la lourde conditionnalité actuelle, trop proche d’un programme d’assistance. Le budget de la zone euro, proposé par la France, pourrait lui aussi jouer un rôle stabilisateur, en soutenant les investissements, notamment dans l’éducation et la formation et, bien sûr, les nouvelles technologies, lorsque les finances publiques nationales sont contraintes. Les discussions sur le MES soulèvent un autre sujet, dont je sais qu’il est sensible en Italie : celui de la restructuration des dettes souveraines. La France considère aussi qu’il faut être prudent dans ce domaine. Il n’est pas souhaitable d’adopter une approche mécanique car lorsque les règles sont automatiques, les anticipations des marchés peuvent déclencher des réactions en chaîne brutales et mettre la stabilité financière en danger. En revanche, une réflexion technique sur les modalités des clauses d’action collectives (CAC) peut être utile.
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Je voudrais conclure en citant le Président Luigi Einaudi qui écrivait dès 1954 : « Dans la vie des nations, l’erreur consistant à manquer des opportunités éphémères est souvent irréparable. Le besoin d’unir l’Europe est évident. […] Le problème ne réside pas entre l’indépendance et l’union ; il réside entre le fait d’exister unis ou de disparaître.[v]» Dans notre monde marqué par des incertitudes croissantes – dont hélas beaucoup proviennent aussi des États-Unis –, la nécessité de préserver et renforcer l’unité de l’Europe n’en est que plus forte. Sans nier aucun des problèmes, et en agissant ensemble pour ce que nous voulons, Français et Italiens : une Europe plus efficace et plus solidaire. Je vous remercie de votre attention.
[i] Cf. Bugamelli et al. 2017, "Back on track? a macro-micro narrative of Italian exports", Banca d’Italia Working Paper 399.
[ii] Eurobaromètre Standard 89, printemps 2018.
[iii] Banca d’Italia, Financial Stability Report No.2 – 2018.
[iv] Résultats de l’enquête PIAAC de l’OCDE.
[v] « Sul tempo della ratifica della CED » 1er mars 1954 in Einaudi, Lo scrittorio del Presidente (1948-1955), Giulio Einaudi Editore, Torino, 1956.