Liste actualité
InterventionDiscours

Politique monétaire post-pandémie : équilibre entre science et art, prévisibilité et réactivité

Symposium économique de Jackson Hole, 27 août 2022

 

Discours de François Villeroy de Galhau,

Gouverneur de la Banque de France

 

 

Mesdames, Messieurs,

C’est ma première participation au symposium de Jackson Hole, et cet événement renommé incarne quelque chose que j’ai toujours considéré d’une grande valeur dans la pratique quotidienne de l’activité de banquier central : le dialogue permanent entre décideurs publics et chercheurs en économie. À cet égard, le monde des banques centrales constitue une exception remarquable au regard de la plupart des politiques publiques.

Cette culture unique soulève le débat récurrent sur les proportions de science et d'art dans la politique monétaire. Cela est particulièrement le cas après l’été très incertain que nous venons de traverser : pour l’Europe au moins, les perspectives de croissance pour l’année prochaine ont reculé, et les perspectives d’inflation ont augmenté, en raison des tensions sur les prix de l’énergie et du gaz et également de l’évolution du taux de change de l’euro. Aujourd'hui, je voudrais revenir brièvement sur le rôle essentiel qu'a joué la science par le passé (I). Je ferai ensuite des suggestions visant à concilier art et science dans l’environnement de politique monétaire actuel : pour parvenir à une « nouvelle prévisibilité » malgré l'affaiblissement de la forward guidance (II), et pour relever le défi sans précédent de la rémunération positive d’un excédent massif de liquidités (III).

I. La science a bien joué son rôle avant et pendant la pandémie

L'opinion selon laquelle la politique monétaire est une science était peut-être dominante pendant la Grande modération.

Mais qu’en est-il de la grande crise financière, de la pandémie et de la guerre déclenchée par la Russie ? Si, comme le disait Olivier Blanchard en 2006, « il faut que la politique monétaire soit plus proche d’un art si elle est fréquemment confrontée à des événements imprévus, mal anticipés et mal compris », les chocs économiques des 15 dernières années ont certainement fait pencher la balance du côté de l'art.

En réalité, je dirais que, même à cette époque, la science nous a été très utile. Permettez-moi de citer Olivier Garnier, chef économiste de la Banque de France. Je pense que nous, banquiers centraux, pouvons être fiers des accomplissements conjoints de l’action monétaire et de la recherche dans la gestion de la crise financière mondiale et de ses conséquences : reconnaître les erreurs communes dans les prévisions du niveau actuel de l’inflation ne signifie pas devenir autocritique sur les politiques menées. Dans la zone euro, grâce à nos outils « néo-conventionnels », on estime qu’en 2019, l'inflation et la croissance du PIB ont été plus élevées d’environ 75 et 110 points de base respectivement que ce que nous aurions obtenu dans le scénario contrefactuel. Qui plus est, personne ne peut sérieusement prétendre que la politique accommodante passée constitue le principal facteur responsable du retour actuel de l'inflation. Cela reviendrait à oublier combien le risque de déflation était important en 2020 et pendant la pandémie, et à se méprendre sur la poussée actuelle d'inflation : elle trouve ses origines non pas dans un excédent de liquidités, mais dans les goulets d'étranglement au niveau de l'offre découlant du rebond plus rapide que prévu de l’activité au lendemain de la pandémie, et de la forte hausse des prix de l'énergie et des produits alimentaires, fortement aggravée par la guerre en Ukraine.

Les principes fondamentaux du consensus de la science restent valables aujourd’hui.

 

En particulier, les deux premiers principes – indépendance de la banque centrale et primauté de la stabilité des prix – demeurent essentiels pour la crédibilité des banques centrales. Nous en bénéficions aujourd’hui au travers de l’ancrage relativement solide – jusqu’à présent – des anticipations d’inflation à long terme en dépit de la forte accélération de l’inflation que l’on observe actuellement.

Cela dit, nous devons reconnaître que de nouvelles questions ont émergé avec le retour inattendu d’une inflation élevée. Permettez-moi d’en souligner trois.

Une première question porte sur la pente de la courbe de Phillips. Au débat de longue date autour de son éventuel aplatissement depuis les années 1970, nous devons à présent ajouter la question de savoir si elle pourrait de nouveau se pentifier dans l’environnement inflationniste actuel. Cette question est essentielle pour évaluer comment réduire l’inflation sans déclencher un atterrissage plus brutal que nécessaire de l’activité économique.

Deuxièmement, il nous reste encore à mieux comprendre comment les anticipations d’inflation influencent l’inflation réalisée. Ces dernières années, nous avons réalisé des progrès considérables – notamment à la Banque de France – pour mesurer les anticipations des entreprises et des ménages, qui sont celles qui comptent pour les décisions en matière de fixation des prix et de dépenses. Mais il existe toujours peu de travaux empiriques sur la manière dont les anticipations d’inflation des entreprises et des ménages se traduisent dans leurs décisions effectives s’agissant des prix et des dépenses. Les questions de savoir dans quelle mesure les anticipations d’inflation se répercutent sur l’inflation, ou si l’inflation antérieure joue un rôle au-delà des anticipations d’inflation restent ouvertes.

Troisièmement, qu’en est-il de la forward guidance ? Il s’agissait d’un apport décisif de la science, grâce à Eggertsson et Woodford. Mais à présent, dans un contexte très incertain, nous avons tous tendance à nous en éloigner, et même à nous en défier, car elle nous lierait les mains. Cela signifie-t-il que nous abandonnons également la prévisibilité ? J’en arrive ici à ma seconde partie, et je vais focaliser le couple art/science sur l’arbitrage entre réactivité et prévisibilité, en assimilant, si vous le permettez, la première notion à l’intuition et à l’art, et la seconde à la rationalité et à la science.

II. Quatre repères possibles pour une nouvelle prévisibilité

L’art doit-il à présent jouer un rôle plus important ? À tout le moins, nous devons reconnaître que modestie, agilité et souplesse sont nécessaires. Mais cela ne constitue pas un argument en faveur d’un retour au secret et à l’imprévisibilité qui caractérisaient l’activité de banque centrale dans les années 1990. Il faut se garder de ce que Karl Brunner décrivait ironiquement il y a 40 ans comme le fait de « prospérer sur l’impression largement partagée que l’activité de banque centrale constitue un art ésotérique, cette caractéristique se révélant dans une impossibilité intrinsèque à formuler ses idées avec des mots et des phrases explicites et intelligibles ». Au lieu de cela, nous devons avoir pour objectif de construire une « nouvelle prévisibilité », différente et adaptée aux périodes d’incertitude. Permettez-moi de proposer, avec humilité, quatre repères possibles pour nous en approcher.

 

II. A. La forward guidance concernant la trajectoire est aujourd’hui moins importante que l’engagement envers notre objectif final

Premièrement, dans la phase actuelle de normalisation, le besoin d’une forward guidance détaillée et la marge de manœuvre pour cela sont bien moindres : nous ne nous situons plus au plancher effectif des taux d’intérêt et nous revenons à notre fonction de réaction plus normale – et ce d’autant plus dans l’environnement incertain qui prévaut aujourd’hui. En conséquence, dans la déclaration de juillet de la BCE, la Présidente Christine Lagarde a mis l’accent sur l’optionalité en fonction des données, et sur une prise de décisions réunion par réunion. Point plus important encore, nous avons rappelé avec force notre engagement envers notre objectif final de ramener l’inflation à 2 % à moyen terme, c’est-à-dire en 2024 dans nos prévisions actuelles. Plus nous nous montrons ouverts s’agissant de la trajectoire, plus nous devons être engagés quant à la destination du voyage.

Comprenez-moi bien : les anticipations des marchés relatives à l’évolution future des taux directeurs demeurent un déterminant essentiel des taux d’intérêt à long terme, qui importent le plus pour les décisions d’investissement et de dépenses. Mais la forward guidance – tout au moins sous la forme d’un engagement portant sur une trajectoire non conditionnelle et/ou prolongée pour le taux directeur – est désormais une méthode inopportune pour guider les anticipations des marchés. Si vous êtes hospitalisé, il est certes désagréable de ne pas savoir combien de temps vous allez le rester. Mais vous ne voulez sûrement pas être soigné par un docteur qui décide de vous garder sept jours, quelle que soit l’évolution de votre maladie. Vous préfèrerez sans aucun doute qu’il s’engage fermement à vous guérir.

II.B. Une approche progressive est moins importante qu’une approche ordonnée

Selon la célèbre formule de William Brainard, la progressivité est appropriée lorsque l’on fait face à une grande incertitude. Cependant, le principe de Brainard a été formulé il y a plus de 50 ans, avant que l’économie monétaire ne comprenne l’importance des anticipations d'inflation. Des études de la Banque de France montrent que lorsqu’une banque centrale est confrontée à une incertitude quant à ses instruments, elle est contrainte de faire preuve d’une prudence excessive si elle n’est pas en mesure de bien appréhender que la progressivité risque de faire évoluer les anticipations d'inflation de manière défavorable. Nous pouvons adopter une approche progressive, mais nous ne devons pas faire preuve de lenteur et retarder la normalisation jusqu’à ce que la hausse des anticipations d'inflation nous contraigne à relever les taux d'intérêt de manière brutale.

Ce qui demeure essentiel, toutefois, c’est une approche ordonnée, afin d’éviter une volatilité excessive sur les marchés et, in fine, une volatilité économique. À l’instar d’une normalisation progressive, une normalisation ordonnée revêt une dimension temporelle, car nous devons éviter de faire peser des risques sur la stabilité financière via des modifications inutilement brutales des taux d'intérêt. Mais elle revêt également une dimension transfrontière, car elle implique aussi d’éviter, au sein de la zone euro, des pics injustifiés des coûts d’emprunt dans les différents pays qui ne seraient que la caisse de résonance des marchés financiers. À cet égard, notre nouvel instrument de protection de la transmission (IPT) est un outil très puissant pour permettre une trajectoire ordonnée.

II.C. Comment réagir face aux surprises : une fonction de réaction

Jusque-là, nous sommes d’accord sur une approche ordonnée ou prévisible... mais incertitude signifie surprises, et nous avons dû faire face à de nombreuses mauvaises surprises concernant les chiffres de l’inflation. Dans de telles situations, nous n’avons eu d’autre choix que celui de réagir en surprenant les marchés plutôt que d’accuser un retard. C’est ce qu’appelle une approche solide de gestion des risques : évaluer sérieusement les risques à long terme pour la stabilité des prix en cas de persistance de la hausse de l'inflation. Nous avons dû, à juste titre, accorder la priorité à la gestion des risques relatifs à l’inflation, par rapport à la gestion des anticipations relatives aux taux d’intérêt.

Il est fondamental, néanmoins, que les marchés financiers et les acteurs économiques comprennent notre fonction de réaction afin d’éviter une volatilité injustifiée : si l’inflation – et en particulier l’inflation sous-jacente – est plus élevée que ce que nous avions anticipé, nous relèverons probablement les taux plus rapidement, mais sans jamais suivre de règle mécanique. Et nous devons conserver certaines orientations – ou guidance – à court terme dans notre nouvelle approche « réunion par réunion » : c’est un territoire relativement nouveau pour nous où, autant que possible, (i) les éventuelles orientations (ou guidance) doivent être fournies par des déclarations explicites venant du sommet plutôt que par des fuites émanant de sources non identifiées, (ii) les expressions multiples et quelque peu désordonnées de souhaits personnels doivent être davantage restreintes, et la période de silence doit bien évidemment être respectée.

II.D. R* reste utile pour délimiter la normalisation et le durcissement

Il est vrai que R* ne peut être observé et que son estimation demeure entourée d’incertitude. Mais je suis convaincu que cela reste un concept utile dans la normalisation actuelle.

Selon moi, pour la zone euro, jusqu’à ce que nous soyons proches de R*, le taux neutre – qui se situe probablement entre 1 et 2 % en termes nominaux – le chemin à suivre est clair et nous pouvons avancer de manière soutenue et déterminée, notamment en fournissant une certaine guidance. Agir ainsi constitue une normalisation, en levant le pied de la pédale d’accélérateur. Selon moi, nous pourrions atteindre ce stade avant la fin de l’année, après avoir franchi une nouvelle étape importante en septembre. Ce n’est qu’au-delà de R* que le durcissement – le fait d’appuyer activement sur la pédale de frein – commence ; nous devrons alors discuter et décider, sur la base de notre évaluation de l’inflation observée et des perspectives d'inflation, en nous concentrant en particulier sur sa composante sous‑jacente et sur les évolutions des salaires. Les États-Unis sont visiblement plus proches d’un durcissement du fait de nombreuses différences dans la nature de l’inflation dans ce pays. N’ayez aucun doute sur le fait que nous, à la BCE, porterions si nécessaire les taux directeurs au-delà de la normalisation : ramener l’inflation à 2 % est notre responsabilité ; notre volonté et notre capacité à remplir notre mandat sont inconditionnelles.

III. Comment rémunérer l’excédent massif de liquidité lorsqu'il coexiste avec des taux positifs ?

Permettez-moi d’aborder une autre question que nous, praticiens, devons maintenant nous poser : comment rémunérer l’excédent massif de liquidité lorsqu’il coexiste avec des taux d’intérêt positifs ? Il s’agira d’une situation nouvelle pour la plupart d’entre nous, et en particulier pour la zone euro. Si l’excédent de liquidité était négligeable jusqu’en 2008, il dépasse actuellement les 4 000 milliards d’euros et ce, du fait de nos programmes d’achats d’actifs APP et PEPP, mais également, pour un tiers, de nos opérations TLTRO.

Or, notre système de rémunération des réserves a été conçu à une époque où l’excédent de liquidité était négligeable. Le système a déjà montré ses limites dans le passé, lorsqu’il a dû coexister avec des taux d’intérêt négatifs. S’il n’avait pas été modifié – c’est-à-dire sans notre système de paliers – il aurait sévèrement altéré le canal bancaire de transmission de notre politique monétaire. Le retour à des taux directeurs positifs fournira cette fois-ci d’importants revenus sans risque au système bancaire, et une perte équivalente pour l’Eurosystème. Les éventuelles pertes pour les banques centrales et l’Eurosystème pourraient attirer l’attention du public, mais l’objectif premier de la politique monétaire est la stabilité des prix, non la rentabilité des banques centrales ; et la question plus pertinente à cet égard, plutôt que notre compte de résultat, est celle de la solidité financière des bilans des banques centrales, c’est-à-dire leurs niveaux de réserves capitalisées.

Toutefois, l’impact sur les revenus d’intérêts nets des banques, s’il est de signe opposé à celui observé en période de taux négatifs, pourrait également entraver la transmission de notre politique monétaire. Comme nous l’avons fait avec le dispositif de paliers, nous devons réfléchir à un système de rémunération des réserves adapté à ce nouveau contexte, comme l’a annoncé la BCE dans nos décisions de juillet. Nous réaliserons cette évaluation de manière rapide et pragmatique, en étudiant les différentes options ayant existé à travers l’histoire et les juridictions.

**

L’incertitude élevée dans laquelle nous devons à présent mettre en œuvre la normalisation de la politique monétaire signifie que nous devrons habilement faire face à l’imprévu. Toutefois, accepter cette incertitude, ce qui n’est généralement pas l’apanage de la science, est peut-être au moins ce qu’exige la rationalité. Voltaire a dit, « le doute est un état mental désagréable, mais la certitude est ridicule ». Deux cents ans plus tard, Bertrand Russell a écrit que « ne pas être absolument certain [est] l’une des choses essentielles de la rationalité ». Je me réjouis que nous ayons toujours besoin de la science, notamment face aux nouveaux défis que j’ai mentionnés, pour concilier incertitude et rationalité.

 

Télécharger la version PDF du document

DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Politique monétaire post-pandémie : équilibre entre science et art, prévisibilité et réactivité
  • Publié le 27/08/2022
  • 11 page(s)
  • FR
  • PDF (532.65 Ko)
Télécharger (FR)