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L’inflation et la politique monétaire dans le monde post Covid-19

Discours de François Villeroy de Galhau,
Gouverneur de la Banque de France

Nordic Summit 2021 – 25 mai 2021
L’inflation et la politique monétaire dans le monde post Covid-19

 

Mesdames, Messieurs,

C’est un grand plaisir d’être parmi vous aujourd’hui. Le Danemark et les pays scandinaves font partie des pays d’Europe et même du monde qui réussissent le mieux grâce à un mélange unique d’innovation économique, de cohésion sociale et d’engagement en faveur de l’environnement. Cependant, aujourd’hui, dans le pays qui, avec sa monnaie, se situe à la frontière la plus proche de la zone euro, vous m’invitez à évoquer « L’inflation et la politique monétaire dans le monde post Covid-19 ».

En 2006, Olivier Blanchard a déclaré : « La politique monétaire peut prétendre s’approcher d’une science à condition de pouvoir être menée sur la base de règles simples et robustes [...] Il faut que la politique monétaire soit plus proche d’un art si elle est fréquemment confrontée à des événements imprévus, mal anticipés et mal compris » [i] Le débat actuel sur la politique monétaire en constitue la parfaite illustration. Alors qu’il y a quelques années, et encore seulement l’année dernière, la disparition de l’inflation suscitait l’inquiétude générale, le monde entier redoute aujourd’hui son retour. Si, il y a quelques mois, les mesures de soutien d’urgence mises en œuvre pour faire face à la crise de la Covid étaient la préoccupation numéro un, nous nous intéressons désormais à la sortie de crise et au monde post Covid. C’est précisément le titre du discours que vous m’avez invité à prononcer.

Face à de tels revirements, je veux d’autant plus souligner aujourd’hui deux idées qui sont constantes et cohérentes : 

(I) la BCE s’est montrée innovante et efficace dans son ciblage de l’inflation, y compris pendant la crise de la Covid ;

(II) au-delà de la Covid, la BCE dispose d’un « quatuor d’outils » puissant pour maintenir sa politique monétaire aussi accommodante que nécessaire, et aussi longtemps que nécessaire.

 

A. La BCE poursuit le ciblage de l’inflation de manière innovante et efficace

Dans la première partie de mes remarques, permettez-moi de tenter de répondre à trois questions : la BCE énonce-t-elle clairement son objectif ? Utilise-t-elle ses instruments avec cohérence ? Et obtient-elle de bons résultats ?


I. La BCE énonce-t-elle clairement son objectif ?

La BCE, comme toutes les autres grandes banques centrales, est guidée par son objectif d’inflation. Cela signifie que notre définition de la stabilité des prix doit être simple, symétrique et de moyen terme. Toutefois, certains peuvent voir les choses différemment. Dès lors, dans le contexte de la revue stratégique lancée par Christine Lagarde, nous réfléchissons actuellement à la possibilité de communiquer notre objectif plus clairement. Pour faire encore plus simple, nous devons réexaminer la formulation trop complexe attachée au chiffre de 2 % (« inférieur à mais proche de »). L’ambiguïté ne sert en rien notre objectif.

La « symétrie » fait référence au fait que notre objectif est une cible et non un plafond. Rétrospectivement, une banque centrale qui a réussi à atteindre, en moyenne, son objectif aura connu à peu près autant d’épisodes d’inflation supérieure à sa cible que d’épisodes d’inflation inférieure à celle-ci. Nous vivons cependant dans un monde asymétrique. Le plancher effectif des taux d’intérêt nominaux est un obstacle sérieux dans la lutte contre les chocs déflationnistes et pèse sur les anticipations d’inflation. Dans ces circonstances, il est encore plus important de souligner que nous sommes prêts à accepter une inflation légèrement supérieure à 2 % sur une durée limitée afin d’ancrer solidement les anticipations d’inflation à moyen terme. J’y reviendrai plus tard, lorsque j’évoquerai nos indications sur la trajectoire future des taux d’intérêt directeurs, la forward guidance.

Enfin, de « moyen terme » signifie que nous évaluons les résultats en matière d’inflation sur une période suffisamment longue, en nous tournant vers l’avenir, mais sans pour autant ignorer le passé.

Pour couper court aux débats, parfois un peu ésotériques, la BCE a une cible d’inflation claire, même si elle est flexible [ii]. Nous sommes déterminés à atteindre notre cible d’inflation, mais nous mettons en œuvre notre politique monétaire dans le contexte du cycle économique, en tenant compte notamment des écarts de production et de l’emploi. Globalement, nous ne voyons aucune contradiction entre notre engagement plein et entier à atteindre notre cible d’inflation et la stabilisation de l’emploi.

 

II. La BCE utilise-t-elle ses instruments avec cohérence ?

La politique monétaire n’est pas un concours et il n’y a pas de prix récompensant ceux qui en font le plus. Néanmoins, on entend parfois que nous n’avons pas réagi aussi fortement que la Réserve fédérale américaine. C’est tout simplement faux. La BCE est au moins aussi accommodante et sera au moins aussi patiente que la Fed. Le bilan de l’Eurosystème, en termes de ratio de PIB, représente deux fois la taille de celui de la Fed. Nous avons également pu l’accroître de manière significative.

Parmi les grandes économies mondiales, la zone euro affiche les taux d’intérêt les plus bas, qu’ils soient nominaux ou réels, à court ou à long terme. Et la BCE a développé une large gamme d’outils. L’assouplissement quantitatif n’a certes pas été créé en Europe, mais c’est en Europe que les achats d’obligations d’entreprises, le large éventail de collatéral éligible, les TLTRO et les taux négatifs ont été développés.

Lorsque nous calibrons nos décisions, nous examinons bien sûr l’orientation de la politique monétaire (sur la base de l’effet que nous désirons obtenir sur l’inflation future) et l’efficacité de sa transmission (l’orientation a-t-elle l’effet attendu pour les agents économiques, y compris les PME et les ménages ?). Ces deux considérations transparaissent de façon évidente dans nos décisions récentes concernant le PEPP. L’objectif du PEPP est de préserver des conditions de financement favorables pour tous les emprunteurs pendant la phase critique de la pandémie et ainsi d’empêcher l’inflation de s’éloigner encore de notre objectif. Depuis le début, en mars 2020, et plus encore depuis décembre, nous avons intégré la possibilité d’achats flexibles dans le temps et au sein des différentes juridictions et classes d’actifs, afin de garantir que tous les emprunteurs bénéficient de conditions de financement favorables.

L’évolution récente des taux souverains à long terme illustre notre cohérence. En janvier et en février, les rendements des obligations souveraines à long terme dans la zone euro ont commencé à augmenter, reflétant largement les répercussions transatlantiques des politiques monétaires et budgétaires américaines.

Nous avons donc décidé lors de notre réunion du Conseil des gouverneurs du 11 mars de conduire nos achats à un rythme « nettement augmenté », ce qui a été mis en œuvre rapidement et efficacement et a permis de limiter la hausse des taux. Depuis mi-avril cependant, notre action a été entravée par des craintes injustifiées d’une réduction de nos achats d’actifs (tapering). Soyons tout à fait clairs : toute hypothèse d’une réduction des achats d’actifs sur une partie du troisième trimestre ou sur les trimestres suivants n’est que pure spéculation. Comme l’a dit Christine Lagarde, nous n’avons même pas évoqué la suppression progressive de notre programme lors de la réunion du Conseil des gouverneurs d’avril. Nos volumes d’achats nets seront librement définis au moins jusqu’en mars 2022 par notre engagement à préserver des conditions de financement favorables pour l’ensemble des agents économiques. Notre politique monétaire peut faire preuve de patience, l’inflation en zone euro étant nettement inférieure à celle d’autres juridictions.

 

III. La BCE obtient-elle de bons résultats ?

Entre 1999 et 2007, l’inflation s’est établie en moyenne à 2,1 %. Mais entre 2013 et 2019, elle n’est ressortie qu’à 1,0 %. C’est nettement insuffisant. L’inflation totale (IPC) a connu une baisse comparable de 1,1 % aux États-Unis, passant de 2,7 % à 1,6 % entre les deux périodes, même si l’écart par rapport à la cible est moins élevé.

D’après une analyse de la Banque de France, dans la zone euro, deux facteurs expliquent l’essentiel de l’écart entre le niveau d’inflation observé et notre cible [iii].

Le premier résulte de la Grande récession et de la crise de la dette souveraine. Ces différentes crises ont durablement affaibli la demande et par conséquent, les prix, via la courbe de Phillips ; si la pente de la courbe de Phillips semble s’être atténuée ces dernières décennies, elle reste positive. La courbe de Phillips est toujours d’actualité : dans la mauvaise nouvelle de l’« inflation manquante », c’est la bonne nouvelle pour la politique monétaire. Le second facteur est le fort recul du prix du pétrole après 2014, qui a fait baisser le taux d’inflation à la fois directement, via la composante énergie des prix à la consommation, et indirectement. Selon les estimations, ces deux facteurs ont entraîné une baisse de 1 point de pourcentage du taux d’inflation annuel. La politique monétaire non conventionnelle a permis de limiter ces effets désinflationnistes. Sans cette politique, des calculs réalisés en interne et par la BCE montrent que l’inflation annuelle aurait été inférieure d’environ 0,3 point de pourcentage entre 2014 et 2019 (moyenne annuelle).

Après l’apparition de la pandémie, nos mesures de politique monétaire ont également stabilisé puis inversé la baisse des anticipations d’inflation. D’après les estimations de la BCE, l’ensemble des mesures prises depuis le début de la pandémie devrait apporter une contribution cumulée de 1 point de pourcentage environ au taux d’inflation annuel sur la période 2020‑2022 [iv]. Les anticipations d’inflation se sont redressées et les anticipations de marché relatives à l’inflation à long terme se situent actuellement à leurs niveaux d’avant la Covid (les anticipations à cinq ans dans cinq ans sont proches de 1,6 % aujourd’hui).


 

B. Au-delà de la Covid, la BCE dispose d’un puissant « quatuor d’instruments » afin de maintenir sa politique monétaire aussi accommodante que nécessaire aussi longtemps que nécessaire

L’inflation mesurée par l’IPCH de la zone euro a augmenté pour s’établir à 1,6 % en avril 2021, après – 0,3 % en décembre 2020, tandis que l’inflation sous-jacente est restée modérée à 0,7 % après 0,2 % à la fin de l’année dernière. Toutefois, ce rebond est dû principalement à des facteurs temporaires et à des effets de base, dont le poids sur les taux d’inflation annuels devrait s’atténuer au début de l’année prochaine. Les tensions sous-jacentes sur les prix devraient s’accentuer légèrement cette année, en raison de contraintes d’offre à court terme et de la reprise de la demande intérieure. Elles demeurent cependant modérées dans l’ensemble, reflétant notamment la faiblesse des tensions sur les salaires. Cette évaluation se reflète largement dans le scénario de référence des dernières projections macroéconomiques de mars établies par les services de la BCE pour la zone euro. Ce scénario prévoit une inflation annuelle à 1,4 % en 2023. Il n’existe actuellement aucun risque de reprise durable de l’inflation dans la zone euro.

Nous poursuivrons nos achats nets d’actifs au titre du PEPP « au moins jusqu’à fin mars 2022 et, dans tous les cas, jusqu’à ce que [nous jugions] que la crise du coronavirus est terminée ». Il nous reste encore beaucoup de temps pour juger et décider, bien au-delà de notre réunion de juin, comme Christine Lagarde l’a dit vendredi dernier.

Je voudrais aujourd’hui souligner cette vérité évidente mais parfois négligée : quelle que soit la future décision relative au PEPP, nous aurions donc toujours la possibilité de jouer et de renforcer l’intégralité du « quatuor » que composent nos instruments non conventionnels : les achats d’actifs, les taux d’intérêt négatifs, la fourniture de liquidité et la forward guidance. Ces instruments non conventionnels sont faits pour durer, au-delà de la Covid et des outils de gestion de cette crise, ce qui signifie que notre politique monétaire peut rester aussi accommodante que nécessaire, aussi longtemps que nécessaire. Et je voudrais partager avec vous quelques réflexions sur chacun des instruments du quatuor.

Les achats d’actifs sont un outil puissant et nous avons encore de la marge de manœuvre pour les augmenter si nécessaire. Les réinvestissements au titre du PEPP demeureront importants et les achats nets dans le cadre de l’APP se poursuivront, éventuellement en les adaptant. Sur la base de notre expérience avec le PEPP, nous pourrions ajouter des flexibilités supplémentaires en termes d’allocation et/ou de volume.

La façon dont les taux négatifs sont mis en œuvre continue d’être efficace. Si nécessaire, le niveau actuel du taux de la facilité de dépôt ne constitue pas un plancher. En particulier, le mécanisme à deux paliers pour la rémunération des réserves (tiering system) limite les effets secondaires négatifs sur l’intermédiation bancaire d’un niveau longtemps bas des taux d’intérêt. Le multiplicateur du mécanisme à deux paliers pourrait être adapté de manière flexible afin de soutenir plus longtemps la politique de taux bas. Je serais favorable à une approche davantage fondée sur des règles pour ajuster le niveau du multiplicateur. Par exemple, ce multiplicateur pourrait dépendre de la variation de l’excédent de liquidité (net des TLTRO).

Le troisième instrument du quatuor, notre forward guidance, donne de la prévisibilité à la trajectoire future des taux d’intérêt et pourrait être renforcé grâce à un plus grand engagement et à une communication accrue. Je suis particulièrement attentif au niveau anticipé de l’inflation lors du relèvement des taux, nettement inférieur à notre objectif. Afin de renforcer l’impact de notre forward guidance sur les taux, nous devons clarifier notre fonction de réaction dépendante de la situation économique. Notre volonté de tolérer des risques à la hausse sur l’inflation, compatible avec la symétrie de notre objectif, doit être plus largement comprise. Je n’irai pas aussi loin que la Fed qui, dans le cadre de sa nouvelle stratégie, a adopté un ciblage flexible de l’inflation en moyenne : cela soulève plusieurs questions complexes et peut être à l’origine de contraintes excessives. Mais la forward guidance est un outil plus tactique et adéquat, qui nous permet d’énoncer clairement que nous tolérons un dépassement temporaire des 2 % avant tout relèvement des taux d’intérêt. En outre, nous pourrions fonder davantage notre forward guidance sur les résultats en reliant la trajectoire des taux directeurs à l’inflation effective plutôt qu’à des jugements et prévisions concernant la trajectoire future attendue de l’inflation.

S’agissant de notre quatrième instrument, la fourniture de liquidité, je voudrais souligner l’efficacité des TLTRO. Cet instrument est une caractéristique spécifique de la politique monétaire de la zone euro et je suis convaincu que nous devrions le conserver sous une forme ou une autre pendant un moment. Grâce au mécanisme d’incitation par la tarification qu’il incorpore, les banques ont tout intérêt à consentir des crédits aux entreprises et aux ménages. À travers les opérations TLTRO III, la BCE a fourni environ 2 100 milliards d’euros de prêts aux banques à des taux négatifs. Les estimations de l’Eurosystème montrent que l’apport de liquidité des TLTRO III devrait se traduire par une augmentation cumulée des volumes de prêts à l’économie réelle de l’ordre de 3 points de pourcentage d’ici à fin 2022 [v]. L’enquête d’avril sur la distribution du crédit bancaire dans la zone euro indique que 45 % environ des banques ont accordé et prévoient une hausse des prêts bancaires aux entreprises du fait des TLTRO.

La mise en œuvre d’un multiplicateur fondé sur des règles pour le mécanisme de rémunération à deux paliers, comme je l’ai proposé précédemment, pourrait nous permettre d’éliminer plus facilement certaines subventions éventuellement excessives, inhérentes à la conception actuelle des TLTRO, et également de limiter les possibilités d’opérations de carry-trade. Mais une « opération TLTRO réajustée » de la sorte demeurerait essentielle pour fournir un volume suffisant de crédits à l’économie réelle et constituer une source de financement additionnelle significative pour les banques.

En conclusion, nous, banquiers centraux et décideurs, devons constamment gérer l’incertitude, mais encore plus depuis mars 2020 et la pandémie. Nous nous sommes néanmoins efforcés d’apporter de la clarté – ce que, d’après la plupart, nous avons réussi. Être prévisible sans être prédéterminés. Voltaire l’a bien résumé dès 1770 en affirmant que : « le doute n’est pas un état bien agréable, mais l’assurance est un état ridicule » [vi]. En ces temps prometteurs mais en constante évolution, je me suis efforcé de donner le plus de clarté possible ; de la clarté et non de la certitude, qui n’est ni possible ni souhaitable. Je vous remercie de votre attention.

 

[i] Table ronde qui s’est tenue lors du colloque « Monetary Policy: A Journey from Theory to Practice. » organisé en mars 2006 par la BCE en honneur d’Otmar Issing.

[ii] Cf. « Past and future of the ECB monetary policy », Constâncio (V.), Conférence sur « Central Banks in Historical Perspective », Valletta, 4 mai 2018, et « Inflation targeting », Svensson (L.), The New Palgrave Dictionary of Economics, 2008.

[iii] Diev Pavel, Kalantzis Yannick, Lalliard Antoine, Mogliani Matteo, “Comment expliquer la faiblesse de l’inflation en zone euro depuis 2013 ?”, Le Bulletin de la Banque de France n°234 : article 7, avril 2021. Comparaison des moyennes des taux réels et nominaux à dix ans sur la période janvier-avril 2021, pour la zone euro, les États-Unis, le Japon, le Royaume-Uni et le Canada.

[iv] Die Geldpolitik der EZB in der Corona-Krise, Isabel Schnabel, webinaire de Sven Giegold avec la Fondation Heinrich-Böll (Heinrich-Böll-Stiftung), avril 2021.  

[v] Cf. « The ECB’s monetary policy in the pandemic: meeting the challenge », discours de P. Lane, octobre 2020, et les références qu'il contient.

[vi] Lettre au Prince royal de Prusse (28 novembre 1770).

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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
L’inflation et la politique monétaire dans le monde post Covid-19
  • Publié le 25/05/2021
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