Mesdames et Messieurs,
Bonjour et bienvenue à Paris pour la sixième conférence commune organisée par la Deutsche Bundesbank et la Banque de France. Je tiens à remercier les organisateurs Emmanuel Fahri, Emanuel Moench et Benoit Mojon d’avoir rassemblé un ensemble de contributions aussi intéressantes. Je reviendrai sur le sujet de la conférence un peu plus tard.
Ce matin, je voudrais, dans cette introduction, évoquer une question au centre de l'actualité pour la politique monétaire : comment renforcer la confiance et quelle réaction adopter face à l'incertitude induite par les politiques économiques ? Nous vivons de toute évidence dans un monde de plus en plus incertain. L’imprévisibilité de la politique commerciale américaine – ou pire, son orientation protectionniste – et les incertitudes entourant le Brexit risquent d'annuler une bonne partie des bénéfices induits par une économie intégrée au niveau mondial. La zone euro elle-même voit un retour de l'incertitude. Winston Churchill a prononcé cette célèbre formule : « Le véritable génie réside dans la capacité à évaluer des informations incertaines, dangereuses et contradictoires » Bien sûr nous, banquiers centraux, ne prétendons pas être des génies, mais notre devoir en tant que décideurs est de gérer cette incertitude, dans le respect de notre mandat.
Je n'ai pas besoin de répéter aujourd'hui les décisions importantes que nous avons annoncées lors de notre récente réunion du Conseil des gouverneurs à Riga. Nous avons exprimé notre confiance dans la convergence vers un ajustement durable de la trajectoire de l'inflation. Permettez-moi de présenter plus en détail les fondements de cette confiance, en examinant tout d'abord les données et les prévisions économiques, puis certains principes de notre politique monétaire.
Données et prévisions
En économie, il peut être difficile de savoir avec précision où l'on se situe. Les données mensuelles et trimestrielles peuvent être assez fluctuantes et de multiples hypothèses se révèlent souvent plausibles pour les expliquer : erreurs de mesure ; effets saisonniers anormaux ; effets ponctuels, comme les grèves ou les catastrophes naturelles ; ou une véritable modification de l'économie sous-jacente. L’évolution de la production au cours du premier trimestre en constitue un bon exemple. Le ralentissement de la croissance du PIB en volume de 0,7 % au T4 2017 à 0,4 % au T1 2018 était-il lié à une erreur de mesure ? À une épidémie de grippe en Allemagne ou à une vague de froid ? Révélait-il l’inquiétude liée à un éventuel conflit commercial ? Ou signalait-il un ralentissement de la croissance économique sous-jacente ? Le Conseil des gouverneurs a estimé que ce ralentissement résultait largement d'une modération de la croissance exceptionnellement forte du quatrième trimestre, accentuée par des facteurs temporaires et d'offre au plan tant intérieur que mondial, ainsi que d'un affaiblissement de la contribution des échanges commerciaux.
Les projections établies par les services de l'Eurosystème d'une croissance économique s'élevant à 2,1 % en 2018, 1,9 % en 2019 et 1,7 % en 2020 demeurent cohérentes avec la poursuite d’une reprise solide et généralisée ; l'économie française, parfois considérée comme une bonne approximation de la moyenne de la zone euro, devrait suivre une trajectoire de croissance comparable, à 1,8 %, 1,7 % et 1,6 % en 2020 selon la Banque de France.
Concernant les perspectives d'inflation, en tant que composante de l'ajustement durable de la trajectoire de l'inflation, les récentes projections des services de la BCE et de l'Eurosystème sont devenues de plus en plus stables, renforçant notre confiance dans le fait que l'amélioration de la croissance économique que nous avons observée se traduira par une hausse des salaires et de l'inflation. En d'autres termes, si nous sommes peut-être un peu moins certains du point où nous nous situons dans le cycle, nous sommes cependant plus confiants sur le fait que nous allons dans la bonne direction en ce qui concerne l'inflation.
Décisions de politique monétaire
Quand le Conseil des gouverneurs mettra-t-il un terme aux achats nets d'actifs ? Quand annoncera-t-il cette décision ? Ces questions étaient restées sans réponse et donnaient lieu à des spéculations de la part des marchés avant notre réunion à Riga. Outre les célèbres et importants trois « P » – persévérance, patience et prudence – les décisions du Conseil des gouverneurs sont également guidées par trois « C » : crédibilité, cohérence et clarté. Chacun de ces éléments est important.
La cohérence, la crédibilité et la clarté des décisions prises à Riga ont été renforcées par le fait qu'elles ont été prises à l’unanimité, qui démontre la forte cohésion au sein du Conseil des gouverneurs. Dans ce monde divisé, dans cette Europe divisée – malheureusement sur des sujets difficiles tels que l'immigration – cette cohésion est la responsabilité et le devoir que nous partageons pour protéger le bien commun de 340 millions d'Européens : leur monnaie, l'euro. Ils la soutiennent à une écrasante majorité, 74 %, confirmée par l'Eurobaromètre du printemps 2018, dont une majorité croissante en Italie. Cette confiance dans l'euro nous oblige à agir ensemble.
J'aimerais saluer ici un autre engagement positif récemment pris par nos dirigeants politiques : l'accord franco-allemand de Meseberg. Le message est clair et de trois ordres :
i. En complément de l'Union monétaire, la zone euro a besoin d'un renforcement de l'Union économique. Faute de quoi la politique monétaire restera la seule option possible, avec le risque d'être exagérément sollicitée lors de la prochaine récession.
ii. L'Union économique nécessite un partage des risques public - un MES renforcé et un budget pour la zone euro – ainsi qu'un partage des risques privés. Permettez-moi d'insister sur ce point, en ajoutant une Union bancaire - avec un mécanisme de résolution complètement fiable – et une Union des marchés de capitaux (UMC). L'UMC – dont nous sommes, avec le président Jens Weidmann et l'ensemble du Conseil des gouverneurs, de fervents partisans - figure heureusement elle aussi dans la Déclaration, avec l'engagement de réaliser des « progrès décisifs ».
iii. L'Europe a besoin d'une impulsion franco-allemande. Ces deux pays ont pris leurs responsabilités quand il en était encore temps. C'est maintenant aux 19 d'élaborer un paquet de mesures commun et opérationnel. La zone euro devra saisir cette opportunité : c'est maintenant ou jamais.
L’économie mondiale et européenne est confrontée à deux chocs possibles : un choc de politique commerciale et un choc de politique budgétaire. Comme nous sommes en pleine Coupe du monde de football, il semble approprié de dire qu’avec ces politiques, on marque des buts contre son propre camp.
Montée du protectionnisme
Le premier défi est le risque posé par la montée du protectionnisme pour le système commercial mondial. Les mesures initiales annoncées jusqu’à présent par les États-Unis, puis par la Chine, concernent seulement 1 % environ des importations mondiales et devraient avoir des effets directs limités sur l’inflation et sur l’activité. Mais elles ont, en toute logique, suscité des représailles de la part d’autres pays ou régions, et le risque d’escalade et de guerre commerciale mondiale n’est plus à écarter.
D’après l’analyse classique de l’impact macroéconomique d’une augmentation des tarifs douaniers, il s’agit d’un choc d’offre négatif impliquant un arbitrage entre baisse de la production et hausse des prix, au moins à court terme. Les études qui s’appuient sur cette approche plutôt mécanique tendent à constater des effets significatifs mais néanmoins relativement limités. Le FMI, par exemple, a étudié le scénario assez sévère d’une augmentation mondiale des tarifs douaniers se traduisant par une hausse de 10 % des prix des importations, mais en a conclu que cela entraînerait seulement une diminution de 15 % du commerce mondial et une baisse de 2 % environ du PIB mondial au bout de trois ans.
Ce type d’analyse, à mon avis, sous-estime gravement les effets éventuels, car il ne tient pas compte du choc de confiance susceptible de se manifester via deux canaux. Premièrement, l’incertitude peut accentuer l’aversion au risque sur les marchés financiers et réduire l’offre de crédit. Deuxièmement, une perte de confiance des entreprises risque de décourager l’investissement. Ces deux canaux d’incertitude tendent à peser sur la demande. En outre, ils peuvent se concentrer en début de période et survenir avant même l’entrée en vigueur de toute restriction commerciale. En effet, même en l’absence de restriction commerciale supplémentaire concrète, les dégâts peuvent être faits.
Le Brexit constitue un bon exemple de conséquences subies avant toute réalisation concrète. À ce stade, le Royaume-Uni a réalisé un référendum et activé l’article 50, mais il ne quittera pas l’Union européenne avant mars de l’année prochaine : il n’y a encore ni tarifs douaniers ni barrières commerciales. Cependant, la livre sterling a baissé immédiatement après l’annonce des résultats du référendum, reflétant l’anticipation d’une détérioration future des conditions commerciales extérieures ; cette évolution a fortement nui au pouvoir d’achat des ménages britanniques. L’investissement des entreprises s’est ralenti – comme cela semble avoir été le cas au Canada en raison de l’incertitude liée à l’ALENA. La Banque d’Angleterre estime que le PIB en volume du Royaume-Uni est déjà inférieur de 1¾ %-2 % au niveau qui aurait été atteint en l’absence du Brexit.
Politique budgétaire
La politique budgétaire menée dans de nombreuses économies avancées est une seconde source d’incertitude induite par les politiques économiques. La dette publique a augmenté de manière significative depuis la Grande récession. La dette brute moyenne des administrations publiques de la zone euro est passée de 65 % du PIB environ en 2007 à un pic supérieur à 90 % en 2014, et elle est encore supérieure à 85 % aujourd’hui en dépit de l’amélioration des soldes primaires en moyenne dans la zone.
Les coûts macroéconomiques de l’incertitude budgétaire se font sentir même en l’absence de véritable crise de la dette souveraine. Les primes de risque augmentent et accroissent le coût des emprunts sans qu’il y ait, pour autant, d’ajustement à la hausse de la rémunération du risque pour les épargnants. Les risques liés à l’incertitude budgétaire sont hautement non linéaires et l’on pourrait presque dire binaires, en raison de la fonction de réaction des marchés financiers, comme nous l’avons observé depuis 2010 dans la zone euro. En deçà d’un certain seuil, l’incertitude budgétaire a des effets très limités sur les écarts de rendement des emprunts souverains ou sur l’activité économique. Mais dès que la dette atteint des niveaux qui remettent en question sa soutenabilité, au moins pour certains investisseurs, il y a un risque de crise auto-réalisatrice. Cette incertitude peut peser lourdement sur l’investissement et sur la croissance.
Quelle réponse les banques centrales doivent-elles apporter à cette incertitude ? J’aimerais revenir aux trois « C » que j’évoquais précédemment : crédibilité, cohérence et clarté.
Afin de préserver notre crédibilité, nous devons nous conformer à notre mandat de maintien de la stabilité des prix. À cet égard, je souhaiterais préciser que nous avons davantage de certitude en ce qui concerne la trajectoire de l’inflation que pour celle de la croissance. Un choc protectionniste serait incontestablement mauvais pour la croissance mais son effet sur l’inflation serait plus ambigu, au moins à court terme. Un niveau durablement élevé des prix du pétrole serait tout aussi négatif pour la croissance mais alimenterait l’inflation.
Se conformer à notre mandat, c’est aussi ne pas se soumettre à des préoccupations budgétaires. La relation entre politique monétaire et politique budgétaire dépend, en définitive, de qui détermine le niveau des prix. Le risque avec les régimes à prépondérance budgétaire c’est que l’inflation augmente parallèlement à la dette publique car on s’attend, au final, à ce qu’elle soit financée par la banque centrale. De nos jours, le rôle d’une banque centrale est sans ambiguïté sur ce point – il ne peut y avoir de prépondérance budgétaire et la trajectoire de l’inflation est fixée par la banque centrale. Non seulement le financement monétaire est interdit aux banques centrales, mais le calendrier des décisions de politique monétaire n’est pas déterminé par les problèmes budgétaires des États membres.
Le deuxième « C » est celui de la cohérence. Les modèles théoriques prennent souvent comme hypothèse l’existence d’une fonction de réaction de la banque centrale. Un outil puissant de stabilisation de la production et de l’inflation peut être une fonction de réaction bien comprise par le public, car les courbes de rendement peuvent s’ajuster en anticipation d’une politique monétaire future conforme à l’évolution des perspectives pour l’économie. Pour revenir à ma référence au football, Mervyn King a appelé cela la théorie des taux d’intérêt de Maradona. Mais les fonctions de réaction crédibles ne tombent pas du ciel et s’acquièrent au prix d’une communication et d’une action cohérentes au fil du temps. Nous sommes et resterons prévisibles pour nos partenaires. Dans sa forward guidance, le Conseil des gouverneurs a également indiqué son intention d’agir progressivement et en fonction des données disponibles. Face à l’incertitude quant à la vigueur du mécanisme de transmission, nous devrions nous laisser guider par le pragmatisme – le niveau d’inflation par rapport à l’objectif de moyen terme – et le gradualisme.
Le dernier « C » est celui de la clarté. Les banquiers centraux devraient essayer d’expliciter autant que possible ce qu’ils feront et ne feront pas. Sur la première partie, nous avons été clairs à Riga ; sur la seconde, je voudrais souligner que nous ne pouvons compenser intégralement l’incertitude créée par d’autres décideurs ; et nous ne pouvons pas non plus contrebalancer leurs effets. Nous avons montré au cours des dernières années que la politique monétaire est flexible, et nous nous sommes montrés disposés à utiliser tout instrument dans le cadre de notre mandat afin de remédier à une inflation trop faible. Nous sommes allés bien au-delà de ce que l’on pensait être possible et nous ferons tout ce qui est nécessaire pour remplir notre mandat de maintien de la stabilité des prix – ni plus ni moins.
Je vous remercie de votre attention.
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Contact presse : Mark Deen (mark.deen@banque-france.fr).