Mesdames et Messieurs,
C’est un plaisir d’être de nouveau à Londres aujourd’hui et je tiens à vous remercier
de m’avoir invité à m’exprimer lors de la City Week 2018. Comme on pouvait s’y attendre,
le Brexit est omniprésent dans le programme de cet évènement. Mais, comme l’avait déclaré le Père belge Dominique Pire en recevant le prix Nobel de la Paix en 1958, « les hommes construisent trop de murs et pas assez de ponts ». C’est pour cela que je ne vais pas parler de ce qui nous divise, mais plutôt de ce qui nous unit. Nous sommes, et nous demeurerons toujours, des amis et des partenaires proches, même si nous ne ferons plus partie du même club européen. Je vais aujourd’hui évoquer deux défis qui devraient nous unir dans un avenir proche : l’impérieuse nécessité d’un multilatéralisme actif et la finance de demain dans un monde interconnecté.
1. La nécessité d’un multilatéralisme actif
La coopération internationale entre pays est plus importante que jamais pour préserver l’amélioration actuelle de l’environnement économique mondial : selon les dernières prévisions du FMI, la croissance mondiale devrait s’établir à 3,9 % en 2018, après 3,8 % en 2017. Et nous devons résister, ensemble, à deux tentations : l’autosatisfaction en matière financière et une escalade protectionniste.
S’agissant du secteur financier, au-delà des frontières de l’Union européenne, et avec l’ensemble de nos partenaires, nous devons nous efforcer de maintenir les règles du jeu collectives mises en place depuis le sommet du G20 de Londres en 2009. Neuf ans plus tard, certains acteurs pourraient être tentés d’avoir la mémoire courte et d’oublier les leçons de la crise. Mais affaiblir les réglementations financières ouvrirait la voie à la prochaine crise financière. Nous devons donc, à présent, être fermement engagés en faveur d’une « mise en œuvre complète, rapide et uniforme » de Bâle III, comme cela a été convenu en décembre dernier et indiqué dans le dernier communiqué du G20 de Buenos Aires. Ni les États-Unis aujourd’hui, ni le Royaume-Uni demain ne doivent emprunter la voie d’une dérégulation unilatérale et nous saluons leur engagement. Une évaluation et des simplifications sont évidemment possibles, sous l’égide commune du Conseil de stabilité financière (CSF) : mais la concurrence réglementaire équivaudrait à un scénario perdant-perdant aux conséquences désastreuses.
Nous n’en avons toutefois pas encore fini avec la régulation financière. Nous devons encore finaliser les initiatives en cours, notamment en ce qui concerne le secteur bancaire parallèle. En effet, la priorité réglementaire n’est plus la solvabilité des banques mais la liquidité des non-banques : nous avons souligné ces risques pour la stabilité financière lors de nos réunions de Washington la semaine dernière. La Banque de France va publier demain sa Revue de la stabilité financière 2018 qui est consacrée au financement de marché, qui est en forte croissance. J’insiste sur le fait que nous devons mieux le comprendre, le tester - par le biais de tests de résistance (stress tests) sur la liquidité - et le réglementer si nécessaire.
La stabilité financière est notre bien commun et nous devons également tenir compte d’une menace plus subtile qui pèse sur celle-ci : une certaine complaisance au niveau mondial
vis-à-vis de la dette dans le contexte de politiques monétaires accommodantes qui seront moins nécessaires dans un avenir proche. La dette mondiale représentait déjà près de 200 % du PIB mondial avant la crise (en 2007) mais atteint 220 % aujourd’hui. Pour contrer cette complaisance vis-à-vis de la dette, il convient de réagir par des politiques budgétaires saines pour la dette publique, un financement responsable de la part des acteurs financiers pour la dette privée et, si nécessaire, des mesures macroprudentielles.
S’agissant plus généralement du multilatéralisme, nous devons continuer à travailler ensemble pour préserver l’ordre économique et commercial mondial. Nous, les Européens, main dans la main avec le Canada, le Japon et d’autres pays, devons résolument défendre des relations économiques internationales basées sur des règles et des institutions multilatérales respectées de tous : nous sommes tous conscients qu’une escalade des menaces protectionnistes de la part des États-Unis freinerait la croissance partout dans le monde. L’incertitude récente exerce probablement déjà des effets négatifs sur l’investissement : vous avez pu l’observer sur l’économie britannique depuis le vote du Brexit en 2016. Et des droits de douane effectifs seraient encore plus dommageables : selon la plupart des calculs, y compris les nôtres, une hausse de 10 % des tarifs douaniers entraînerait une réduction de plus de 10 % du commerce mondial ainsi qu’une baisse du PIB mondial de plus de 2 %, à commencer par les États-Unis.
2. La finance de demain
J’en viens maintenant à mon second point : la finance de demain dans un monde interconnecté. Permettez-moi tout d’abord de vous rappeler que la France et le Royaume–Uni ont déjà développé une approche de la réglementation de l’innovation qui est similaire et, je le crois, prometteuse. Nous parlons de « proportionnalité » à Paris ou de « bac à sable » (sandbox) à Londres. Quoi qu’il en soit, c’est le moyen de résoudre un paradoxe apparent : on prétend souvent que la réglementation est l’ennemie de l’innovation. En réalité,
la réglementation a un rôle à jouer pour stimuler l’innovation tout en la rendant sûre. Pour citer un exemple, en permettant à des tiers d’accéder en toute sécurité à des données relatives aux paiements, la version révisée de la directive européenne sur les services
de paiement (DSP2) constitue un facteur d’innovation notable. De manière plus générale, en France, depuis sa création en 2016, le pôle ACPR FinTech Innovation a permis d’orienter environ 300 Fintechs.
Il existe tant d’innovations prometteuses qui vont accroître la satisfaction des consommateurs, renforcer la concurrence et réduire les coûts. Et, à l’évidence, chacune d’entre elles – du big data aux services de paiement – nécessite un suivi et une réponse spécifiques de la part des régulateurs, suivant une approche ouverte et évolutive.
Une solution applicable à tous (one size fits all) comme la certitude que la solution élaborée une fois est valable pour toujours (one time seizes all) seraient deux mauvaises réponses à l’innovation financière. Permettez-moi, néanmoins, de vous faire part de quelques réflexions sur quatre défis et opportunités qui nous sont communs : les cyber‑risques, les crypto-actifs, l’intelligence artificielle et le changement climatique.
Les cyber‑risques représentent une menace majeure, et donc investir dans la cyber‑sécurité constitue le premier accélérateur de l’innovation. Il est clair que le niveau actuel de coordination des cyber–attaques ne peut être réduit que par une réponse tout aussi coordonnée. Nous devons donner davantage de pouvoirs au groupe d’experts sur la cyber–sécurité du G7 et renforcer les « principes de Bari » adoptés en mai dernier.
C’est pourquoi je salue la création d’un groupe du G7 consacré à des cyber–exercices transfrontières. Et je confirme aujourd’hui que la Banque de France coordonnera le test du G7 en 2019. La cyber‑sécurité sera effectivement l’une des priorités de la présidence française du G7 l’année prochaine.
Outre les cyber–risques, nous devons traiter sérieusement la question de l’émergence des crypto–actifs. La technologie sur laquelle ils s’appuient est clairement porteuse d’innovation durable. La Banque de France est la première banque centrale à offrir au marché un service fondé sur la blockchain, et nous souhaitons continuer à expérimenter cette technologie. Pour autant, le soutien apporté à la technologie blockchain n’est pas synonyme de soutien aveugle au bitcoin et aux actifs spéculatifs similaires. Le mois dernier, lors du G20, nous avons été clairs sur ce point et je le serai également aujourd’hui. Premièrement, l’utilisation fréquente de la terminologie « monnaie digitale ou virtuelle » est source de confusion pour le grand public quant à la véritable nature de ces actifs : ce ne sont pas des monnaies, ils n’en ont aucune des fonctions principales – réserve de valeur, moyen d’échange, unité de compte. En outre, les crypto–actifs sont porteurs de risques évidents en matière de protection des consommateurs et des investisseurs, ainsi que de blanchiment des capitaux et de financement du terrorisme. Par conséquent, ils nécessitent des réponses harmonisées au niveau international : le Conseil de stabilité financière, en concertation avec d’autres organismes en charge de la définition des normes et le Groupe d’action financière internationale (GAFI), devraient faire des recommandations d’ici juillet prochain.
En particulier, nous devons travailler sur les plateformes de conversion et sur celles qui fournissent des services faisant le lien entre crypto–actifs et économie réelle.
D’un point de vue plus prospectif, l’intelligence artificielle (IA) figurera parmi les technologies ayant le plus d’impact sur le secteur de la finance au cours des années
à venir[i] : jusqu’à 30 % des projets des grandes banques françaises actuellement en cours de développement portent majoritairement sur l’IA et pour les assureurs le potentiel est tout aussi important qu’il s’agisse des assurances dommages traditionnelles ou des produits d’assurance-vie. Les bénéfices attendus de l’IA en matière de relation clientèle et de gestion des risques sont nombreux : nous n’en connaissons pas les limites et nous ne devons pas avoir peur de l’IA. Pour en permettre une utilisation plus large en toute sécurité, nous avons créé un groupe de travail sur l’IA, animé par l’ACPR et rassemblant tous les représentants concernés de l’industrie. Et je souligne déjà que nous devons mettre en œuvre collectivement au moins trois principes fondamentaux : (a) promouvoir une meilleur compréhension des algorithmes pour éviter l’« effet boîte noire » ; (b) garantir une gouvernance sûre des systèmes fondés sur l’IA ; (c) promouvoir une utilisation éthique des données afin que des applications fondées sur de l’IA et non biaisées soient propices à l’inclusion.
Enfin, et surtout, la finance verte représente une nouvelle frontière pour le XXIe siècle pour nous, banquiers centraux et superviseurs. Une de nos priorités est de mieux mesurer
les risques à long terme associés au changement climatique : nous avons besoin à la fois d’une « photographie des risques », à savoir l’identification et la publication des expositions, et une « vidéo des risques » fournie par des tests de résistance prospectifs sur le risque carbone (carbon stress tests). Mais nous souhaitons également développer les immenses opportunités associées au financement de la transition vers une économie à faible émission de carbone – il s’agit de trouver près de 90 trillions de dollars d’ici 2030 –, tout en prévenant le risque d’écoblanchiment (green washing). Il serait logique de promouvoir une convergence vers une norme européenne harmonisée pour les obligations vertes – incluant le Royaume-Uni –, s’appuyant sur l’approche Green Bond Principles en termes de processus et de transparence, et sur l’approche Climate Bond Initiative s’agissant de la taxonomie. Il reste beaucoup à faire au cours des prochaines années. À cet égard, je me réjouis de compter
la Banque d’Angleterre parmi les membres fondateurs du Réseau des banques centrales et des superviseurs pour le verdissement du système financier (Central Banks and Supervisors Network for Greening the Financial System - NGFS), qui a été lancé par la Banque de France en décembre dernier. Il s’agit là d’une « coalition de volontés » enthousiaste et en développement rapide : les neufs membres fondateurs devraient être rejoints rapidement par trois nouveaux membres et deux observateurs : la BRI et l’OCDE. D’autres banques centrales et superviseurs importants sont sur le point d’adhérer.
À propos d’Internet, Stephen Hawking a prononcé cette célèbre formule : « Nous sommes désormais tous connectés […] tels les neurones d’un cerveau géant ». Cette formule pourrait s’appliquer aussi à la finance de demain dans un monde interconnecté. Chacun d’entre nous – régulateur ou professionnel – est au moins un neurone ; nous devons être connectés aux autres neurones pour produire des idées innovantes. De même, aucun pays ou institution financière ne peut, à lui seul, apporter une réponse adaptée aux défis de ce monde en perpétuelle évolution : nous devons absolument conjuguer nos efforts pour construire notre avenir. Je vous remercie de votre attention.
[i] Étude de l’ACPR sur la révolution numérique dans les secteurs de la banque et de l’assurance en France, mars 2018.