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Handelsblatt - « le Pire est derrière nous »

 

M. Villeroy de Galhau, la BCE s'attend à un effondrement de la croissance cette année. La chute sera dure?

Le plongeon a été très brutal, mais le point bas est derrière nous. En France, l'économie a chuté de 30 % à son point le plus bas. Nous avons rapidement récupéré plus de la moitié des pertes. Mais la poursuite du rattrapage sera plus progressive, en profil « d’aile d’oiseau ». Je m'attends à des choses similaires pour l'ensemble de la zone euro. Les dernières prévisions du FMI sont trop pessimistes pour l‘Europe.

 

Qui souffre le plus de la crise du coronavirus : l'Allemagne ou la France ?

En général, le choc sanitaire a été plus lourd en France et en Europe du Sud qu'en Allemagne et en Europe du Nord. Mais malheureusement, les mesures prises pour contenir le virus ont frappé les économies de plein fouet partout. L'Allemagne, elle aussi, n'atteindra sans doute pas les niveaux d'avant la crise avant la fin de 2021. Si certains pays devaient être moins touchés, ce serait une bonne nouvelle pour l'Europe.

 

Vous ne voyez donc pas de différences majeures ?

Sur le plan économique, il y a moins de différences que sur le plan sanitaire. Le choc est assez largement symétrique. L'important est que nous réagissions de manière coordonnée pour la sortie de crise afin que les différences ne s'accentuent pas.

 

Quelle est votre idée d'une réponse coordonnée ?

L'étape la plus importante est la proposition franco-allemande d'un fonds européen de reconstruction. Cela signifie que la politique monétaire sera moins en risque d’être ²sursollicitée², et que la politique budgétaire jouera également un rôle actif dans la reconstruction de l'Europe. En outre, la Commission européenne devra bientôt se prononcer à nouveau sur les aides publiques aux entreprises. Pendant la crise, il était important de laisser de la liberté aux gouvernements nationaux en raison de l'urgence de la situation. Mais cela ne doit pas être un état de fait permanent ; sinon on créerait des distorsions de concurrence au sein du marché unique.

 

Une des conséquences prévisibles de la crise est une augmentation dramatique de la dette nationale. Des voix s'élèvent pour demander à la BCE d'aider les pays de la zone euro à faire face au fardeau de la dette, par exemple en achetant des obligations d'État perpétuelles. Qu'en pensez-vous ?

En tant que gouverneur de la banque centrale, je ne peux que rappeler fermement les traités européens, qui excluent de telles choses. Les traités obligent les États, mais c'est aussi un pacte de confiance avec les citoyens. Le traité est à la base du niveau élevé de confiance, à 76 %, des citoyens dans l'euro. La BCE ne peut pas reprendre les dettes des États. 

 

Êtes-vous préoccupé par le niveau d'endettement ?

À court terme, il est normal que les États européens utilisent leur marge de manœuvre financière pour relancer l'économie en période de récession. Même après la crise, la dette publique de la zone euro restera inférieure aux niveaux des États-Unis, du Japon et du Royaume-Uni. Toutefois, les pays de la zone euro devront réduire leurs dettes le moment venu.

 

Quand cela devrait-il se produire ?

Quand la reprise sera solidement établie. L'Europe ne doit pas répéter les erreurs d'il y a dix ans, lorsque la consolidation de la dette a commencé trop tôt après la crise. L'approche peut varier d'un pays à l'autre. En France, le temps et la croissance joueront un rôle, mais il s‘agira également de mieux maîtriser les dépenses. Nous devrons être plus efficaces dans notre utilisation des fonds publics, comme l’Allemagne l’a fait antérieurement. Il sera important d'avoir une politique à moyen terme de réduction de la dette clairement communiquée et assumée. 

 

La semaine dernière, la BCE a accordé des prêts à long terme (TLTRO 3) aux banques de la zone euro pour un montant de 1,3 trillion d'euros. Quels sont leurs objectifs ?

Les entreprises et les ménages de la zone euro se financent principalement par l'intermédiaire des banques. Nous voulons nous assurer qu'ils obtiennent suffisamment de crédits pendant la crise. Le TLTRO3 est un beau succès, spécifique à l’Europe.

 

Les nouveaux prêts à long terme augmentent l'excès de liquidités des banques de la zone euro. Ils doivent payer des intérêts moins élevés pour l'excès de liquidités. Depuis l'année dernière, il existe toutefois une exonération par le biais de ce que l'on appelle le tiering. Ce facteur devrait-il être augmenté ?

J'étais l'un des premiers partisans du tiering et c'est une grande réussite. Il s'agit de garantir des taux d'intérêt très bas pour l'économie et les entreprises, tout en ne pénalisant pas l‘intermédiation bancaire. Si on peut optimiser la franchise à l’avenir, pourquoi pas ?

 

La BCE devrait-elle également acheter des obligations « junk » dans le cadre de son programme de crise PEPP ?

Le débat sur ce sujet n'est probablement pas urgent. J’exclus que nous achetions des obligations qui étaient « junks » avant la crise. Par contre, si les agences de notation abaissent pendant la crise la note des entreprises ou d’États bien notés, cela peut alimenter une tendance déjà négative. Nous devrons alors examiner si nous pouvons réduire un peu la dépendance de notre politique monétaire vis-à-vis des agences de notation, mais en tout état de cause nous devrons prendre en compte le risque des titres.

 

La BCE a récemment augmenté le volume des achats d'obligations dans le cadre du programme de crise PEPP de 600 milliards d'euros, pour le porter à 1,35 trillion d'euros. Quel est l'objectif ?

La BCE doit toujours être guidée par deux points d'ancrage : Son indépendance et son mandat de stabilité des prix. Si l'objectif de stabilité des prix est en danger comme aujourd‘hui, nous devons absolument réagir en conséquence. Le programme d'achat du PEPP est un instrument exceptionnel dans une crise exceptionnelle.

 

Pourquoi est-il exceptionnel?

Comme son nom l’indique, le programme PEPP est clairement un instrument temporaire lié à la crise du coronavirus. À l'avenir, nous pourrions préciser les critères de situation économique (²state dependent²) pour terminer le programme. L‘autre différence avec les achats d'obligations précédents est que nous disposons d'une plus grande flexibilité pour contrer les conséquences de la crise. Il y a un plafond global de volume, mais pas  d'obligation de l'atteindre si la situation s'améliorait, ni de volume d'achat mensuel fixe. Il est également crucial, comme la Présidente Lagarde l’a souligné, que la transmission de la politique monétaire soit effective dans tous les pays de la zone euro et pour tous les acteurs économiques. Grâce à la flexibilité du programme PEPP, nous pouvons atteindre une plus grande efficacité tout en maîtrisant mieux les volumes. Depuis que nous avons décidé le PEPP le 18 mars, nous avons rétabli un fonctionnement normal des marchés de dette pour les entreprises et les États : c’est une bonne nouvelle !

 

Combien de temps comptez-vous poursuivre une politique monétaire extrêmement souple ?

Cela dépend des perspectives de l‘inflation. Je suis ici très proche de la position allemande traditionnelle selon laquelle nous avons un mandat central, la stabilité des prix. Si l'on considère l'inflation dans la zone euro, elle est de seulement 0,1 % en mai. Pour l'ensemble de l'année, on prévoit une moyenne de 0,3 %. Ce chiffre est bien inférieur à notre objectif de ²moins de, mais proche de 2 %². Dès lors que nous prenons notre mandat au sérieux, nous aurons besoin d'une politique monétaire très souple jusqu’à ce que l’objectif soit solidement en vue.

 

Dans son arrêt sur le PSPP, la Cour constitutionnelle fédérale a écrit que tant que les achats d'obligations de la BCE resteraient dans la clé de répartition du capital, il n'y aurait pas de financement de l'État par la planche à billets. Mais avec le PEPP, vous ne voulez pas respecter cette restriction. Y a-t-il une menace de nouveau litige entre la Cour constitutionnelle fédérale et la BCE ?

La présente décision de la Cour Constitutionnelle ne concerne que le PSPP. Il y a désormais bon espoir qu'une solution soit proche pour répondre à Karlsruhe. Sur le fond, nos décisions sont évidemment proportionnées, et la Cour de justice européenne l'a confirmé. Il y a eu récemment de bons progrès sur la méthode pour documenter ces décisions, une méthode qui respecte à la fois l'indépendance de la BCE et de la Bundesbank.

 

Quelle importance attachez-vous à la clé de répartition du capital, c'est-à-dire à la limitation des achats d'obligations d'État à la part de capital du pays concerné ?

Elle est absolument cruciale pour le PSPP. Pour une raison simple : l‘objectif du PSPP est de résoudre durablement le problème de la faible inflation dans toute la zone euro, préexistante à la crise. Son efficacité dépend de sa prévisibilité, c'est pourquoi nous devons nous en tenir à la clé en capital. Dans le PEPP, cette clé reste une référence très importante, mais ce n'est pas la seule : nous devons également nous efforcer de garantir que face aux risques de fragmentation nés de la crise, la transmission de notre politique monétaire soit pleinement efficace dans chaque pays. Je soutiens pour autant ce que mon ami, le Président Jens Weidmann, a dit : Il n'est pas question pour la BCE de donner une garantie pour la dette publique ou de garantir un certain niveau de différentiel de taux d'intérêt (spread) entre les pays de la zone euro. Notre tâche est d‘assurer la stabilité des prix.

 

Vous avez récemment critiqué les attaques contre l'indépendance de la BCE, tant par la Cour constitutionnelle fédérale que par certains pays comme l'Italie.

...ou en France... Karlsruhe n’est pas de même nature.

 

Que voulez-vous dire exactement?

Nous sommes confrontés à un paradoxe. Au moment même où la BCE se montre particulièrement active et innovante, des voix s'élèvent dans certains pays pour dire : Nous devons placer la BCE sous contrôle politique! Nous devons modifier son mandat ! Les deux demandes sont parfois entendues simultanément. Pour moi, l'indépendance n'est pas négociable.

 

Il existe un certain flou quant à la justification de la BCE pour ses politiques et son obligation de rendre des comptes. Christine Lagarde dit vouloir rapprocher la BCE des citoyens - est-ce que ce sera aussi l'occasion de mieux clarifier sa politique de rendre compte de son action?

Je ne peux pas accepter la suggestion selon laquelle la BCE, la Banque de France ou la Bundesbank ne sont pas responsables ou ne rendent pas des comptes. Nous sommes des institutions créées par la démocratie, sur la base de traités qui définissent notre mandat ; la Présidente et les membres du directoire de la BCE sont nommés par les chefs de gouvernement et confirmés par le Parlement européen ; la BCE fait régulièrement rapport au Parlement européen. Nous pouvons améliorer notre communication dans le cadre de notre "revue stratégique" : le débat a sans doute été trop limité aux spécialistes et aux marchés financiers. Peut-on aussi expliquer la politique monétaire au grand public ? C'est un défi, difficile, mais justifié. Devrions-nous étendre encore davantage notre action de rendre compte aux parlements ? Peut-être. Mais personne ne devrait essayer de monter la démocratie et l'indépendance l'une contre l'autre.

 

Dans un sens plus large, quelles sont les implications de la crise du coronavirus pour l'examen stratégique de la BCE ?

La première conséquence est que nous avons dû la reporter du printemps à l'automne. Ensuite, la crise Covid renforce les risques déflationnistes qui pèsent sur nos économies, principalement parce que la demande se redresse plus lentement que l'offre. Nous devrons en tenir compte. Mais nos deux ancres, notre indépendance et notre mandat de stabilité des prix, demeurent. Il est hors de question de céder à la domination fiscale, c'est-à-dire de ²distordre² la politique monétaire de manière à alléger le fardeau de la dette publique. Peut-être allons-nous clarifier l'objectif d'inflation, confirmer en tout cas qu'il est symétrique, ce qui fait partie de sa crédibilité. Si « proche, mais inférieure à 2 % » était un plafond, l'objectif ne serait jamais atteint. 

 

Vous avez une certaine sympathie pour l'idée d’un objectif d’inflation à moyen terme ? Ainsi, après une longue période proche de zéro, l'inflation devrait rester au-dessus de deux pour cent pendant à peu près la même durée ?

Je n'ai ni sympathie ni antipathie pour cela. La possibilité temporairement d'un objectif d'inflation moyenne est un débat qui vient des États-Unis. La question est donc de savoir si nous pourrions compenser les objectifs d'inflation manqués par exemple depuis le début de la crise en visant une inflation légèrement plus élevée plus tard. C'est une question ouverte, qui pourra être abordée dans l'examen stratégique.

 

La Fed aux États-Unis cherche à influencer la courbe de rendement, la yield curve, êtes-vous d'accord avec cela ?

Pour autant que je sache, la Fed n'a rien décidé à ce jour. Dans la zone euro, ce serait beaucoup plus difficile parce que nous avons 19 émetteurs souverains et pas un seul comme les États-Unis ou le Japon. Quelle courbe de rendement faudrait-il examiner ? Je redis qu'il est hors de question de donner une garantie de taux d’intérêt aux autorités budgétaires nationales dans la zone euro, ce serait une incitation malavisée qui pourrait conduire à mener des politiques peu responsables.

 

Vous avez évoqué l'initiative franco-allemande, qui implique un saut qualitatif : l'emprunt commun pour une réponse commune à la crise. Cela marque-t-il également la fin du débat sur les euro-obligations ?  

Vous me connaissez, je dis depuis longtemps qu'il est inutile de dépenser beaucoup d'énergie dans un débat qui ne mène nulle part. Soyons clairs : Les États sont et resteront responsables de leurs dettes existantes.

 

Ils ne concernent pas le fonds de reconstruction, donc le débat est tranché ?

L'initiative franco-allemande porte sur autre chose : nous avons intérêt à financer conjointement une tâche qui nous incombe, à savoir la reconstruction après la crise. Mais j'insiste : une partie des dépenses doit être consacrée à des projets transfrontaliers qui offrent une valeur ajoutée européenne. Il ne peut s'agir simplement de projets d'investissement nationaux existants. Nous devons tous réussir le tournant énergétique et numérique : utilisons la reconstruction pour investir ensemble, et étudier une fiscalité du carbone commune. Au cours des débats entre les États membres ces dernières semaines, on a malheureusement moins entendu parler de ces tâches communes. Pourtant, elles représentent un énorme défi. Si nous pouvions les surmonter, la crise du Covid deviendrait une chance.  
 

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InterviewFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Handelsblatt - « le Pire est derrière nous »
  • Publié le 29/06/2020
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