Discours

« Le rôle international de l’euro et le développement d’actifs sûrs européens »

Intervenant

François Villeroy de Galhau – Interventions

François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France

Mise en ligne le 2 Octobre 2025

François Villeroy de Galhau – Interventions

MES, Luxembourg – 2 octobre 2025

Discours de François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France
 

Mesdames, Messieurs,
 
Je suis très heureux de prendre la parole devant vous aujourd’hui à Luxembourg. Je voudrais exprimer ma sincère gratitude envers mon ami Pierre Gramegna, directeur général du Mécanisme européen de stabilité (MES). Le Luxembourg occupe une place unique dans l’histoire de l’intégration européenne. Robert Schuman y est né. Mais ce que l’on sait moins c’est, qu’en 1963, le Luxembourg a émis la première obligation internationale au monde libellée en devise étrangère, une innovation qui a contribué à financer l’un des projets les plus stratégiques de l’époque : l’Autostrada del Sole, reliant le nord et le sud de l’Italie.
 
Depuis 1963, de nombreux progrès ont été accomplis pour faciliter le financement transfrontière, et nous avons réussi ensemble à faire de l’euro un immense succès : permettez-moi ici de rendre hommage à Pierre Werner et à son rapport paru en 1970. Et cependant, les évolutions dramatiques intervenues dans le nouvel ordre mondial ces trois dernières années nécessitent de franchir une nouvelle étape audacieuse afin de renforcer le rôle international de l’euro. 
 

image Image INTERNATIONAL ROLE OF THE EURO, SECOND TO THE DOLLAR Thématique Money Catégorie Speech
Mécanisme européen de stabilité - Luxembourg

La posture protectionniste agressive et l’attitude de défiance de l’administration américaine envers la coopération internationale accentuent l’incertitude mondiale et la fragmentation. La confiance dans le dollar en tant que monnaie refuge pourrait être reconsidérée par les acteurs du marché i . Les innovations financières, telles que les stablecoins, pourraient modifier la dynamique du système monétaire et financier international ii . Certains considèrent que notre système international risque de tomber dans le « piège de Kindleberger » iii , c’est-à-dire l’absence d’une puissance hégémonique claire agissant comme stabilisateur et fournisseur de biens publics.
Aussi dramatiques et sombres que ces changements puissent paraître, nous avons la chance de les affronter en ayant l’euro, et ils représentent une opportunité pour notre monnaie iv . Nous ne devons pas être naïfs et croire que l’euro remplacera bientôt le dollar américain. Je le dis clairement : promouvoir le rôle international de l’euro ne signifie pas s’attendre à une hausse de son taux de change. Nous n’avons pas de taux de change cible, mais nous sommes très attentifs aux effets possibles d’un euro plus fort sur les perspectives d’inflation.
De façon surprenante, ce rôle international n’a pas été inscrit dans les objectifs des traités européens, l’euro ayant été initialement créé à des fins internes. Toutefois, les raisons qui ont amené jusqu’à récemment la BCE à privilégier une position neutre vis-à-vis de ce rôle de l’euro dans le monde, notamment la crainte de perdre le contrôle de la politique monétaire, ne sont plus valides. Dans son discours fondateur prononcé à Berlin en mai dernier, la présidente Lagarde a mentionné trois facteurs clés permettant à un « euro international » d’atteindre son plein potentiel v  : a) la crédibilité géopolitique, b) l’intégrité juridique et institutionnelle, et c) la résilience économique. Comme l’a récemment déclaré mon collègue José Luis Escrivá, il est possible d’évoluer vers un système monétaire international moins tributaire d’une seule monnaie mondiale vi . Je vais me concentrer aujourd’hui sur le pilier économique et les outils appropriés à notre disposition pour renforcer le rôle international de l’euro. Ce débat ne porte plus sur le « pourquoi » stratégique, mais sur le « comment » pratique.  
J’examinerai tout d’abord en quoi accroître l’attractivité externe de notre monnaie unique va de pair avec le renforcement de son intégration interne (I). Deuxièmement, je formulerai quelques observations sur les avancées possibles en matière d’émission d’un actif sûr européen (II).

I. Renforcer l’intégration interne pour favoriser l’attractivité externe

Première urgence : le marché unique et l’Union pour l’épargne et l’investissement

Je suis fermement convaincu que l’attractivité de notre monnaie repose in fine sur un approfondissement de l’intégration au sein de notre Union. À cet égard, il existe une « heureuse coïncidence » entre les objectifs internes de l’Eurosystème et la dimension externe de l’euro vii . Des marchés de capitaux européens plus profonds, plus attrayants et plus faciles d’accès encourageraient le maintien de l’épargne en Europe, renforceraient le financement de nos entreprises et stimuleraient leur innovation et leur compétitivité. Cela permettrait d’accroître la demande en actifs libellés en euros et de consolider le rôle international de l’euro. À cette fin, notre tâche est clairement définie : achever le marché unique et mettre en place une véritable Union pour l’épargne et l’investissement (UEI), comme souligné dans les rapports Letta et Draghi viii .

26 ans après avoir établi notre souveraineté monétaire, il est grand temps de parachever notre souveraineté économique et notre souveraineté financière. Une étape pratique et pourtant cruciale consiste à fixer une date claire et « mobilisatrice » ix  : Jacques Delors y est parvenu lorsqu’il a fixé au 1er janvier 1993 la date butoir d’entrée en vigueur du marché unique et au 1er janvier 1999 celle de la monnaie unique. Pourquoi la Commission et le Conseil ne présenteraient-ils pas, dès à présent, un ensemble complet de mesures, assorti d’une date de mise en œuvre claire ? Le 1er janvier 2028 marquerait les trente-cinq ans du marché unique. Mais si nous ne réagissons pas rapidement, la fenêtre d’opportunité risque fort de se refermer. C’est un appel ferme que je fais ici à Luxembourg, peut-être le dernier encore possible.
 
Permettez-moi de résumer cette mobilisation cruciale par trois « i » x
 

 

image Image STRENGTHEN INTERNAL INTEGRATION TO BOOST EXTERNAL ATTRACTIVITY Thématique Money Catégorie Speech
Mécanisme européen de stabilité - Luxembourg

Premièrement, nous devons intégrer plus le marché unique. En termes de pouvoir d’achat, notre marché unique représente 17 900 milliards d’euros, ce qui le rend presque aussi important que celui des États-Unis (18 400 milliards d’euros xi ). Toutefois, il est moins attractif car il reste encore fragmenté.

Deuxièmement, l’Europe doit investir et épargner mieux. Le taux d’épargne des ménages de la zone euro dépasse 15 % du revenu disponible brut, soit 4 points de plus qu’aux États-Unis (11 % du RDB) xii . Cette manne financière n’est pas suffisamment canalisée vers le financement des entreprises européennes par fonds propres. Le financement par fonds propres des sociétés non financières (SNF) ne représente que 85 % du PIB dans la zone euro, contre 220 % du PIB aux États-Unis. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles l’Europe accuse un retard en matière d’innovation, et plus encore en matière d’innovation de rupture. Nous devons muscler le capital-risque européen. Entre 2014 et 2025, les fonds de capital-risque ont levé l’équivalent de 0,39 % du PIB aux États-Unis, contre seulement 0,07 % pour les acteurs européens.
 

image Image EUROPE DOES NOT LACK SAVINGS OR CREDIT, IT LACKS EQUITY Thématique Money Catégorie Speech
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Pour incarner ces idées en mesures concrètes et se concentrer sur les fonds propres, je propose que nous donnions la priorité à cinq leviers, parmi les 21 proposés dans la feuille de route de la Commission. L’ordre n’a pas d’importance, mais tous doivent être lancés sans prérequis et sans attendre :
 
a) un véritable cadre européen de supervision pour les fonds d’investissement afin d’accélérer le passage des fonds nationaux à des fonds « paneuropéens ».
 
b) la création d’un « 28ème régime » optionnel comprenant un ensemble de règles de droit des affaires, commun à l’ensemble de l’UE, afin de réduire les coûts administratifs pour les entreprises exerçant leurs activités dans plusieurs pays de l’UE. Si certaines questions restent en suspens, la consultation de la Commission sur le sujet constitue une avancée prometteuse.

c) le développement progressif de l’épargne-retraite et des fonds de pension européens.

d) la mise en œuvre de partenariats public-privé ambitieux. En tirant parti de l’expérience de la BEI et de son « Initiative Champions technologiques européens » (ICTE), nous devrions renforcer l’impact des investisseurs privés sur le marché du capital-risque grâce aux fonds publics.

e) l’introduction de produits d’investissement de détail européens via la simplification et la standardisation. La Commission travaille déjà à l’élaboration d’un projet de produit d’épargne européen.

Troisièmement, nous devons innover plus vite. Moins de bureaucratie, mais aussi plus de technologie, y compris dans notre cœur de métier, la monnaie. L’essor rapide des stablecoins adossés au dollar américain, dominés par les acteurs américains xiii , pose un risque de « privatisation » et de « déseuropéanisation » de notre monnaie. Dans ce contexte, il est urgent de créer une monnaie numérique de banque centrale (MNBC) de gros ainsi qu’un euro numérique pour les transactions de détail, non seulement pour renforcer notre souveraineté économique et financière, mais aussi pour améliorer la position internationale de l’euro.

Quelques pistes supplémentaires pour tirer parti de l’euro
 
Au-delà du marché unique et de l’UEI, nous devons également explorer d’autres pistes. Accorder plus de poids à la facturation en euros est l’une d’entre elles. En excluant les exportations américaines et les échanges intra-zone euro, environ 60 % des exportations mondiales sont facturées en dollars américains et moins de 25 % en euros xiv
 

image Image THE EURO PLAYS RATHER A REGIONAL ROLE IN INVOICING Thématique Money Catégorie Speech
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Certes, la devise de facturation relève en grande partie de décisions privées et complexes xv , et présente une tendance persistante xvi . L’alignement géopolitique joue cependant un rôle dans ce choix, comme l’illustre la Chine avec le renminbi. Nous pourrions tirer parti des négociations de l’UE avec ses partenaires commerciaux qui ont été durement touchés par les nouvelles mesures protectionnistes américaines (par exemple l’Inde, la Suisse et l’Indonésie).

En outre, certaines de nos actions en tant qu’Eurosystème peuvent rendre la facturation en euros plus attractive. La fourniture de lignes de liquidité en euros aux banques centrales hors zone euro (appelée EUREP) peut être encore développée, ce qui, conjugué à un approfondissement des marchés des capitaux, rendrait plus attrayants pour les entreprises et les banques le financement et la facturation de leurs activités commerciales en euros xvii . En outre, faire progresser l’utilisation de la monnaie numérique de banque centrale pour les transactions de gros sur les plateformes de registres distribués pourrait également contribuer à faciliter les échanges libellés en euros xviii . Les banques centrales, ainsi que la BCE, travaillent également à rendre les paiements transfrontières plus rapides et plus efficaces en connectant les systèmes de paiement instantané entre juridictions xix . Aujourd’hui, les services TARGET acceptent déjà d’autres devises, telles que celles de la Suède et du Danemark ; demain, ils devraient être interconnectés avec l’Inde, la Suisse, mais peut-être également, de mon point de vue, avec le Royaume-Uni, le Canada ou le Brésil.

En fin de compte, nous devons renforcer le cercle vertueux entre la croissance, la taille des marchés de capitaux et l’usage international de la monnaie xx . Mais, au-delà de cela, un montant suffisant d’actifs sûrs contribue à créer un environnement fiable pour les investisseurs, même en période de tensions. Ce cercle vertueux explique la montée en puissance du dollar américain depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. L’Europe a le potentiel pour enclencher un cycle similaire d’auto-renforcement. Mais celui-ci sera beaucoup plus puissant si nous développons des marchés profonds et liquides pour des actifs sûrs européens.

II. Un catalyseur pour le rôle international de l’euro : développer le marché des actifs sûrs.

Permettez-moi de préciser d’emblée que plaider en faveur d’un actif sûr européen ne signifie pas et ne peut pas signifier plaider pour l’indiscipline ou la mutualisation budgétaires. Il fait peu de doute que la consolidation budgétaire doit avoir lieu et peut être mise en œuvre dans les États membres où elle est nécessaire, à commencer par mon propre pays. Comme l’a noté mon collègue Joachim Nagel, cela améliorera la notation des obligations souveraines et ainsi la quantité d’actifs nationaux perçus comme sûrs xxi .
 
Regardons les choses en face : l’Europe est confrontée à une relative pénurie d’actifs sûrs. 
 

 

image Image RELATIVE SCARCITY OF EUROPEAN SAFE ASSETS COMPARED TO THE U.S. Thématique Money Catégorie Speech
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Même en combinant la dette supranationale (légèrement supérieure à 1 000 milliards de dollars américains) aux obligations souveraines notées au moins AA dans la zone euro [S&P] (près de 9 000 milliards de dollars), le total représente à peine 33 % des bons du Trésor américain (plus de 30 000 milliards de dollars). Comment pouvons-nous accroître l’offre d’actifs sûrs européens ? Il n’existe pas de solution miracle, mais, de manière générale, nous disposons de trois leviers principaux xxii  :
 
A. Fusionner la dette supranationale existante

B. Transformer la dette souveraine nationale existante en une véritable dette souveraine européenne
 
C. Créer et refinancer une nouvelle dette supranationale  
Chaque option implique un arbitrage entre faisabilité et ambition. Permettez-moi d’explorer rapidement chacune d’entre elles. 
 

image Image OPTIONS FOR A EUROPEAN SAFE ASSET Thématique Money Catégorie Speech
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A. Fusionner la dette supranationale existante (Commission, MES, BEI) peut sembler simple.  L’impact en termes de taille serait limité – en agrégé, cela représenterait environ 1 200 milliards d’euros – mais l’effet de signal serait puissant. Il faudrait toutefois surmonter quelques complexités juridiques, ces institutions reposant sur des fondements juridiques différents. Pour contourner ce problème, une option serait d’acheter ou de centraliser ces titres et d’émettre en contrepartie une euro-obligation commune, avec un agent de dette commun. Et cela nous amène à l’option suivante : transformer la dette existante.
 
B. Nous pourrions transformer une partie de la dette souveraine en dette supranationale (ou, encore mieux, en une véritable dette souveraine européenne) en utilisant l’ingénierie financière xxiii . Plusieurs solutions ont été proposées depuis la crise de la zone euro, et certaines ont même été intégrées à des projets de textes juridiques. Elles impliquent généralement la centralisation ou le retrait d’une grande partie des obligations souveraines, avec l’émission en contrepartie d’euro-obligations, et l’introduction de structures de séniorité pour protéger une tranche « sûre » contre le risque de défaut xxiv . Cette « transformation partielle » contribuerait à créer plus d’actifs sûrs européens sans accroître la charge budgétaire de l’UE : jusqu’à 6 000 milliards d’euros d’obligations supranationales dans la zone euro xxv , auxquels s’ajouteraient les obligations souveraines notées AA résiduelles.

L’option d’« obligations bleues/rouges », proposée en 2010 par Delpla et von Weizsäcker et plus récemment par Blanchard et Ubide xxvi  consiste à remplacer une partie de la dette souveraine par des « obligations bleues » supranationales émises par l’UE (jusqu’à 25 % du PIB agrégé), adossées aux recettes fiscales des États membres et juridiquement classées senior par rapport aux « obligations rouges » nationales. Bien que cette option semble attractive, elle soulève quelques questions, notamment quant à la coordination entre les émetteurs de dette nationaux et supranationaux au cours de la période de « transition », ou quant à la liquidité des « obligations rouges » résiduelles au fur et à mesure de la croissance progressive de la part de marché des « obligations bleues ».
 
Une deuxième option d’ingénierie financière, les « ESBies », a été proposée entre autres par Brunnermeier xxvii . Ils consistent en un dispositif de titrisation qui, en principe, serait plus simple à mettre en œuvre que des structures fondées sur le capital telles qu’une Agence européenne de la dette xxviii . Rebaptisés titres adossés à des obligations souveraines (sovereign bond-backed securities, SBBS), ils ont fait l’objet d’une proposition par la Commission européenne en 2018. Bien que cette initiative ait reçu un soutien limité à l’époque, elle mérite d’être réexaminée avec un regard neuf.

C. Enfin et surtout, une mesure réalisable pour améliorer l’offre d’actifs sûrs européens consiste à s’appuyer sur les cadres existants de l’UE, tels que SURE et NGEU, et à les renforcer xxix . Le lancement du programme NGEU en 2021 a marqué un tournant pour les marchés européens de la dette. Les récentes mesures de la Commission (une approche unifiée pour le financement, le lancement de facilités de repo) xxx  favorisent un marché obligataire européen plus complet et intégré. Les investisseurs ont manifesté un fort appétit, les euro-obligations gagnant rapidement un statut d’actifs de référence crédibles auprès des investisseurs internationaux. Un point de départ possible (limité) serait de refinancer la dette NGEU existante, plutôt que de la rembourser à partir de 2028.

Le principal avantage, si nous choisissons de tirer parti du succès de NGEU, réside dans sa relative simplicité technique. Nous parlons d’obligations classiques, largement acceptées par les marchés. Au niveau politique, le défi est plus important : certains pourraient considérer que mettre en place une dette commune n’est pas opportun quand les finances publiques de certains grands États membres sont sous tension. Comme je l’ai dit, cela ne doit pas être considéré par certains pays comme un blanc-seing pour adopter un comportement de « passager clandestin ». Au contraire, une dette commune ne devrait être émise que pour financer des investissements visant à renforcer la croissance potentielle et des biens publics européens. Nous pourrions envisager, par exemple, l’émission d’euro-obligations destinées à financer les nouveaux besoins en infrastructures de défense et leur intégration industrielle xxxi , en reproduisant le modèle de NGEU.
 
Je vais maintenant récapituler et me tourner vers l’avenir. Toutes les options que je viens de présenter méritent notre attention renouvelée.  Puis-je, ici à Luxembourg, revisiter l’esprit qui a guidé Pierre Werner en 1970, puis Jacques Delors, qui s’en est inspiré dans son rapport de 1989, et en tirer trois leçons ?

1.    Premièrement, établir une ambition de long terme claire : pour eux, il s’agissait d’une monnaie unique ; pour nous, aujourd’hui, il s’agit de la création d’un actif sûr libellé en euros.

2.    Deuxièmement, accepter des étapes pragmatiques tout au long du processus : je propose que nous commencions par étudier différentes pistes pour le développement d’actifs sûrs européens, chacune d’entre elles permettant d’augmenter significativement le volume disponible. Si plusieurs pistes coexistent pendant un certain temps, elles pourraient ensuite converger. Mais si aucune ne voit le jour d’ici trois ans –   la durée de la première phase du plan Werner –   les conséquences seraient bien plus graves.

3.    Troisièmement, maintenir le cap malgré les turbulences monétaires internationales – ou précisément à cause d’elles. Nous savons tous que le plan Werner s’est heurté à l’effondrement du système de Bretton Woods en 1971... néanmoins il est resté, malgré des délais allongés, la source d’inspiration du SME puis de l’UEM.

Aujourd’hui, nous ne sommes pas confrontés à une crise monétaire internationale du même ordre, mais nous n’avons plus de marge de manœuvre supplémentaire en matière de délai. Cela doit être le moment de l’Europe – et le moment de l’euro. C’est maintenant ou jamais : les monnaies émergentes ne nous attendront pas.

Revenons-en aux premières euro-obligations émises ici en 1963. La vérité est que ces obligations étaient, à l’époque, libellées en dollars. Désormais, notre défi est de développer de véritables euro-obligations, c’est-à-dire des obligations émises en euros au niveau européen et considérées comme des obligations souveraines. 
Les outils de financement ont une portée qui dépasse la simple capacité financière. Ils matérialisent une vision. Aujourd’hui, nous sommes une fois de plus appelés à faire preuve d’ambition. Notre Union est confrontée à des défis encore plus grands, qui nécessitent des solutions collectives – de la défense et la sécurité aux transitions écologique et numérique. Et notre Union doit compléter sa souveraineté monétaire par une souveraineté économique et financière.
En terminant ce travail inachevé, nous rendrions non seulement hommage à l’esprit pionnier de Robert Schuman et des pères fondateurs, mais, plus encore, nous servirions nos concitoyens européens en renforçant leur confiance dans notre avenir commun.

 

i Posen (A.S.) (2025), The New Economic Geography”, Foreign Affairs , 19 août.
ii Landau (J.P.), «  Un monde financier sans actifs sûrs », Les Échos , 20 août.
iii Kindleberger (C.) (1973), The World in Depression, 1929-1939. Berkeley : University of Chicago Press.
iv Rey (H.) (2025), « Une fenêtre d’opportunité pour l’euro », Le Monde, 11 mai.
v Lagarde (C.) (2025), Earning influence: lessons from the history of international currencies, discours, 26 mai.
vi Escrivá (J.L.) (2025), The future of payments and the international role of the euro, discours, 18 septembre.
vii Villeroy de Galhau (F.) (2025), Une date mobilisatrice, pour saisir « le moment de l’Europe », discours, 14 mai.
viii Letta (E.) (2024), Much more than a market, avril. Draghi (M.) (2024), « The Future of European competitiveness », septembre.
ix Villeroy de Galhau (F.) (2025), « Une date mobilisatrice, pour saisir « le moment de l’Europe », discours, 14 mai.
x Villeroy de Galhau (F.) (2025), Lettre au président de la République, 10 avril.
xi PIB en PPA exprimé en euros courants en 2024, source : AMECO/Commission européenne, octobre 2024.
xii Villeroy de Galhau, (F.) (2025), L’Union pour l’épargne et l’investissement : incarner (enfin) une idée en actions , discours, 11 septembre.
xiii En août 2025, les jetons stables en dollar représentaient 99 % du marché des stablecoins, deux émetteurs (Tether et Circle) représentant 90 % du marché. Source : Sentora Research
xiv À l’exclusion des exportations américaines et des échanges intra-zone euro. Cf. le graphique 4 dans Boz (E.) et al., (2025), xv « Patterns of Invoicing Currency in Global Trade in a Fragmenting World Economy », IMF Working Paper, n° 2025/178
xv Amiti (M.), Itskhoki (O.), Konings (J.) (2020), « Dominant Currencies: How Firms Choose Currency Invoicing And Why It Matters », NBER Working Paper n°27926
xvi Boz (E.) et al. (2022), « Pattern of facturing currency in global trade: New evidence », Journal of International Economics, vol. 136
xvii Schnabel (I.), Panetta (F.) (2020), The provision of euro liquidity through the ECB’s swap and repo operations, Blog, 19 août.
xvii BCE (2025), L’Eurosystème étend l’initiative pour le règlement en monnaie de banque centrale des transactions fondées sur la DLT, 20 février
xix BCE (2024), Eurosystem launches initiatives to improve cross-border payments by interlinking fast payment systems, 21 October
xx Lagarde (C.) (2025), Earning influence: lessons from the history of international currencies, discours, 26 mai.
xxi Nagel (J.) (2025), « Building blocks for a strong and sovereign Europe », discours, 22 septembre
xxii Lane (P.) (2025), « The euro area bond market », discours, Dublin, 11 juin ; Gossé (J.-B.), Mourjane (A.) (2021), « Actif sûr européen : nouvelles perspectives », Bulletin n° 234, article 6, Banque de France, avril
xxiii Lane (P.) (2025), « The euro area bond market », discours, Dublin, 11 juin
xxiv Pour une analyse comparative complète de certaines des options évoquées dans ce discours, cf. Leandro (A.), Zettelmeyer (J.) (2019), « Creating a Euro Area Safe Asset without Mutualizing Risk (Much) », Working Paper, PIIE
xxv Pour le montant maximal d’actifs sûrs, nous prenons le scénario de référence pour les ESBies (Brunnermeier et al. (2016)) : PIB de la zone euro ~ 14 500 milliards d’euros, dette titrisée totale = 60 % du PIB de la zone euro, dont 70 % appartiendraient à la tranche senior [14,5*0,6*0,7 = 6 100 milliards d’euros]. Par ailleurs, selon la proposition bleu/rouge de Blanchard et Ubide (2025), jusqu’à 25 % du PIB de l’UE serait « bleu », soit 3 600 milliards d’euros (une part suffisamment ample pour obtenir un marché liquide, mais conservant une part importante d’obligations « rouges » comme tampon pour garantir la sécurité des obligations bleues).
xxvi Delpla (J.), von Weizsäcker (J.) (2010), « The Blue Bond Proposal », Bruegel Policy Brief, 6 mai ; Blanchard (O.), Ubide (A.) (2025), « Now is the time for Eurobonds: A specific proposal », PIIE, 30 mai
xxvii Brunnermeier (M.) et al. (2016), « ESBies: safety in the tranches », Working Paper Series no 21, CERS ; Brunnermeier (M.) et al. (2017), « ESBies: safety in the tranches », Economic Policy, vol. 32, no 90, avril
xxviii Leandro (A.), Zettelmeyer (J.) (2019), « The Search for a Euro Area Safe Asset », Working Paper, PIIE ; Giavazzi (F.) et al. (2021), « Revising the European Fiscal Framework », 23 décembre ; Amato (M.) et al. (2023), « European Sovereign Debt Risk Management: the Role of a European Debt Agency », Working Paper
xxix Lenarčič (A.), Sušec (M.) (2020), « Pandemic crisis as a catalyst for a common European safe asset », blog, MES, 20 octobre
xxx Commission européenne (2025), « How EU issuance works », site internet ; Born (A.) et al. (2024), « Do EU SURE and NGEU bonds contribute to financial integration? », Financial Integration and Structure in the Euro Area 2024
xxxi Villeroy de Galhau (F.) (2025), « L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie », Le Grand Continent, 25 septembre

Mise à jour le 2 Octobre 2025