Tribune

Stablecoins : « La rupture économique, ou idéologique, réside dans la privatisation possible de la monnaie »

Mise en ligne le 4 Novembre 2025

François Villeroy de Galhau – Interventions

Tribune de François Villeroy de Galhau, Gouverneur de la Banque de France, et Agnès Bénassy-Quéré, Seconde Sous-gouverneure, dans le journal « Le Monde » du 19 octobre 2025.

Il y a plus d’un quart de siècle, les Européens ont réussi leur plus grand saut de souveraineté ; l’euro est aujourd’hui un succès impressionnant y compris politiquement avec le soutien - record - de 83% des Européens selon l’Eurobaromètre. Pour autant, notre souveraineté monétaire se trouve aujourd’hui face à trois ruptures majeures : technologique, économique et politique.

La rupture technologique est liée au développement de la tokenisation, c’est-à-dire la capacité à échanger, via des registres distribués tels que la blockchain, des actifs financiers, des informations ou des contrats juridiques. Cette innovation a d’abord été liée au bitcoin, hautement volatil. Aujourd’hui, la promesse des stablecoins est de se maintenir à parité avec une monnaie officielle grâce à un adossement à des actifs liquides dans la monnaie de référence. À ce jour, les stablecoins sont pour 99% libellés en dollars des États-Unis et émis par des acteurs non européens. 

La rupture économique, ou idéologique, réside dans la privatisation possible de la monnaie. Les plus grands émetteurs de stablecoins - Circle et Tether - sont des entités privées non bancaires, qui échappent aux mécanismes traditionnels de régulation. Ce modèle remet en cause le système monétaire à deux niveaux - banque centrale et banques commerciales - qui assure aujourd’hui l’unicité, la stabilité, et in fine la confiance dans la monnaie. 

Une opportunité à saisir pour l’Europe 

Enfin, la rupture politique tient à la stratégie de l’administration Trump, incarnée dans un de ses premiers décrets : interdiction des travaux sur le développement d’une monnaie numérique de banque centrale, promotion des stablecoins en dollars et volonté affichée de faire des États-Unis le leader mondial de la finance tokenisée. L’objectif déclaré est de renforcer l’emprise internationale du dollar et, indirectement, de faciliter le financement du déficit budgétaire américain. Le risque est celui d’une « dollarisation numérique » qui marginaliserait l’euro dans les usages internationaux. 

Toutefois, une circulation incontrôlée des stablecoins sur des plateformes d’échange partout dans le monde pourrait finir par miner la confiance dans leur parité dollar. Et la suprématie du dollar pourrait finir par souffrir des attaques répétées de l’administration contre l’indépendance de la Réserve fédérale. En un mot, les bouleversements sont réels mais leur dénouement reste incertain.

Pour nous, Européens, un stablecoin adossé au dollar est un actif doublement non souverain : une monnaie privée adossée à une monnaie publique qui n’est pas l’euro. Toutefois, la technologie du registre distribué offre aux Européens une occasion de moderniser et intégrer leurs marchés financiers, de réduire les coûts de transaction, de faciliter l’accès des épargnants à des investissements diversifiés et mieux rémunérés. C’est une occasion à saisir pour accélérer l’Union de l’épargne et de l’investissement. 

Dans le domaine monétaire, cette nouvelle technologie va faciliter les échanges transfrontières. La baisse des coûts d’échange entre les monnaies pourrait, à terme, donner naissance à un système monétaire multipolaire dans lequel le dollar ne serait plus le point de passage obligé. L’euro pourrait en bénéficier. Il est donc impératif que l’Europe se dote de cette capacité technologique prometteuse, et sa stratégie passe par trois piliers.

Le premier pilier est la régulation. L’Europe est en avance avec le règlement MiCA, adopté en 2024, qui encadre l’émission de stablecoins. Contrairement à une idée reçue, cette régulation ne décourage pas l’innovation : elle la rend possible dans un cadre sécurisé. Les États-Unis viennent d’adopter leur propre règlement, le Genius Act, qui garantit cependant moins bien la sécurité des stablecoins.

Infrastructure souveraine 

Le deuxième pilier est le socle public de la monnaie - mission essentielle des banques centrales depuis des siècles. C’est l’objet de l’euro numérique pour les paiements de détail, et - projet moins visible mais également essentiel - de la monnaie numérique de gros, pour les règlements interbancaires et financiers. Cette monnaie numérique offrira un cours légal universel, une confidentialité renforcée et une infrastructure souveraine en alternative crédible aux géants technologiques. La Banque de France a été pilote en ce domaine avec plus de 30 expérimentations menées depuis 2020. Avec désormais la BCE et l’ensemble de l’Eurosystème, les projets Pontes dès 2026 puis Appia permettront d’intégrer monnaie centrale, monnaie commerciale et actifs financiers tokenisés sur une même plateforme.

Le troisième pilier est la monnaie commerciale tokenisée, émise par les banques privées. Depuis toujours, la monnaie repose sur un partenariat public-privé. Ce principe reste valable dans l’univers numérique. Il faudra construire un étage privé au-dessus du socle public : soit sous forme de dépôts tokenisés, soit de stablecoins en euros. Les émetteurs restent encore timides, et les volumes en euros très faibles, mais les banques européennes et françaises commencent à s’y engager, dans le cadre d’un dialogue initié par l’Eurosystème.

L’Europe a les moyens de la bonne réponse stratégique à la révolution de la monnaie. Elle est en avance sur la régulation et la monnaie publique, mais elle doit rattraper son retard sur la monnaie privée. La souveraineté monétaire ne se décrète pas : elle se construit, dans l’innovation et la coordination. Il est temps d’agir ensemble.
 

Mise à jour le 4 Novembre 2025