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Quels remèdes au déficit d’investissement européen dans l’innovation ?

Conférence Banque de France - BEI – Paris, 4 mai 2021
Quels remèdes au déficit d’investissement européen dans l’innovation ? 

Discours de François Villeroy de Galhau,
Gouverneur de la Banque de France

 

Mesdames et Messieurs, 

Je suis très heureux d’être avec vous ce matin pour ouvrir cette conférence organisée par la Banque de France et la Banque européenne d’investissement (BEI). Je me rappelle bien de notre dernière conférence commune, dans les locaux de la Banque de France, le 2 mars 2020 : une des dernières conférences du « monde d’avant ». Aucun de nous ne soupçonnait alors les bouleversements que nous allions connaître deux semaines plus tard. Aujourd’hui, nous faisons face aux conséquences de cette crise qui se matérialisent par une reprise en ordre dispersé, avec un net retard économique de l’Europe par rapport aux États-Unis. Comme je l’ai souligné dans un récent discours au Collège d’Europe  de Bruges, l’explication principale de ce retard n’est à chercher ni dans le modèle social européen, ni dans nos politiques macroéconomiques, qui ont permis à l’Europe de réagir vigoureusement. Ce ne sont donc pas des échecs keynésiens, c’est une
insuffisance « schumpetérienne ». L’explication est plutôt du côté microéconomique : notre déficit d’investissement dans l’innovation. 

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Puisque notre conférence est ce matin sur l’investissement, je souhaite cependant commencer par un mot sur la situation des entreprises, qui en sont les acteurs premiers. Il y a aujourd’hui beaucoup d’interrogations sur le risque d’une montée des faillites ; j’ai même vu à propos d’un récent rapport de l’ESRB, mentionner un risque de « tsunami », en mettant en exergue un scénario extrême cité dans une arrière-phrase du rapport.

La Banque de France publie, chaque mois et même chaque semaine, le nombre de défaillances d’entreprises. Nous savons mieux que personne combien la prudence s’impose en la matière. Je voudrais dire cependant pourquoi il faut éviter d’exagérer les alarmes.

Depuis Mars 2020, le nombre de défaillances est anormalement bas, inférieur d’environ 40 % à sa moyenne habituelle. Ceci tient tant aux difficultés de fonctionnement des tribunaux de commerce l’an passé, qu’à la suspension des recouvrements publics. Sur les dernières semaines, les chiffres 2021 sont logiquement passés au-dessus de cette référence 2020 très basse, mais restent significativement inférieurs à ceux de 2019. Un effet de rattrapage sur la période à venir ne signifierait pas une rupture économique, mais le retour à un rythme naturel.

Y a-t-il un risque d’aller au-delà de ce rattrapage, avec une hausse supérieure au « déficit » de défaillances 2020 ? Rien ne peut être exclu, mais rien ne permet aujourd’hui de l’anticiper. La situation de trésorerie des entreprises est, selon notre enquête mensuelle, aujourd’hui supérieure à sa moyenne historique dans l’industrie, et tend vers celle-ci dans les services, à l’exception bien sûr de secteurs comme l’hébergement-restauration. Plusieurs dispositifs publics devraient jouer le rôle d’amortisseurs : les PGE pour plus de 85 % d’entre eux ne commenceront à être remboursés qu’à mi-2022, et sur une durée pouvant aller jusqu’à 2026. Les dispositifs de Médiation du crédit de la Banque de France, et de restructuration éventuelle de dette (Codefi dans chaque département) sont activés ; ils n’enregistrent pas aujourd’hui de montée des flux. La réduction progressive des soutiens publics se fera en parallèle de la montée de l’activité et des recettes des entreprises.

J’ajoute que la bonne croissance de l’investissement des entreprises, à +2,3 %, est une heureuse surprise des chiffres du T1 publiés par l’Insee vendredi.  

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I. Un déficit d’investissement dans l’innovation 

Ces deux dernières décennies, la croissance a régulièrement diminué du fait de nombreux « vents contraires »  , pour citer un article fondateur du célèbre économiste américain Robert Gordon. En Europe, notre déficit d’innovation et d’agilité en période de crise est probablement le « vent contraire » le plus rude : en 2019, parmi les 100 entreprises les plus innovantes au monde  , 38 étaient situées aux États Unis, 21 en Chine et seulement 15 en Europe. Et parmi les grandes entreprises du numérique susceptibles de rivaliser avec des États souverains – les GAFAM et autres Bigtechs –, aucune n’est européenne. L’Europe est clairement en perte de vitesse alors que la crise Covid amplifie le rôle des technologies numériques.  

À court terme, il faut adopter une approche suffisamment sélective pour faciliter la reprise : le soutien des pouvoirs publics en faveur du « reconstruire en mieux » (« build back better »), ne doit pas chercher à tout prix à préserver « le monde d’hier », mais à faciliter la transition numérique et écologique. Les plans de relance français et européen en ont l’intention, heureusement.

Plus durablement, que faire pour remettre l’Europe sur le chemin de l’innovation? Je ne prétends pas ici me substituer à des recherches nombreuses. Mais j’ai la conviction que l’innovation est parfaitement compatible avec le modèle social et environnemental européen comme avec notre choix de l’euro. La Suède et les Pays-Bas, par exemple, ont donné naissance avec succès à des « décacornes », comme Spotify et Adyen. La stagnation économique n’est pas une fatalité : nous pouvons – à condition que nous ayons la patience et la ténacité des mobilisations longues – gagner beaucoup en libérant deux énergies européennes. D’abord, celle de ses talents et de son capital humain : 448 millions d’hommes et de femmes, qualifiés comme peu au monde. Ensuite, l’énergie de son marché unique, que nous devons maintenant pousser jusqu’au plein potentiel. 

II. Laisser s’exprimer notre capital humain 

Comme vous le savez, il existe une forte corrélation entre croissance et éducation. La littérature économique montre que la probabilité qu’un individu dépose au moins un brevet au cours de sa vie est fortement influencée par des facteurs sociaux et familiaux. Aux États-Unis, on observe une « courbe en J » en fonction du revenu des parents , qui existe aussi dans d’autres pays ayant des systèmes éducatifs particulièrement égalitaires, comme la Finlande. La « barrière du savoir »  – un niveau d’étude des parents élevé, corrélé aux revenus, peut faciliter l’apprentissage des enfants – et la « barrière aspirationnelle »  – l’influence des parents sur les aspirations des enfants – jouent un rôle important .

En Europe, nous avons parmi les meilleurs systèmes d’éducation et de formation professionnelle. Mais il existe de grandes disparités de capital humain qui s’expriment en matière de répartition des compétences. Dans les pays du sud, y compris en France, il y a davantage de personnes peu qualifiées – l’Espagne et l’Italie en comptent deux fois plus que la Suède, en proportion de la population adulte – et moins de personnes hautement qualifiées   – la France en compte moitié moins que les Pays-Bas ou la Finlande  . Les inégalités en matière d’éducation ayant été largement exacerbées pendant la crise Covid, les investissements dans l’éducation doivent avoir pour objectifs prioritaires d’élever le capital humain et de réduire les inégalités. Pour limiter la « barrière du savoir », il est recommandé d’investir davantage dans l’enseignement primaire. Pour combattre la « barrière aspirationnelle », il est souhaitable d’augmenter l’exposition des élèves défavorisés à l’innovation, avec par exemple des politiques de mentorat. 

La formation professionnelle est un autre facteur de croissance car les emplois de demain seront encore plus fluctuants qu’aujourd’hui. Prenons l’exemple des spécialistes du numérique : en 2019, l’Europe n’en comptait que 7,8 millions, ce qui est très inférieur à nos besoins que la Commission européenne estime à 20 millions, y compris « pour des domaines clés tels que la cybersécurité ou l’analyse des données »  . L’avantage concurrentiel de l’Europe dépend de sa capacité à assurer la mobilité par la formation – ce que les économistes appellent « mobication »  . La plus grande réforme de ces dernières années en France, c’est sans doute celle dont on parle le moins : la loi Avenir Pro de février 2018. 

La « qualité du management » est également susceptible d’affecter la mise en œuvre de l’innovation au sein des entreprises. Des pratiques managériales européennes   de moindre qualité semblent expliquer 30 % à 50 % de l’écart de productivité globale des facteurs entre les pays européens et les États-Unis. Outre l’amélioration de l’éducation, une concurrence plus forte et l’ouverture des marchés du travail pourraient aider l’Europe à combler ce déficit en expertise managériale. 

III. Mettre à profit tout le potentiel de notre marché unique

Pour rivaliser avec les économies américaine ou chinoise et leurs entreprises, l’effet taille est bien sûr essentiel. Nous ne sommes pas mauvais dans la création de start-ups, mais le nombre de scale-ups grandissant ensuite en Europe doit être considérablement accru. Cela nécessite deux axes stratégiques ciblés sur la taille et les capitaux.

La taille : l’Europe a l’avantage d’avoir le plus vaste marché unique du monde. Mais ce n’est pas un héritage passif, même si nous devons beaucoup à Jacques Delors. Ce doit être un levier actif. Nous devons avec audace en optimiser la puissance en combinant bien mieux ses différentes composantes : la libre circulation des marchandises, bien sûr ; mais aussi le pouvoir réglementaire. Nous devons utiliser le pouvoir normatif, notamment pour orienter l’innovation, comme l’illustrent le RGPD et les données pour lesquelles l’Europe est en avance, et bientôt la règlementation sur l’intelligence artificielle. Nous devons avoir le courage de développer une politique industrielle avec des partenariats public-privé, comme pour l’intelligence artificielle et les batteries. Pour y parvenir, la politique européenne de concurrence devrait être orientée de façon plus stratégique  . Dans le secteur numérique, les effets de réseau devraient être évalués pour tenir compte des positions monopolistiques. En particulier, la prise de contrôle de start-ups innovantes devrait donner lieu à une refonte des concepts utilisés par la Commission européenne.

Les capitaux : pour combler le fossé de l’innovation et aider nos start-ups à se développer, nous devons mieux mobiliser nos ressources financières grâce à une véritable « Union de financement pour l’investissement et l’innovation ». L’Europe est confrontée à un paradoxe inacceptable: nous avons le plus grand réservoir d’épargne domestique du monde – avec un taux d’épargne des ménages qui a atteint un sommet historique en 2020 – mais depuis la crise financière de 2008, l’investissement a diminué, surtout au Sud et à l’Est de l’Europe  . 

Les entreprises européennes dépendent encore trop de la dette, et le financement par fonds propres est sous-développé par rapport aux États-Unis : il ne représente que 76 % du PIB de la zone euro, contre 176 % aux États-Unis.  Un entrepreneur bien financé est un entrepreneur désinhibé : appuyé sur des fonds propres, il est prêt à prendre davantage de risques, en R&D, en innovation, en mise sur le marché d’un produit. 
Dans le cadre du programme InnovFin lancé par la Commission européenne et le groupe BEI en 2014, 100 millions d’euros ont été débloqués pour soutenir le marché européen du capital risque affecté par la crise sanitaire. 

À moyen terme, la consolidation de l’Union des marchés de capitaux est essentielle pour compléter les mesures publiques et soutenir l’économie. Il existe encore trop de fragmentation. Des solutions concrètes sont en préparation, telles que de nouvelles mesures réglementaires pour aider les entreprises à lever rapidement des fonds sur les marchés dans le contexte de la crise sanitaire. Des efforts supplémentaires devraient également être accomplis dans les domaines du capital-risque paneuropéen, de la surveillance des marchés ou de la transparence des données des entreprises  .
 

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Permettez-moi de conclure en citant Hannah Arendt, peu familière de la Banque de France ou de la BEI mais qui avait si bien pensé l’émergence de l’inédit : « C’est avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde (…) ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf (...) mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. »  C’est bien la tâche qui nous attend aujourd’hui, plus encore après la crise Covid. Investir, toujours, mais au sens plus large, dans l’éducation et la formation comme dans l’innovation et la croissance de demain. Je vous remercie de votre attention.

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DiscoursFrançois VILLEROY DE GALHAU, Gouverneur de la Banque de France
Quels remèdes au déficit d’investissement européen dans l’innovation ?
  • Publié le 04/05/2021
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