Paris Europlace Forum financier international - Tokyo, 5 décembre 2016
Discours de François Villeroy de Galhau,
Gouverneur de la Banque de France
Je vous remercie de votre invitation. Je suis très heureux d'être à Tokyo, pour la première fois en tant que gouverneur. La France et le Japon ont beaucoup en commun. Nos deux pays disposent d’une histoire et d’une culture séculaires, d’une vision à long terme et d’un solide partenariat entre le privé et le public. En outre, la Banque du Japon et la Banque de France ont développé une relation riche et fructueuse. Je souhaite remercier M. le gouverneur Kuroda pour ses commentaires éclairés à propos de l'innovation digitale et des FinTechs, que la Banque de France soutient résolument. Je mettrai l'accent, pour ma part, sur les défis économiques auxquels l'Europe doit faire face.
En 2016, le monde en général, et l'Europe en particulier, a connu une période de forte incertitude : incertitude liée à notre sécurité, avec la menace des attentats ; incertitude politique, avec le Brexit et, plus récemment, la victoire de M. Trump aux États-Unis ; et incertitude économique également, avec notamment les prix du pétrole ou la croissance en Chine, ainsi qu'une forte volatilité sur les marchés en début d'année. Le référendum qui a eu lieu en Italie hier peut être considéré comme une autre source d'incertitude. On ne peut toutefois pas le comparer au référendum britannique : le peuple italien a été appelé aux urnes pour se prononcer sur une question constitutionnelle d’ordre national et non pas sur l'appartenance de longue date de l'Italie à l'Union européenne. Néanmoins, nous en suivrons de près les conséquences.
Au-delà des incertitudes, nous avons également reçu des nouvelles positives ; en particulier, la reprise est en marche en Europe. Comme vous le savez probablement, une réunion du Conseil des gouverneurs de la BCE va avoir lieu dans trois jours, je dois donc respecter une période de réserve sur les questions de politique monétaire. En revanche, je peux souligner le fait que l'Eurosystème, dont la Banque de France est membre, a pris des mesures décisives en réponse à une inflation faible et au regain de l'incertitude. En outre, plusieurs pays européens ont mis en œuvre des réformes structurelles depuis le début de la crise et, dans le même temps, l'UE et la zone euro ont pris d'importantes mesures pour renforcer l'intégration et la stabilité économiques et financières. Tous ces efforts ont contribué à accroître la capacité de résistance de la zone euro, comme en témoignent la réaction limitée au Brexit ou aux élections aux États-Unis, ou encore le fait que la reprise n’ait pas été affectée et se poursuive régulièrement dans la zone euro.
1/ Évolution des conditions économiques
[diapo 2] En Europe, la reprise économique est en cours. L'activité économique continue de se redresser, au rythme de 1,7 % en 2016, et cette évolution devrait se poursuivre en 2017. La croissance dans la zone euro est robuste car elle est soutenue par la demande intérieure, c'estàdire par la consommation privée et par l'investissement des entreprises. De nouvelles projections plus détaillées concernant la croissance et l'inflation de la zone euro seront publiées le 8 décembre.
Il est particulièrement important de souligner que la situation sur le marché du travail s'améliore et que le chômage diminue. Dans la zone euro, au cours des quatre dernières années, le taux de chômage est revenu de 13 % à 9,8 % en octobre dernier, son plus bas niveau en quatre ans. Il est encore trop élevé mais il évolue dans la bonne direction.
En ce qui concerne la France, après une croissance du PIB de 1,2 % en 2015, ce taux devrait être plus élevé en 2016 et en 2017. À court terme, la croissance devrait être de 0,4 % au dernier trimestre 2016. Le 9 décembre, la Banque de France publiera ses nouvelles projections de croissance et d'inflation pour la France.
Évolutions de l'inflation
[diapo 3] L'inflation en zone euro, qui était proche de zéro en 2015, a augmenté de façon régulière en 2016 : elle devrait atteindre 0,6 % en novembre. La politique monétaire a contribué à cette hausse et continuera de soutenir l'évolution de l'inflation vers l'objectif de l'Eurosystème, soit un taux d'inflation inférieur à, mais proche de 2 % à moyen terme. En outre, les prix du pétrole ont atteint leur niveau le plus bas au début de l'année avant de repartir à la hausse, ce qui devrait directement contribuer à une hausse de l'inflation au-delà de 1 % au cours des premiers mois de 2017.
[diapo 4] L’ensemble de mesures adopté le 10 mars 2016 a accentué l'orientation accommodante de la politique monétaire de la zone euro. Ces mesures ont notamment la particularité d'être axées sur le financement de l'économie réelle. La deuxième série d'opérations de refinancement ciblées (dites TLTRO 2), dont le montant alloué jusqu'à présent s'élève à 444,6 milliards d'euros, devrait continuer d'améliorer les conditions de financement à moyen terme pour les banques et encourager les prêts bancaires aux entreprises et aux ménages.
2/ Politiques structurelles
Des progrès ont également été accomplis en matière de réformes structurelles. Plusieurs pays européens, notamment l’Allemagne et l’Espagne, montrent la voie à l’Europe. Ils ont réussi à mener à bien des réformes de grande ampleur compatibles avec notre modèle social européen commun, qui combine des normes élevées de service public et des niveaux relativement faibles d’inégalités (beaucoup plus faibles que dans la société américaine). Des progrès ont été réalisés dans les quatre principaux domaines : l’Entreprise, l’Emploi, l’Éducation et l’État (réduction des dépenses publiques). Et ces réformes donnent des résultats aujourd’hui : ces dernières années, le PIB et l’emploi ont progressé beaucoup plus vite dans ces pays.
Contrairement aux idées reçues, la France a déjà démontré par le passé sa capacité à relever le défi des réformes économiques et sociales. Dans les années quatre-vingt-dix, afin de préparer l’introduction de l’euro, la France a mené une politique de « désinflation compétitive » qui s’est révélée hautement efficace. Il convient de rappeler que, à la fin des années quatrevingt-dix, la France connaissait le taux de croissance du PIB le plus élevé et le taux d’inflation le plus bas parmi les pays européens, et que son taux de chômage baissait significativement. Aujourd’hui, les réformes françaises vont dans la bonne direction, [diapo 5] en particulier le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) et le Pacte de responsabilité et de solidarité (PRS) conçus pour favoriser l’amélioration de la compétitivité de l’économie française. Nous devons évidemment persévérer en adoptant davantage de réformes. Mais des progrès ont également été réalisés avec la récente loi sur le travail (« Loi El Khomri »), qui clarifie notamment les conditions dans lesquelles les entreprises peuvent effectuer des licenciements pour des raisons économiques.
De plus, la France dispose, dans le secteur financier, d’atouts que nous ne devons pas oublier : des banques et des sociétés d’assurance robustes (qui ont traversé la crise sans apport d’argent public à l’exception du cas très particulier de Dexia), un secteur de la gestion d’actifs dynamique, des infrastructures de marchés financiers solides et une main-d’œuvre hautement qualifiée. Et les autorités françaises, dont la Banque de France, attachent la plus grande importance à faire de Paris l’une des places financières les plus solides et les plus attractives d’Europe, encore davantage après le Brexit. Vous parliez du Brexit ce matin. Il est trop tôt pour dire quel sera précisément le choix du gouvernement britannique, mais un principe s’impose : si les Britanniques souhaitent maintenir un accès complet au marché unique européen, ils devront en appliquer toutes les règles. Il ne peut pas y avoir d’Europe « à la carte » (cherry-picking), ni de « passager clandestin » (free-riding). Et si la Grande-Bretagne choisissait un « Brexit dur », cela signifierait en particulier la fin du passeport européen pour la City de Londres. Vous pouvez être sûrs que la zone euro sera alors une des zones financières les plus intégrées du monde : nous disposons d’une monnaie commune solide, nous avons d’importantes ressources d’épargne, nous avons déjà une Union bancaire et plusieurs centres financiers importants, à commencer par Paris. Il est clair que nous ne souhaitions pas le Brexit, mais nous sommes désormais prêts à accueillir les institutions financières japonaises ; mon prédécesseur Christian Noyer s’est vu confier cette mission par le gouvernement français et est déjà venu deux fois à Tokyo ces derniers mois pour relayer ce message très concret.
3/ Comment pouvons-nous donner un nouvel élan à l’Europe ?
Pour en revenir au niveau européen, j’aimerais faire remarquer que de nombreuses améliorations ont également été apportées dans le domaine de la prévention et de la gestion des crises. La prévention se fonde sur une réglementation financière beaucoup plus efficace et sur un cadre de gouvernance européen qui est mieux organisé maintenant, avec des mécanismes bien conçus permettant de surveiller la performance budgétaire, les déséquilibres macro-économiques et les réformes structurelles. L’Union bancaire contribue à renforcer la stabilité financière dans la zone euro et l’ensemble de l’UE et à garantir la sécurité et la fiabilité du secteur bancaire. Le tableau global au niveau européen est celui d’une plus grande solidité depuis la crise. Les ratios de fonds propres de base durs (CET 1) des groupes bancaires importants de la zone euro sont passés de 7 % en 2008 à 14 % aujourd’hui. La gestion des crises, y compris pour la Grèce, a également considérablement évolué avec la création du MES. Vous pouvez donc avoir pleinement confiance quant à la résilience de l’euro et de la zone euro. Il ne s’agit pas seulement d’un atout économique, mais également d’un atout politique, soutenu par chacun des 19 gouvernements et, ce qui est encore plus important, par 68 % des citoyens de la zone euro (et même par 70 % des citoyens français et 73 % des citoyens allemands).
De plus, la politique monétaire a joué pleinement son rôle de maintien de la cohésion de la zone euro. L’Europe a clairement réussi l’union monétaire, mais la politique monétaire ne doit pas rester la seule partie jouée. Nous devons continuer de progresser sur la voie de l’union économique pour aller plus loin et unir davantage nos forces dans le nouveau contexte international. Pour ce faire, l’Europe doit saisir l’opportunité de progresser en trois étapes concrètes vers l’Union économique :
La première étape, dès aujourd’hui, consiste à construire une « Union de financement et d’investissement » (UFI) afin de diriger l’épargne abondante vers l’investissement productif. Les ressources ne manquent pas : dans la zone euro, l’excédent du compte courant, qui est une mesure du surplus d’épargne par rapport à l’investissement, est supérieur à 3 % du PIB. Cette tendance est souvent décrite comme une « surabondance d’épargne », mais je pense qu’il est plus juste de parler de « pénurie d’investissement » [diapo 6], car nous manquons d’investissement productif. L’UFI regrouperait les initiatives déjà en place : l’Union des marchés de capitaux bien sûr, mais aussi le Plan d’investissements « Juncker » – qui vise à générer, en s’appuyant sur des garanties publiques limitées, des investissements privés pour un montant total de 630 milliards d’euros sur six ans –, et l’Union bancaire. Nous devons mettre les pièces du puzzle en place afin d’en amplifier l’impact par des synergies, avec deux objectifs : [diapo 7] une plus grande diversification du financement des entreprises – avec davantage de financement par fonds propres – et une plus grande résilience de la zone euro grâce au partage privé des risques au-delà des frontières nationales.
[diapo 8] La deuxième étape, après l’UFI, est une stratégie économique collective pour la zone euro. La croissance et l’emploi seront plus forts en Europe si nous combinons davantage de réformes là où elles sont nécessaires, comme en France et en Italie, et davantage de soutien budgétaire dans les pays disposant d’une marge de manœuvre, comme l’Allemagne. En pratique, pour que cette stratégie économique collective puisse exister, la zone euro a besoin d’une institution qui favorise la confiance : cela pourrait être un « ministre des Finances » de la zone euro.
La troisième étape, à plus long terme, serait une capacité budgétaire européenne. Elle arrive en dernier car elle nécessite une plus grande convergence et une plus grande confiance. Un véritable budget au niveau de la zone euro constituerait un instrument de stabilisation et pourrait comprendre, par exemple, un dispositif d’assurance chômage à l’échelle de la zone euro. Il pourrait également servir à financer certains « biens publics européens » tels que la technologie numérique, la transition énergétique ou l’intégration des réfugiés. Et à long terme, il pourrait directement émettre une dette commune et même lever des impôts.
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En résumé, depuis le début de la crise, l’Europe a été capable de se renforcer et de construire un ensemble d’instruments et de mécanismes qui ont augmenté sa résilience de manière significative (l’Union bancaire, le MES, le PSC renforcé, etc.). Il s’agit à présent de continuer à progresser et de ne pas voir le Brexit comme un choc pour la zone euro, mais plutôt comme une opportunité de poursuivre, de manière structurée, la mise en place d’une meilleure Union économique. Et au cœur de l’Europe, la France a fait des progrès, qu’il faut accélérer. Mais, dans un monde incertain, la France apparaît comme un pays assez stable, au vu de la résilience de son économie, de la robustesse de son secteur financier ainsi que de la solidité de ses institutions politiques.