Guillaume De Calignon - Les Échos : La décision de la BCE n’est-elle pas risquée au moment où l’économie européenne décélère ?
François Villeroy de Galhau : Les chiffres de la zone euro aujourd'hui justifient cette normalisation progressive. La croissance devrait rester autour de 1,7% en 2019 et 2020, l'inflation revient vers notre cible de 2%. Nous mettons fin à nos achats nets d’actifs, comme annoncé depuis juin dernier: la politique monétaire est crédible, mais elle reste flexible face aux incertitudes. Nous n'arrêtons pas le "QE" , puisque nous détiendrons toujours un stock de titres élevé grâce au réinvestissement des remboursements ; les taux d’intérêt resteront inchangés au moins jusqu’à l’été 2019 ; nous pourrons fournir si nécessaire la liquidité pour l'économie via les banques. Nous disposons donc encore d'un trio puissant d'instruments.
Quel peut être l’impact de la crise des « gilets jaunes » sur l’économie française ?
Les causes profondes de ce mouvement dépassent naturellement l’économie, et les réponses sont donc plus larges. Néanmoins, les conséquences économiques seront significatives. Nous avons revu notre estimation de croissance pour le quatrième trimestre 2018 de 0,4% à 0,2%. Le commerce, la restauration, l’agro-alimentaire ou encore l’automobile souffrent davantage. Et nous avons révisé notre prévision de croissance pour cette année et l’an prochain légèrement à la baisse, à 1,5% par an. Ceci intègre un petit rebond possible de l’activité début 2019, comme nous l'avons observé dans le passé, mais n'inclut pas encore l'effet des mesures annoncées ces derniers jours par le Président de la République et le gouvernement. Globalement toutefois, plus le mouvement dure, plus il s’agira d’une perte nette pour l’économie française.
Comment se comportera l’économie française l’an prochain ?
La croissance française devrait rester supérieure à la moyenne de ces dernières années: cela demeure une conjoncture plutôt favorable. Sa composition cependant va changer d'ici l’an prochain. Le commerce extérieur ne devrait pas contribuer à la croissance. En revanche, l’activité devrait être tirée par la demande intérieure, et d'abord la consommation. Le pouvoir d’achat sera en hausse significative. Par habitant, il devrait progresser d'au moins 1,3%, avant même les mesures récentes : bien sûr, c'est une moyenne d'ensemble, et chaque Français est d'abord sensible à sa situation propre. Il faut être très attentif aux inégalités, mais noter aussi plusieurs évolutions favorables. Le salaire moyen par tête devrait croître de 2,3% en 2019 car l’économie française retrouve progressivement des gains de productivité, qui permettent aux entreprises d’augmenter les rémunérations. Les baisses d’impôts vont soutenir le pouvoir d’achat. Enfin, l'inflation, après avoir atteint son point haut en août à 2,6%, devrait reculer grâce à la baisse du prix du pétrole à 1,6% en moyenne sur 2019.
Comment se situerait la performance française par rapport à la zone euro ?
La France rattraperait progressivement son retard sur la zone euro. Entre 2014 et 2017, notre croissance y a été en moyenne inférieure de 0,6% par an ; en 2019, notre retard reviendrait à 0,2%. Notre environnement extérieur devient moins porteur. Dans les prochaines années, la France va donc devoir compter davantage sur ses propres forces pour dégager de la croissance et faire reculer le chômage. Tout le sens des réformes engagées, c’est de relever la vitesse de croisière de l'économie française, c’est à dire la croissance potentielle aujourd'hui trop basse autour de 1,3 %. La clé de la croissance et des emplois durables en France, cela reste les réformes, comme le montrent les succès de plusieurs de nos voisins européens. Ce cap vaut à travers toutes les incertitudes du contexte.
Quelles sont ces incertitudes ?
À l’échelle mondiale et européenne, nous assistons à une décélération lente de la croissance, plutôt qu’à un retournement. Mais les incertitudes montent : le prix du pétrole, qui peut jouer dans les deux sens, ou les mesures protectionnistes, clairement négatives. La politique économique américaine reste déséquilibrée, et en Europe, le Brexit ou la situation italienne sont des inconnues évidentes. Sur le Brexit, les conséquences économiques d’une absence d’accord sont plus importantes pour le Royaume-Uni -qui verrait menacées 45% de ses exportations- que pour la zone euro dont seulement 9% sont en jeu. Toutes les conséquences sur la stabilité financière doivent et peuvent cependant être gérées. En Italie, le dialogue entre le gouvernement italien et la Commission paraît progresser. Mais le vrai débat italien, c’est de savoir comment retrouver de la croissance par les bonnes réformes.
Étant donné les tensions sociales intérieures et les incertitudes extérieures, quelle politique économique a votre faveur ?
La Banque de France ne décide naturellement pas de la politique économique, mais apporte son éclairage indépendant. La politique de l’offre menée ces dernières années, en faveur de la compétitivité des entreprises et de l'attractivité fiscale, a des résultats. La baisse du coût du travail avec notamment le CICE a favorisé les fortes créations nettes d’emplois : plus de 750 000 emplois en trois ans, de 2016 à 2018. Seule la persévérance porte des fruits durables : il ne faut pas aujourd'hui revenir sur les mesures en faveur des entreprises, mais les compléter par des réformes en faveur de tous les Français. L'intérêt économique rejoint l'impératif de justice sociale à travers deux exemples au moins : favoriser le retour à l'emploi et aussi la demande en complétant les bas revenus par la prime d'activité ; et bien sûr développer résolument l’apprentissage et la formation professionnelle, pour donner leur chance aux jeunes comme aux salariés moins qualifiés.
Emmanuel Macron a demandé aux établissements financiers de faire des efforts sur les frais bancaires. Est-ce une exigence légitime et que peuvent faire les banques ?
Ce sont des engagements forts et bienvenus : un gel des tarifs pour tous les Français, et un plafonnement à 25 € par mois des frais d'incidents pour les clients en situation de fragilité financière. La Banque de France et l'ACPR garantiront leur application effective en 2019 ; nous en avons les moyens, et nous nous mobilisons aussi sur le terrain pour la pleine information des travailleurs sociaux et des 3,6 millions de personnes concernées.
Les annonces faites par Emmanuel Macron lundi soir devraient dégrader sensiblement le déficit public et le faire repasser au-dessus de 3% du PIB, soit bien au-dessus de ce que l’on demande à l’Italie…
L'urgence économique et sociale justifiait des décisions exceptionnelles, et le gouvernement n'a pas encore précisé des mesures de financement souhaitables ; rappelons aussi que le déficit 2019 est alourdi par une charge temporaire sur le dernier CICE, pour 0,9 % de PIB. Mais, dans la durée, réduire les déficits et la dette publique reste indispensable pour assurer notre développement durable et l’équité entre Français : nous ne pourrons pas continuer à régler nos problèmes en reportant les efforts sur nos enfants et les générations futures. Puisque nous voulons collectivement moins d’impôts, nous devons absolument réussir à stabiliser les dépenses publiques en volume. Sinon, les baisses d'impôts seraient remises en cause au prochain retournement de conjoncture, et donc ne seraient pas crédibles : c'est ce que la France connaît depuis trop longtemps.